Pierre doit gérer ou essayer de gérer la naissance de la ville, avec les avatars et ennuis inhérents à toute nouvelle cité éloignée de Moscou : population à trouver, contrée peu riche en ressources naturelles, éloignement de Moscou... Mais il y croit, malgré le scepticisme de ses compatriotes :
"Ces programmes de construction sans fin exigeaient une main d’œuvre effarante. Pour enfoncer les pilots dans les marais, abattre et traîner les troncs, charrier les pierres, faire disparaître les forêts, raser les collines, tracer les rues, construire les bassins et les quais, élever les maisons, creuser les canaux, aménager les chantiers navals innombrables, il fallait des bras et encore des bras. Aussi, année après année, Pierre lança-t-il des oukases appelant au travail à Saint-Pétersbourg charpentiers, tailleurs de pierre, maçons et surtout paysans sans qualifications. De toutes les régions de son empire, un flot de malheureux — cosaques, Sibériens, Tatars, Finnois — était dirigé sur le chantier. On leur donnait l’agent du voyage et de quoi vivre pendant six mois ; après quoi, s’ils étaient encore en vie, ils pouvaient rentrer chez eux, et leur place était prise par un autre contingent l’été suivant. Fonctionnaires locaux et nobles chargés par Pierre de les recruter et de les acheminer protestaient, disant que des centaines de villages étaient ruinés par le départ de leurs meilleurs éléments, mais il ne voulait rien entendre.
Les conditions de vie étaient effroyables. Les hommes, logés dans des cabanes dégoûtantes et surpeuplées, couchaient à même le sol mouillé. Scorbut, dysenterie, malaria et autres maladies les fauchaient par milliers. Les salaires n’étaient pas payés régulièrement, et les désertions, chroniques. On ne connaîtra jamais, bien sûr, le nombre exact de morts : à l’époque de Pierre on l’estimait à 100 000. Par la suite, les évaluations se réduisirent à 25 ou 30 000, mais personne ne nie que Saint-Pétersbourg ait été « une ville construite sur des ossements ».
Avec la main d’œuvre, il fallait importer les matériaux de construction. Les étendues marécageuses le long de la Néva ne fournissaient que bien peu de bois d’œuvre et presque pas de pierres. Les premières vinrent de la démolition du fort de la ville de Nyenskans ; ensuite, pendant des années, chaque charrette, chaque traîneau, chaque voiture, chaque bateau russe arrivant dans la ville dut apporter sa quote-part de pierres avec son chargement normal. Des bureaux spéciaux étaient installés sur les quais et aux portes pour les réceptionner, et s’il n’en avait pas, le véhicule ne pouvait entrer dans la ville. Parfois, quand elles étaient très demandées, un haut fonctionnaire décidait du sort de chacune. Afin de conserver le bois pour les constructions, il était interdit d’abattre les arbres dans les îles, et personne n’avait le droit de chauffer sa cabine de bains plus d’une fois par semaine. Les troncs étaient amenés des forêts du lac Ladoga et de Novgorod ; ensuite, des scieries nouvellement construites, actionnées par le vent et le courant, les débitaient en poutres et en planches. En 1714, quand on constata que les opérations étaient ralenties par le manque de maçons, Pierre décréta que jusqu’à nouvel ordre aucune maison de pierre ne pourrait être construite à Moscou, « sous peine de confiscation des biens et d’exil ». Peu après, il étendit l’interdiction à l’empire entier. Inévitablement, tous les maçons, dans toute la Russie, ramassèrent leurs outils et se dirigèrent vers Saint-Pétersbourg, à la recherche de travail.
La ville avait besoin d’une population. Or, bien rares étaient ceux qui choisissaient délibérément d’y vivre, aussi, dans ce cas-là encore, Pierre fit-il usage de la force. En mars 1708, il « invita » sa sœur Nathalie, ses demi-sœurs Marie et Théodosie, les deux tsarines douairières Marthe et Prascovie, ainsi que des centaines de nobles, de hauts fonctionnaires et de riches marchands à venir le rejoindre à Saint-Pétersbourg au printemps, et personne selon Whitworth « n’était autorisé à invoquer l’âge, les affaires ou la maladie pour s’en dispenser ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’étaient pas enthousiastes. Accoutumés à une vie facile dans les environs de Moscou, où ils avaient de grandes maisons et où tout l’approvisionnement était apporté de leurs propres domaines, ou acheté à bas prix sur les marchés florissants de la capitale, ils se voyaient obligés de construire à grands frais de nouvelles maisons dans un marécage balte, de payer des sommes exorbitantes pour des denrées qui avaient parcouru des centaines de kilomètres, et beaucoup calculaient qu’ils y perdaient les deux tiers de leur fortune. Ils détestaient en général l’eau dont le tsar raffolait, et aucun ne mettait le pied sur un bateau s’il n’y était pas obligé. Néanmoins, ils vinrent — ils n’avaient pas le choix. Négociants et boutiquiers les suivirent, un peu réconfortés à l’idée de vendre leurs marchandises à des prix monstrueux. Nombre d’ouvriers aussi, ayant achevé leur travail forcé, restaient sur place, ne voulant ou ne pouvant pas refaire à pied le long parcours jusque chez eux, et les nobles les engageaient pour construire les demeures exigées par le tsar. En fin de compte, des milliers d’entre eux se construisirent des maisons et s’installèrent à Saint-Pétersbourg, encouragés par Pierre qui ne manquait pas, quand il y était invité, de poser la première pierre et de boire un verre à la santé du propriétaire.
