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Message Publié : 28 Mai 2007 17:43 
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Je voudrais évoquer avec vous l’imprimerie, puisqu’il semble que ce sujet, étonnamment, n’ait pas encore son fil sur le forum.

Il sera ici question des hommes et des techniques, et de leur évolution, ainsi que du livre lui-même et de ses différentes formes (j’avoue m’y perdre dans les in-octavo, les in-quatro, etc...des explications ne seront pas de trop) ainsi que de la matière première (les différents papiers, leur fabrication au cours du temps...).

J’ouvre le fil par l’évocation d’une imprimerie et de son personnel au XVIème siècle. A vrai dire, la logique voudrait qu’on commence par le commencement, c’est-à-dire la xylographie chinoise et la lithographie, mais je préfère laisser à d’autres plus au fait que moi de ces techniques le soin de les présenter.

Voici donc une miniature extraite des Chants royaux du Puy de Rouen représentant une imprimerie autour des années 1530. Elle est assez célèbre pour se trouver dans de nombreux manuels (je la commente régulièrement en classe), mais je vais ici aller un peu plus loin dans l’analyse, utilisant pour cela quelques réflexions de Dominique Serre-Floersheim, Le passé réfléchi par l’image, Les Editions d’organisation, 1994, augmentées de considérations personnelles.
Les termes en gras sont illustrés et expliqués plus bas.

Image

Ce qui frappe d’emblée c’est la somptuosité de l’encadrement très représentatif de la Renaissance : pilastres à rinceaux (la couleur bleue veut-elle représenter du lapis-lazuli, comme les colonnes de la chapelle de Saint-Ignace dans l’église du Gesù à Rome ?) angelots, coquille (tiens, est-ce un clin d’oeil ? Il faudrait savoir de quand date cette expression appliquée à une faute typographique...). Cette somptuosité n’est probablement pas fortuite, elle a un sens sur lequel nous reviendrons.

Un objet attire immédiatement le regard : la presse, massive et autour de laquelle s’ordonnent l’espace et les personnages, de manière symétrique et ordonnée ; un ordre rigoureux règne d’ailleurs dans l’atelier : chaque chose est à sa place : ciseaux, compas, brosse...
La presse divise aussi deux groupes d’hommes : à droite, les travailleurs manuels, à gauche les intellectuels.
Le pressier est clairement un travailleur de force : regardez ses mollets gonflés par l’effort, ses manches retroussées dévoilant des biceps en tension. Mais il reste presque gracieux dans son effort : il n’est pas si différent dans sa posture des danseurs de cour (Châtillon ne me détrompera pas, j’espère... :P ). Derrière lui, l’encreur appuie l’une contre l’autre ses deux balles à encrer pour bien répartir l’encre; il a probablement déjà tamponné la "forme" en train d’être pressée, et se prépare pour le prochain encrage..
De l’autre côté, le typographe assis devant sa casse , assemble les caractères dans un composteur qui seront à leur tour assemblés dans la galée. Devant lui, le livre (peut-être manuscrit) qui doit être reproduit. Les deux autres personnages sont les correcteurs : ils relisent les épreuves, en quatre pages non encore coupées.

Une stricte hiérarchie existe entre ces personnages :
- d’abord marquée par la position : les deux travailleurs manuels debout, en mouvement, dans une posture dynamique exigeant un effort physique, le typographe accomplissant encore un geste technique, mais assis, les deux correcteurs statiques, presque hiératiques. Tout se passe comme si (comme aujourd’hui encore dans l’esprit de beaucoup) la dignité de la fonction était inversement proportionnelle à l’éloignement de l’outil, mais à la proximité du papier. Notez en effet que le miniaturiste a pris bien soin de rendre visibles les 5 paires de main, 2 paires au contact du papier, 2 autres des outils, le typographe étant dans une situation intermédiaire : il travaille de ses mains, certes, mais doit aussi lire. Chacune de ces mains effectue un geste précis, sans crispation, semblant effleurer outils et papier, celle des correcteurs prenant bien soin d’éviter de se salir à l’encre encore fraîche.

