Skipp, il y a effectivement eu des départ de Bosnie vers la Turquie et aussi vers l'Albanie suite à la perte de la Bosnie par l'empire ottoman. Je joins ici un article qui en parle:
Une minorité bien intégrée : à la rencontre des Bosniaques d’Albanie
…Désormais, les enfants bosniaques fréquentent la nouvelle école, qui vient juste d’ouvrir, dans leur propre langue. Une des petites filles nous récite en bosniaque ce qu’elle a appris à l’école, tandis que le grand-père semble ému de joie en regardant sa petite-fille et le lys blanc bosniaque.
… Nous pouvons confirmer sans le moindre hésitation que les albanais font particulièrement attention et veille sur le bien-être de leurs minorités. L’exemple des bosniaques d’Albanie en est la meilleure preuve.
On les appelle muhaxhir, du terme qui désigne les « réfugiés » en turc. Quelques milliers de Bosniaques sont installés en Albanie depuis 1878. Reportage intimiste dans les deux villages, Boraka et Koxhas, où se concentre cette petite communauté, qui a su conserver sa langue, sa culture et ses traditions. Bien intégrés dans leur pays d’accueil, les Bosniaques d’Albanie furent solidaires de leur pays d’origine quand celui-ci sombra dans la guerre.
Par Fatos Baxhaku
De douces collines descendent jusqu’au chaos de l’autoroute Durrës-Tirana. À leur pied, de l’autre côté de la route, se cache la petite région de Shijak. Le boucan qui domine sur la route s’éteint au fur et à mesure que l’on monte dans les collines. Deux villages s’y trouvent : Boraka et Koxhas. Les habitants affirment que les deux villages comptent 3.000 habitants. Si par hasard vous vous retrouvez dans ces lieux, parmi les ruelles, les maisons entourées de cours fleuries, vous serez surpris par la langue dans laquelle vous salueront les habitants des lieux. Parfois, vous pourrez entendre un étrange idiome, mélange d’une langue slave et d’un dialecte de l’Albanie centrale. Cependant, dans les cours des maisons, dans les champs, dans les cafés, une langue domine : le bosniaque. Boraka et Koxhas sont en effet deux villages de muhaxhir bosniaques qui s’y sont établis il y a plus d’une centaine d’années. Les Albanais les appellent ainsi depuis longtemps, muhaxhir désignant les « réfugiés » en turc.
C’est Lutfi Duka qui nous accompagne dans la petite Bosnie albanaise : « En réalité mon nom est Dukalić, mais depuis longtemps, dans les papiers officiels, c’est devenu Duka ». La famille de Lutfi est originaire d’une petite ville dans les environs de Mostar, nommée Čapljina. Lutfi est vice-président de l’association Zambaku (« Le Lys »), symbole de cette communauté qui veut maintenir le contact avec la Bosnie et transmettre la langue bosniaque aux jeunes.
De vieilles histoires
En juillet 1878, l’Empire austro-hongrois parvint à son vieil objectif, en prenant possession de la Bosnie-Herzégovine, habitée par des Slaves islamisés. Le congrès de Berlin - que les Albanais connaissent comme le moment où débuta la fragmentation des territoires albanais, et aussi pour la boutade de Bismarck « L’Albanie n’est rien de plus qu’une expression géographique » - sanctionna le passage de ces territoires à la domination de Vienne.
Une période de tourments commença pour les Bosniaques, musulmans sous un empereur catholique. Au 19e siècle la religion était un indice social fort important dans l’Empire ottoman. Souvent, elle était plus importante que l’appartenance ethnique ou nationale. Par la suite, tous les équilibres inchangés pendant des siècles furent compromis au nom des réformes, et commença une période de dénationalisation. Beaucoup de Bosniaques se sentirent tout de suite menacés et songèrent à émigrer. Selon les données de l’association Zambaku, les premières vagues de muhaxhir qui fuyaient les švabi (« Souabes ») - comme on appelait à l’époque les Austro-hongrois - remontent à 1878-1879. Près de 160.000 Bosniaques quittèrent leurs propres terres pour s’établir en Macédoine, au Kosovo, en Albanie et en Turquie. A cette époque la Bosnie comptait à peine plus de 600.000 habitants.