Ni l’emplacement ni le style des constructions n’était laissé au goût ou au hasard. Les familles nobles étaient priées d’adopter le « style anglais » à colombages pour leurs maisons sur la rive gauche de la Néva (celles qui possédaient plus de 500 serfs devaient les faire à deux étages) ; un millier de marchands et de commerçants fut contraint d’élever des maisons de bois sur la rive opposée. Construites en hâte par des ouvriers rétifs pour des propriétaires malheureux, ces nouvelles demeures avaient souvent des toits peu étanches, des murs fissurés et des planchers de guingois. Néanmoins, voulant ajouter à la majesté de la ville, Pierre finit par ordonner à tous les habitants fortunés dont les maisons n’avaient qu’un étage d’en ajouter un deuxième, et, afin de les aider, chargea Trezzini de faire des plans gratuits dans le style voulu pour des demeures de grandeurs différentes.
La plus grande partie de la ville étant bâtie en bois, des incendies éclataient presque toutes les semaines, et pour essayer de limiter les dégâts, le tsar organisa un système de surveillance constante. La nuit, des guetteurs postés dans les clochers des églises scrutaient les toits, et au premier signe de sinistre, celui qui l’avait repéré sonnait la cloche, dont le signal était aussitôt repris par les autres à travers toute la ville. Le tintamarre réveillait les tambours qui sautaient du lit et allaient battre de leur instrument dans les rues, bientôt pleines d’hommes courant au feu, la hache à la main. Les soldats qui se trouvaient sur place devaient eux aussi se précipiter pour prêter main forte. Finalement, tous les officiers civils ou militaires stationnés à Saint-Pétersbourg reçurent une affectation spéciale pour laquelle ils touchaient un petit supplément de salaire ; les absences entraînaient une sanction rapide. Pierre lui-même avait sa tâche et sa prime comme les autres. « Il est courant, dit un observateur étranger, de voir le tsar grimper au milieu des ouvriers, la hache à la main, au sommet de maisons en flammes, s’exposant à de tels dangers que les spectateurs tremblaient à ce spectacle... »
L’hiver, quand l’eau gelait, haches et hachettes étaient les seuls outils utilisables pour lutter contre les incendies. La présence de Pierre produisait toujours grand effet. Selon l’ambassadeur du Danemark, Juste Juel, « comme son intelligence est extraordinairement vive, il voit aussitôt ce qu’il faut faire pour éteindre le feu ; il monte sur le toit, se porte aux endroits les plus dangereux, incite les nobles comme le commun à aider aux efforts, et ne s’arrête qu’une fois l’incendie maîtrisé. Mais quand le souverain est absent, les choses sont bien différentes. Alors les gens regardent les feux avec indifférence, et ne font rien pour aider à les éteindre. Inutile de les sermonner, ou même de leur offrir de l’argent ; ils attendent simplement l’occasion de voler quelque chose ».
L’autre danger toujours présent était l’inondation. Saint-Pétersbourg était construit au niveau de la mer, et quand la Néva montait de plus de quelques dizaines de centimètres, la ville était envahie par les eaux.
« Le 9 à minuit, il vint de la mer par le Sud-Ouest un vent si violent que la ville était complètement sous l’eau, écrit un résident britannique en janvier 1711. Nombre d’habitants auraient été surpris et noyés si les cloches n’avaient pas été sonnées pour les réveiller et les faire grimper sur le toit de leur maison. La plus grande partie de celles-ci et du bétail a été détruite. » Presque chaque année à l’automne, la Néva débordait, les caves étaient inondées et les provisions perdues ; le courant emportait tant de planches et de poutres qu’on en arriva à considérer comme un crime passible de mort de les repêcher avant que le propriétaire pût les récupérer. En novembre 1721, un furieux coup de vent Sud-Ouest refoula une fois de plus les eaux du fleuve dans les rues, entraînant un deux-mâts qui s’échoua le long d’une maison. « Le dommage qu’elle [la tempête] a causé est inexprimable, écrivit l’ambassadeur de France à Paris. Il ne reste pas une seule maison qui n’ait eu sa part. Les pertes sont évaluées à deux ou trois millions de roubles... Le tsar, comme un autre Philippe d’Espagne [après la perte de l’Armada], a fait voir la grandeur de son âme par sa tranquillité ».