- Le vêtement renforce cette hiérarchie : pourpoint court et tablier pour le pressier, vêtement court mais un peu plus ample et plus riche (doublure) pour l’encreur, manches retroussées sur des manches longues plus ajustées du typographe, qui ne doit pas être gêné dans ses va-et-vient de la casse au composteur. Pour ces trois personnages, c’est le travail qui impose la tenue. Rien de tel pour les correcteurs : longue toge très ample sur un vêtement aux manches très larges, col montant ; pour eux, c’est le vêtement qui impose un rythme lent, des gestes amples et mesurés, empreints d’une grave dignité.

Cependant, derrière cette hiérarchie règne une ambiance sereine (le chien endormi) et une solidarité autour d’une tâche commune : (réaliser un livre).
Tâche noble entre toutes (on revient ici à la somptuosité de l’encadrement) que la transformation du papier brut en livre, processus évoqué ici par quatre états du papier : le manuscrit original, la ramette vierge, la ramette imprimée, les feuilles lues. Notez que le miniaturiste a choisi de ne pas représenter une étape pourtant incontournable qui est presque toujours présente dans d'autres représentations d'imprimeries à cette époque, celle du séchage de la page au sortir de la presse ; cette étape éludée fait sens pour moi : elle aurait rompu la stricte ordonnance du lieu et porté atteinte à sa solennité. En effet, c’est bien plus qu’un banal processus mécanique qui est montré ici, mais un véritable mystère : la multiplication du livre, dans un endroit qui s’apparente à un lieu de culte : remarquez la noblesse des matériaux : pierre de taille, bois massif, carrelage de marbre ; revenons à la position centrale de la presse, si semblable à un autel, sur lequel, invisible car contenu entre la presse et la forme, est en train de s’opérer la transformation...

Quelques mots de vocabulaire:
Le typographe, ou compositeur, dispose d’une boîte à casier, la casse, où il choisit les caractères qu’il place dans le composteur.
Image

Dans le composteur, les caractères sont serrés par une équerre disposant d’une vis. Des espaces s’intercalent entre les caractères pour permettre la justification.
Image

La galée accueille les composteurs pour composer les diverses lignes de la page à imprimer. L’ensemble forme le « paquet », qui sera placé sous la presse.
Image

Les balles à encrer sont en bois; l’intérieur de la boule est creux, un peu comme une ventouse; on la remplit d’étoupe gorgée d’encre, puis on recouvre d’une pièce de cuir. C’est pourquoi il faut presser deux balles l’une contre l’autre pour faire remonter l’encre et ainsi imbiber la surface du cuir. On utilisera plus tard des rouleaux.
Image

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Message Publié : 28 Mai 2007 18:11 
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Plantin-Moretus a écrit :
j’avoue m’y perdre dans les in-octavo, les in-quatro, etc...des explications ne seront pas de trop)


Pourtant l'article de Wikipédia résume assez bien.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Reliure#Les_formats

Pour faire simple, la feuille de départ à un certain format, par exemple, pour le format "colombier", cela donne: 84x61cm. Ce qui donne déjà un livre d'un format peu pratique. Mais, il est possible d'imprimer plusieurs pages sur une feuille. Il suffit de plier (et découper les bords) ensuite la feuille pour obtenir les feuillets.
in-plano signifie que la feuille est utilisée à plat. Donc, une feuille donne 2 pages (recto-verso). Si l'on plie une fois cette page, c'est le in folio. Ce qui donne 4 pages.
Et ainsi de suite. Le in-octavo permet donc d'obtenir un cahier de 8 feuillets, donc 16 pages.
SI l'on fait un petit essai, que l'on prend une feuille A4. Que l'on divise cette feuille en 8 (sans couper) et que dans caque carré, on inscrive un chiffre de 1 à 8 et de 9 à 16 pour le verso. On se rend compte qu'après pliage, on trouve les pages dans l'ordre suivant : 4 - 9 - 13 (inversé) - 8 (inversé) - 5 (inversé) - 16 (inversé) - 12 - 1 - 2 - 11 - 15 (inversé) - 6 (inversé) - 7 (inversé) - 14 (inversé - 10 - 3. Il faut donc imprimer le texte des pages de manière à ce que toutes ressortent dans le bon ordre après pliage.


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Message Publié : 28 Mai 2007 22:57 
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J'ajouterais à votre analyse que la presse à imprimer est l'outil de la mécanisation du savoir. Avant, le livre est un objet précieux, unique. Après, son prix ne va cesser de baisser et le public va grandir de pair.