On peut les imaginer embarquer à Kotor [aujourd’hui au Monténégro], sans même connaître leur destination. Ils ont laissé leurs terres et sont partis avec le peu de biens qu’ils pouvaient emporter. Quelques anciens affirment que ce fut à cause d’une avarie du bateau qui les emmenait que les Bosniaques d’Albanie mirent pied pour la première fois sur cette terre. D’autres disent que certaines familles de cette même région de Mostar avaient décidé de s’installer sur les collines proches de Durrës pour diverses raisons. Les premiers Bosniaques arrivés dans ces endroits se sont d’abord établis près des marais et ils ont ensuite commencé à peupler les collines où ils se trouvent toujours. Les forêts et les terres en friches furent transformés en champs cultivés, et les Bosniaques retrouvèrent leur vieille passion : le labeur.
Les Albanais, qui les accueillirent bien dès les premiers jours, étaient fascinés par ces hommes corpulents, robustes, de carnation claire, travaillant dur du matin au soir, et chantant des chansons mélancoliques dans une langue inconnue. Les muhaxhir enseignèrent même aux habitants autochtones des techniques agricoles qui améliorèrent les récoltes. D’autres familles continuèrent à venir de Bosnie ainsi que de nombreuses jeunes filles qui épousèrent des jeunes Bosniaques de Boraka et de Koxhas. Les Bosniaques devinrent rapidement partie prenante de la vie des Albanais. Beaucoup d’entre eux combattirent en première ligne pendant les conflits en Albanie centrale au début du 20e siècle. On disait que tout allait pour le mieux avec les Albanais. En 1936, un jeune Bosniaque de Baçiq fut le premier à rompre la glace en épousant une jeune Albanaise. Depuis ce moment, ces mariages sont quasiment rentré dans la normalité. Les épouses albanaises apprenaient le bosniaque en fort peu de temps. « Autrement, comment auraient-elles pu comprendre leur mari et ses parents ? », plaisantent les Bosniaques.
Des adieux et des au-revoirs
Les histoires des Bosniaques de Boraka et de Koxhas sont remplies d’adieux et d’au-revoirs. Des adieux larmoyants et des retrouvailles émouvantes. Lutfi, notre accompagnateur nous raconte l’histoire de sa propre famille. « Ma famille, mon grand-père et deux oncles, se sont installés à Koxhas, il y a bien longtemps - nous raconte-t-il le regard dirigé vers le village - ils étaient de Čapljina. Après s’être installé ici, mon grand-père épousa une fille de la ville de Sabliqi, issue d’une autre famille bosniaque. Ils eurent deux fils, Ali et Halil. Mais à cause des conditions de vie difficiles, ma grand-mère mourut, et mon grand-père retourna en Bosnie. Il épousa une autre Bosniaque et ne revint plus en Albanie. Mon père a longtemps cru que son oncle était en réalité son père. En 1987 seulement, mon grand-père refit surface pour retrouver les deux enfants qu’il avait laissés ici. Il avait eu un fils qui était mort durant la Seconde Guerre mondiale. Je me souviens quand il revint chez nous. De l’albanais, il ne se souvenait plus que de quelques paroles : mot, pain et fromage. En 1981, c’est mon père qui est parti en Bosnie. Il est mort à 106 ans. C’était un des derniers à se souvenir de notre arrivée ici. »
Lutfi se tait un instant. Il semble prendre du temps pour mettre de l’ordre dans ses souvenirs. « Après 1990, poursuit-il, je suis allé avec ma mère, qui vient de Shkodra, en Bosnie pour rencontrer nos cousins. J’étais très intimidé car je ne savais pas si je pouvais parler convenablement la langue que nous parlions à la maison ou dans le village, mais que nous n’avions jamais étudiée ni écrite. Mais cette crainte m’est vite passée. Nous avons été bien accueillis, et ces jours en Bosnie parmi nos proches sont passés en un clin d’œil. Cet accueil-là, je ne l’oublierai jamais. » Ensuite, Lutfi nous raconte sa rencontre avec Alija Izetbegović en 1998, lorsque sept Bosniaques albanais sont allés le voir à Sarajevo. « Il trouvait incroyable que l’on ait pu conserver la langue et l’identité bosniaques depuis tant de temps. »