Quinze ans après sa fondation, alors que les grands palais s’élevaient le long des quais de la Néva, et que les jardiniers français plantaient des massifs de fleurs bien géométriques, la vie quotidienne à Saint-Pétersbourg était encore, selon les termes d’un étranger, « un bivouac hasardeux et précaire ». Une des difficultés tenait à ce que le région était incapable de se nourrir. Le delta, avec ses immenses étendues d’eau, de broussailles et de marais, produisait rarement de bonnes récoltes, et les années humides, celles-ci pourrissaient parfois avant de mûrir. Certes, la nature sauvage était secourable : il y avait des fraises, des airelles et une abondance de champignons que les Russes mangeaient comme une gourmandise se choix avec du sel et du vinaigre. Il y avait de petits lièvres à la chair sèche et coriace, dont la fourrure grise devenait blanche l’hiver, des oies et des canards sauvages ; les poissons pullulaient dans les rivières et les lacs, mais les étrangers regrettaient de ne pouvoir l’acheter frais, les Russes le préférant salé ou conservé dans le vinaigre. Mais malgré ce que fournissaient le sol, la forêt et l’eau, Saint-Pétersbourg serait mort de faim sans le ravitaillement envoyé de l’extérieur. Des milliers de charrettes chargées venaient de Novgorod et même de Moscou pendant les mois chauds, relayés par des traîneaux l’hiver. Si ces approvisionnements étaient un tant soit peu retardés en route, les prix augmentaient immédiatement dans la ville et les villages avoisinants, ou, à l’inverse du processus normal, c’était elle qui fournissait les denrées alimentaires à ses satellites.
Dans les étendues sans fin qui entouraient « Pieterbourg », hérissées de bouleaux malingres, de pins rabougris, de broussailles et de marécages, le voyageur qui s’aventurait en-dehors de la route se perdait très vite. Les rares fermes se trouvaient dans des clairières reliées par des sentiers que rien ne signalait, et les fourrés étaient infestés d’ours et de loups. Les ours étaient les moins dangereux parce qu’en été ils avaient assez à manger et l’hiver ils dormaient, mais les loups, nombreux en toutes saisons, chassaient par le froid en meutes agressives de trente ou quarante bêtes, la faim les poussant alors à entrer dans les cours de ferme pour attraper les chiens, voire attaquer les chevaux et humains. En 1714, deux soldats montant la garde devant la principale fonderie de Saint-Pétersbourg furent l’un dévoré sur place et l’autre si cruellement mordu qu’il mourut peu après. En 1715, une femme fut déchiquetée en plein jour dans l’île Vassililevski, non loin du palais du prince Menchikov.
Bien peu de Russes souhaitaient vivre dans cette contrée humide, désolée et dangereuse, ce qui n’a rien d’étonnant. Elle resta vide tant que la guerre et la peste décimèrent la plupart des indigènes de langue finnoise qui l’habitaient. Puis Pierre donna des terres à ses nobles et à ses officiers qui amenèrent leur famille, voire des villages entiers, pour s’y installer. Les gens simples, arrachés aux prairies et aux collines agréables des alentours de Moscou, souffraient horriblement mais ne se plaignaient pas. « Ils se soumettent cependant tous, tant grands que petits, avec une patience et une résignation surprenantes, écrivait Weber. Un Luthérien qui était ministre en Moscovie m’a raconté qu’ayant eu l’occasion d’interroger quelques paysans du pays sur leur créance, et leur ayant demandé s’ils savaient ce qu’ils devaient faire pour obtenir la vie éternelle, ils lui avaient répondu qu’il était même fort incertain si le Ciel était fait pour eux, et qu’ils croyaient que la félicité éternelle était réservée au tsar et à ses grands boyards. »
Il n’y avait pas que le commun qui détestât Saint-Pétersbourg. Nobles russes et ambassadeurs étrangers murmuraient et se demandaient combien de temps la ville survivrait à son fondateur. La tsarevna Marie déclarait : « Pétersbourg ne durera pas après nous. Puisse-t-il toujours rester un désert. » Quelques-uns seulement voyaient plus loin. Menchikov était de ceux-là, qui assurait que la ville deviendrait une autre Venise, et qu’un jour les étrangers feraient le long voyage uniquement par curiosité, pour jouir de sa beauté."
_________________ "L'Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir" (message de l'amiral Nelson à Trafalgar)
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