On écrivait déjà sur du papier avant la découverte de l'imprimerie. Le papier venant de Chine en transitant par le monde arabe arrive en Europe et plus particulièrement en Espagne en 1056. Le premier moulin à papier européen serait apparu vers 1150.

En fait, les "ingrédients" menant à l'invention de la presse à imprimer sont présents dès cette date. L'imprimerie a donc mis quelques siècles à murir dans la tête des gens avant de se concrétiser.


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Message Publié : 28 Mai 2007 23:10 
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Philippe de Commines
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Narduccio a écrit :
Avant, le livre est un objet précieux, unique. Après, son prix ne va cesser de baisser .
.


Ca me semble logique,

Pourtant j'ai entendu dire qu'au tout début de l'imprimerie,les livres imprimés coûtaient plus cher que les livres "recopiés" .

Est ce que celà a duré quelques années ?
C'est probable,et ce serait alors en quelque sorte une "plus value transitoire" d'une nouveauté .
Est ce que quelqu'un peu me confirmer ce fait ?

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Message Publié : 29 Mai 2007 6:18 
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Ungern a écrit :
Narduccio a écrit :
Avant, le livre est un objet précieux, unique. Après, son prix ne va cesser de baisser .

Pourtant j'ai entendu dire qu'au tout début de l'imprimerie,les livres imprimés coûtaient plus cher que les livres "recopiés" .
Est ce que quelqu'un peu me confirmer ce fait ?

Il y a eu une période de transition entre le manuscrit et l'imprimé. Par exemple, certains livres imprimés étaient repris par des enlumineurs qui les décoraient. leur prix restait donc élevé.
Dans cette Bible de Gutenberg, on voit bien que le livre imprimé ressemble beaucoup à un manuscrit: par la typographie gothique, la présentation en 2 colonnes, et donc les décors ajoutés. A l'impression, on réservait des blancs pour leur laisser place.
Ce qu'on ne voit pas, c'est aussi la taille, très importante, comme celle des manuscrits (62 par 42cm). je crois aussi qu'il ne s'agit pas de papier, mais de parchemin.

Image

Je me demande si ce prix plus élevé des premiers imprimés (les incunables) par rapport aux manuscrits n'est pas un phénomène plus tardif, dû aux collectionneurs. Ce doit sûrement encore être le cas aujourd'hui.

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Message Publié : 11 Juil 2007 20:26 
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Avec l'imprimerie comme pour la reliure, je bloque sur un détail capital. Comment obtenir des caractères. Il y a là un travail de forgeron qui m'apparaît très difficile?

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Message Publié : 11 Juil 2007 23:34 
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Méandre a écrit :
Avec l'imprimerie comme pour la reliure, je bloque sur un détail capital. Comment obtenir des caractères. Il y a là un travail de forgeron qui m'apparaît très difficile?


Pas forgeron; orfèvre. Les premiers caractères étaient en plomb, métal très malléable.


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Message Publié : 17 Juil 2007 23:10 
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Merci mon cher Narduccio,
Je me dis que le cuivre pourrait permettre la même finalité, connaissez vous des exemples?

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Message Publié : 18 Juil 2007 8:16 
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La fabrication des caractères nécessitait plusieurs opérations minutieuses qui exigeaient de grandes compétences en gravure et métallurgie; elles sont bien détaillées ici.
l'alliage plomb/étain/antimoine donnait un matériau moins malléable que le plomb avec une température de fusion basse (183°).

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Message Publié : 20 Juil 2007 0:14 
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Génial :wink:
Ce travail minutieux du caractère m'interpelle, je "soupçonne" une étroite entente entre orfévriers et journalistes. La révolution française pourrait-elle être revisité sous cette angle?

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Message Publié : 30 Oct 2007 10:49 
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La biographie de Gutenberg par Guy Bechtel chez Fayard est déjà un peu ancienne (1992), mais elle remet en cause pas mal d’idées reçues sur le personnage et sur les débuts de l’imprimerie. Je viens d'en finir la lecture et vous en résume plusieurs parmi les plus intéressantes :

Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie, puisque la reproduction en série de texte ou d’images sur un support plan (qui est la définition de l’imprimerie) existe depuis très longtemps, y compris en Europe, avec la xylographie par exemple, ou tout simplement le sceau. Il a plus exactement mis au point la typographie, c’est-à-dire la décomposition puis la recomposition d’un texte en caractères mobiles métalliques. De plus, ce n’est pas à l’origine dans ce but précis que Gutenberg a commencé à travailler, puisque ce qui le préoccupait d’abord, c’était le principe de la reproduction mécanique, mais appliquée à de tous autres domaines, par exemple la fabrication en série de pierres tournées ou de miroirs de pèlerinage. L’idée de la typographie a d’abord été pour lui une possibilité d’application parmi d’autres, mais il en a vite compris le caractère novateur, puisque, assez avisé ou passablement malhonnête, il utilisait secrètement une partie de l’argent de ses bailleurs de fonds strasbourgeois dans cette affaire de miroirs pour ses premières expérimentations typographiques, avant qu’ils s’en aperçoivent par eux-mêmes et exigent non qu’il y mette un terme, mais au contraire qu’il les implique davantage financièrement dans ce projet (preuve qu’eux aussi y voyaient une invention révolutionnaire source de profits considérables).

Plus exactement, c’est un « système mécanique » complexe qui a dû été créé, totalement différent de la xylographie, puisqu’il a fallu tout inventer, depuis les poinçons et matrices, les moules à caractères (ainsi que les outils de base pour les usiner), la mise au point d’un alliage original, la composition de l’encre (les encres existantes trop fluides n’étant pas adaptées à l’impression typographique, en particulier pour l’impression des recto verso), et surtout une nouvelle conception de la presse à imprimer. Et pour cette raison, l’invention de la typographie n’a pas été le fait d’un seul homme, mais d’une équipe, dont on a surtout retenu le nom de Gutenberg, alors que ses associés Johann Fust et Pieter Schöffer à Mayence, ou même les frères Drietzehn lors des premières expérimentations à Strasbourg, ont été oubliés. Pourtant, sans les mises de fond de Fust, qui fut en sorte le premier « éditeur », et surtout le savoir-faire technique de Schöffer en métallurgie et en gravure, grâce à qui le principe imaginé par Gutenberg a pu être concrétisé, celui-ci n’aurait pu mener le projet à son terme.

Le premier document imprimé est traditionnellement présenté comme étant la Bible à 42 lignes, élaborée au plus tard fin 1454, Piccolomini (futur pape Pie II) signalant qu’à cette date des bibles d’un nouveau genre étaient en vente à Francfort. Mais si on excepte quelques feuilles d’essais, sorte de brouillons, qui ont été plus tard retrouvées utilisées en renforts de reliures dans plusieurs bibliothèques allemandes, la B 42 comme la nomme les spécialistes, a été précédée par ou réalisée en même temps (la chronologie variant cependant selon les thèses) que plusieurs autres impressions finies ; ne serait-ce que parce qu’un imprimeur débutant n’aurait jamais pris le risque de se lancer dans une entreprise aussi gigantesque que l’édition d’une Bible et de ses 3,35 millions de caractères, qui a nécessité un appareil alphabétique de 300 signes différents. Le Sibyllenbuch, par exemple, texte de 750 vers consacrés au danger turc dans les Balkans est probablement immédiatement contemporain de la prise de Constantinople en 1453, et aussi le « Calendrier turc », un texte appelant à la mobilisation contre les Turcs pour l’année 1455, donc imprimé avant, presque certainement courant 1454, ou encore un Donat, une grammaire latine destinée aux étudiants. Il y eut surtout l’impression d’une indulgence de 31 lignes, qui est vraiment le premier document imprimé de date certaine, puisque sur l’une des 41 qui nous soient parvenues, figure dans un blanc ménagé à cet effet la date du 22 octobre 1454, date de sa vente à une certaine Margarethe Kremer d’Erfurt.