Les ombres du massacre
Le silence règne dans la maison des Klarić, mais il suffit de frapper à la porte pour entendre la fameuse formule d’accueil : Hajde bujrum ! C’est l’heure du déjeuner et nous ne voulons pas déranger l’ancien, Ramadan Klarić, âgé de 84 ans. « Ne vous inquiétez pas, dit-il en nous accueillant, nous n’avons pas d’horaires pour recevoir les amis ». Rame Klarić était un agriculteur comme la majeure partie de ses compatriotes du village. Il ne semble pourtant pas fort satisfait de sa vie d’agriculteur. « Le travail nous a permis d’aller de l’avant. Par chez nous, nous avons toujours travaillé, même pendant les gros coups durs ». L’histoire des Klarić ressemble à celle de tant d’autres familles du village, le même bateau amarré, on ne le sait pas pourquoi, au port de Durrës, les mêmes péripéties aux premiers temps dans des cabanes faites de troncs d’arbres coupés, le même effort pour acquérir la terre des collines aux alentours.
Pendant que nous prenons le café, la conversation s’oriente naturellement vers les douleurs les plus récentes qui ont affligé le pays d’origine. « Au début, nous ne pouvions pas y croire. On osait à peine imaginer que la folie et la haine puissent mener jusqu’à ce point. Nos compatriotes avaient cohabité en paix aussi bien avec les Serbes qu’avec les Croates. C’était évident quand nous les avons rencontrés avant les années 1990 en Bosnie. Ils avaient même noué des amitiés et des liens de longue date. Nous en avons rencontré beaucoup. Puis, d’un coup, tout a changé ». Lutfi soupire, peinant à comprendre les mécanismes sinistres qui ont transformé cette terre en enfer.
Il commence à parler des cousins qui ont été victimes de ce long conflit. « Un cousin des Sinjari est mort durant la guerre, un cousin des Meshić a été déporté dans un camp de concentration, c’était un grand bonhomme de 126 kilos, qui n’en pesait pas plus de 46 en sortant du camp. Même ses proches ont eu du mal à le reconnaître. Quand nous avons vu que la situation devenait plus critique, nous les avons invités à venir nous rejoindre, mais ils n’ont pas pu quitter le pays. Ils y sont restés pendant toute la durée de cette folie sanguinaire. Nous ne savions pas comment les aider, nous étions impuissants devant les images transmises à la télé. C’était vraiment une période tragique ».
Chez les Kapetanović
Abdulla Kapedani est un professeur éminent de culture agricole. Il a quitté Tirana depuis longtemps, préférant vivre sur la terre où s’étaient installés ses ancêtres dans la lointaine année 1875. Le grand-père du professeur s’est établi ici avec deux frères et une sœur. Pour les Kapitanović commençait ainsi l’aventure albanaise. Ils participent à l’histoire commune qui les a liés aux riverains avec qui ils n’ont jamais eu de problèmes de cohabitation. Le professeur fait partie de ces nombreux Bosniaques très instruits, qui développent aujourd’hui leurs propres activités partout en Albanie. Ce sont des enseignants, des journalistes, des sportifs, des artistes reconnus qui ont fait bien du chemin depuis leurs deux villages d’origine. Cependant, l’agriculture reste leur première activité.
Dans le village, on se souvient encore d’une femme qui avait laissé bouche bée quelques experts bulgares avec ses connaissances poussées dans la culture du tabac. Quand ils ont quitté leur pays, les Bosniaques ont emmené avec eux d’anciennes traditions de culture. Ces traditions seraient désormais oubliées en Bosnie, mais, à Boraka, elles sont toujours vivantes. On raconte qu’un des Bulgares a dit à l’agricultrice Hava Kapetanović : « Tu dois être bosniaque, ce n’est pas possible que l’on connaisse ici cette technique ! ». La fameuse variété de tomates de Koxhas, toujours cultivée sur cette terre, est reconnue dans l’Albanie toute entière.
Le professeur nous accueille à l’entrée de son jardin bien entretenu. C’est un Bosniaque typique de cette région, de corpulence robuste, aux cheveux désormais blancs et aux yeux clairs qui brillent à travers des lunettes. Après les salutations, il nous invite parmi les plantes en fleurs de son jardin. Les fleurs sont une autre passion qui fait la réputation des Bosniaques en Albanie, on en trouve partout dans le village, c’est comme si elles faisaient partie de l’identité de cette minorité.
La famille du professeur est originaire de Počitelj, également près de Mostar. Le grand-père mourut pendant la guerre de Shkodra en 1913. « En 1913, mon père épousa ma mère qui était venue pour lui de la Bosnie. Ils eurent sept enfants. Elle lui transmit la langue et les traditions, tout comme l’amour des fleurs. Je n’ai commencé à apprendre l’albanais que quand je suis allée à l’école. Jusque là, je ne connaissais pas un mot de cette langue. Ensuite, j’ai eu une vie normale comme tous les enfants albanais, mais je n’ai jamais abandonné la langue ni les souvenirs de notre identité et de notre origine commune dans ce village. » La maison du professeur est pleine d’objets qui évoquent la Bosnie. Un grand drapeau de la Bosnie-Herzégovine pend sur le mur en face de nous, des tableaux, énormément de tableaux évoquent Počitelj, Mostar, des mosquées, des châteaux et des ruelles anciennes. C’est comme si l’on ne se trouvait plus à Shijak, mais quelque part en Herzégovine.
« En 1990 je suis allé pour la première fois en Bosnie. J’y suis restée trois mois. J’ai encore des cousins du côté de ma mère, et même du côté de mon père, des Kapetanović ». Le professeur nous montre un album de photographies, l’air rêveur. « Quand la guerre a commencé en Bosnie, je suis restée le souffle coupé pendant trois ans. Toute ma famille a souffert gravement de cette guerre maudite », dit-il, en réussissant à peine à retenir ses larmes.
Les jeunes Bosniaques
Dans la famille des Cigić, nous sommes amicalement accueillis. Les Cigić sont connus pour avoir accueilli d’une manière très hospitalière bien des Bosniaques pendant la guerre. La joie règne dans cette maison, également à cause du retour d’Astrit, un des enfants qui vit et travaille en Italie, revenu pour quelques jours. Astrit ne semble pas avoir très envie de nous raconter comment il a aidé ses compatriotes qui fuyaient la guerre. « Nous n’avons rien fait d’extraordinaire, dit-il. Je travaillais à Tirana à l’époque, de nombreux Bosniaque y vivaient aussi, ils s’y étaient installés depuis longtemps. J’ai ainsi pu voir les Bosniaques qui arrivaient de Bosnie sans savoir où aller. Les premiers que j’ai rencontrés étaient deux garçons arrivés ici en 1992, suivis de bien d’autres. Il y a eu des gens venus de Srebrenica, tous désorientés. J’ai rencontré par hasard un couple à Tirana, partis en Suisse où ils avaient de la famille. Mais comme nous-mêmes, il y avait beaucoup d’autres familles de ce village qui les aidaient. »
Des belles-filles et des neveux circulent dans la maison, alors que la grand-mère prépare le burek typique des Bosniaques. Agim Faja, un peintre connu de Shijak, racontait dans ses mémoires sa fascination pour ce burek, la première fois qu’il l’avait goûté. « Je voulais toujours celui qu’on préparait dans les maisons bosniaques, seules les femmes bosniaques savent le préparer comme il le faut. »
Près du grand-père se trouve aussi Amel, le neveu, qui nous répond dans sa langue quand on lui demande quelle classe il fréquente, puis se reprend en albanais. Désormais, les enfants bosniaques fréquentent la nouvelle école, qui vient juste d’ouvrir, dans leur propre langue. Une des petites filles nous récite en bosniaque ce qu’elle a appris à l’école, tandis que le grand-père semble ému de joie en regardant sa petite-fille et le lys blanc bosniaque.
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