Sur un plan plus général, une autre idée reçue consiste à lier la naissance de l’imprimerie à la naissance de l’humanisme. Les textes d’auteurs antiques, mais aussi ceux des auteurs novateurs comme Boccace ou Dante étant cruellement insuffisants, il aurait fallu augmenter les capacités de production des livres. L’humanisme aurait donc créé un climat qui aurait accéléré l’invention.
Bechtel reprend alors une intéressante statistique de Margaret Stillwell, Beginning of the world of books, 1972) sur les 217 textes produits de 1450 à 1470, et qui proviennent de 58 auteurs : 10 seulement sont des auteurs antiques (le premier d’entre eux, Cicéron, n’est imprimé qu’en 72ème position, à la fin de la période considérée), et ni Pétrarque, ni Dante, ni Boccace ne figurent dans les auteurs récents. Si on considère la nature des textes imprimés, 73 % sont des ouvrages religieux, 19 % des textes humanistes, 9 % des écrits populaires (astrologie, calendriers,..), et encore, les textes humanistes montent très lentement en charge : 10 % dans les années 1450, 10 % entre 1458 et 1461, 21 % de 1462 à 1467. Il semble même que certains humanistes se soient montrés réticents envers l’imprimerie, jusque très tard, avec deux arguments : la baisse de la qualité esthétique par rapport au manuscrit (l’abbé Trithemius notamment), et le fait que l’imprimerie en banalisant l’écrit favorise la publication de textes sans qualité et détourne finalement de la belle littérature (Konrad Gessner).

Ce qui nous amène au passage du tout manuscrit au tout imprimé, qui fut plus progressif qu’on ne le croit ; je reviens à la finition de la B 42 et à son décor évoqué plus haut. Ainsi, elle n’était pas vendue comme un produit fini, tel qu’on considère un livre aujourd’hui : elle sortait de l’imprimerie en plusieurs cahiers nus, les acheteurs devant ensuite faire confectionner la reliure, la plupart faisant aussi décorer les marges, voire les lettrines, comme on le faisait pour les manuscrits. Gutenberg et ses associés avaient en fait essayé dans les premiers exemplaires d’imiter le manuscrit, notamment par l’emploi d’encre rouge pour certains mots, mais l’essai fut abandonné, sûrement en raison du temps, donc du coût, nécessaire à l’opération (plusieurs passages en presse). Après la séparation houleuse (un retentissant procès) entre Gutenberg d’une part, Fust et Schöffer d’autre part, les deux conceptions du nouveau media apparaissent nettement entre les deux groupes d’imprimeurs : alors que Fust et Schöffer cherchent à faire de l’imprimé une reproduction la plus proche possible du manuscrit, en éditant à grand frais des ouvrages luxueux et horriblement coûteux, qui utilisent la trichromie, privilégient le vélin, et font preuve d’une grande inventivité pour créer de nouveaux et élégants caractères, Gutenberg multiplie les impressions de qualité plutôt médiocres, réutilisant son ancien appareil typographique, le DK-type, en privilégiant le rendement. Mais finalement, n’est-ce pas lui qui tirait ainsi le mieux parti de sa propre invention, et qui avait le mieux compris l’intérêt de la typographie, celui de multiplier au plus bas coût le livre ?

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Message Publié : 30 Oct 2007 18:23 
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Philippe de Commines
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Merci pour cette intéressante précision .

Quelques questions :

a) De quand datent les impressions en un temps "recto-verso" (ce qui implique selon moi des cylindres et non plus des plans d'impression) ?
b) Il y a eu des "Bibles" imprimées "feuille à feuille" en deux couleurs (ce qui implique toujours selon moi un "callage" de chaque feuille pour que la deuxième impression ait lieu "juste" dans le "trou" de la précédente ) ?

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Message Publié : 04 Nov 2007 0:03 
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Localisation : Alsace, Zillisheim
Merci Plantin-Moretus.

On voit déjà le débat, qui n'a toujours pas été résolu, entre diffusion de qualité et diffusion de masse.


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Message Publié : 04 Nov 2007 7:53 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges

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Plantin-Moretus
Citer :
Le typographe, ou compositeur, dispose d’une boîte à casiers, la casse, où il choisit les caractères qu’il place dans le composteur.

Les minuscules sont rangées dans les casiers du bas : d'où "a rond bas de casse" qui serait à l'origine de notre "arobase" = @

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"Le doute est le premier pas vers la conviction" (al-Ghazali, mort en 1111).


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Message Publié : 04 Nov 2007 8:37 
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Marc Bloch
Marc Bloch
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Localisation : Allemagne
Mon père était artisan dessinateur en chambre et il était en contact quotidien avec les imprimeurs. Je me souviens , dès mon enfance, avoir entendu parler de ces formats de papier aux appelations déconcertantes : raisin, Jésus, colombier, etc..., dont l'origine devait être plusieurs fois séculaire.
Voir ce lien:
http://dotapea.com/formatsdepapiers.htm

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" Je n'oublie pas le Colonel Arnaud Beltrame "


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