a mis en ligne en hommage à J. Yoyotte un entretien qu'il leur avait accordé en 1996:
L'Égypte ancienne est à la mode dans le monde entier, elle trotte plus que jamais dans l'imaginaire des Français, qui se ruent sur les romans, les essais, les expositions. Nous voilà donc 57 millions d'égyptologues?Évitons d'abord de mélanger les genres. L'Égypte antique est effectivement devenue un produit. Son prestige et la curiosité qu'elle suscite sont tels que beaucoup de gens se qualifient d'égyptologues simplement parce qu'ils «causent» de l'Égypte. Mais il faut faire la différence entre, d'une part, une égyptologie de vulgarisation, celle des best-sellers, qui se contente de radoter, sans grand style littéraire, des vieilleries de trente ans et ne fait pas progresser la connaissance fondamentale; et, d'autre part, l'égyptologie scientifique, plus obscure, qui progresse lentement par les fouilles et l'étude des textes. Ceux qui vulgarisent sont rarement ceux qui découvrent. Les premiers écrivent en se servant du travail des seconds: comme des pharmaciens, ils commercialisent les produits que nous avons fabriqués dans nos laboratoires.
Restons dans les laboratoires. Quels mystères y traque-t-on encore?Les égyptologues ont pour métier non de révéler des mystères, mais d'étudier une période de l'Histoire. Ils effectuent un travail qui réclame de passer d'innombrables heures silencieuses devant des répertoires de céramiques ou des grammaires du démotique. On étudie par exemple, à partir des papyrus, comment se sont structurées les mentalités en trois mille ans de pouvoir monarchique et bureaucratique. Quelle pouvait être l'idéologie? Ou encore on cherche à retracer la vie quotidienne en analysant les arasements des maisons de brique ou les décharges.
Pendant qu'on s'extasie devant le masque d'or de Toutankhamon, vous, vous fouillez les poubelles!Si vous voulez. On utilise aujourd'hui les nouveaux outils de l'archéologie, les techniques de prospection géophysique, les méthodes de datation, la paléobotanique, qui identifie les plantes mentionnées dans les textes égyptiens, les enseignements de l'écologie, l'histoire naturelle, pour retrouver la science médicale antique... En fait, pour être égyptologue, il ne suffit pas de lire les hiéroglyphes.
"Lire", dites-vous, et non pas déchiffrer.On ne déchiffre pas plus les hiéroglyphes qu'on ne déchiffre le grec ou le latin. Il y a bien sûr des problèmes de compréhension, dus à l'état des pierres, qui sont souvent détériorées, à notre connaissance limitée du vocabulaire ou à la transposition dans les langues modernes. Ce sont des difficultés de lecture, pas de déchiffrage. Il est plus facile de lire couramment les hiéroglyphes que le russe ou l'arabe! Mais avec 300 signes on ne va pas très loin. Comprendre les pattes de mouche d'un papyrus démotique ou les rébus ptolémaïques, ça, c'est une autre affaire!
Après tant d'années de recherches, on se demande bien ce que l'on peut encore apprendre.La fascination fait oublier que l'Égypte est une partie du monde qui a connu une expérience humaine, la civilisation pharaonique, pendant trois millénaires et demi, et que, tant par sa durée que par son originalité, elle est un sujet de réflexion formidable pour les sciences humaines. Autrefois, on accordait une grande attention à l'histoire événementielle, à la chronologie, aux successions politiques; on survalorisait le contenu des inscriptions. Avec l'école des Annales, les chercheurs se sont engagés dans une histoire globale. Le métier d'égyptologue, aujourd'hui, ce n'est pas de vous raconter Néfertiti ni Cléopâtre, mais de considérer la société sous toutes ses facettes: son économie, ses structures sociales, ses représentations idéologiques, ses œuvres d'art, ses produits, sa philosophie...
Et cette connaissance globale est en progrès?Si l'égyptomanie galope, l'égyptologie progresse aussi, mais à son rythme. Dans certains domaines moins riches en œuvres d'art ou en textes, l'étude des terrains peut apporter beaucoup à la connaissance des modes de vie et même à la chronologie. Par le travail statistique, par la lecture des stèles et des papyrus, on tente par exemple d'établir le Bottin d'une période donnée, avec le corpus de chaque personnage, ce qui nous permet d'étudier l'évolution de la société sur trois millénaires.
Mais pour cela il vous faut de nouvelles trouvailles, des découvertes?Un grand nombre de pièces, qui n'ont pas été étudiées ni mises à la disposition des chercheurs, dorment dans les musées. D'autres sont éparpillées à travers la planète, disséminées par les antiquaires. Nous surveillons les ventes de Christie's et de Sotheby's, car nous voyons de temps en temps passer des œuvres qui comportent des inscriptions précieuses pour nos recherches. Tout cela exige d'accumuler des quantités énormes de documents, de les interpréter, de critiquer nos interprétations à la lumière d'autres documents, de les soumettre aux critiques des confrères.
Travail de fourmi. Mais on continue quand même à creuser des trous, à engager des fouilles?Quand on prononce le mot «fouille», on entend «grande découverte», avec dépêches d'agence et tapage médiatique. Or, de plus en plus, la fouille est une affaire de patience. Pendant longtemps, on se contentait de remuer un peu de sable pour trouver des statues avec de superbes inscriptions. Aujourd'hui, les campagnes archéologiques sont plus lentes, plus minutieuses, elles coûtent de l'argent. Une inscription sur un morceau de pierre peut nous apporter plus qu'un bijou d'or de plus ou une superbe et énième sculpture de Ramsès II; un simple fragment de poterie peut nous éclairer sur les relations entre l'Égypte et le monde extérieur. L'archéologue historien n'a donc souvent rien à dire quand on lui annonce, via les agences de presse, une «découverte exceptionnelle».
Même quand il s'agit des morceaux de ce qu'on a dit être le phare d'Alexandrie?De longs mois sont nécessaires à l'analyse des matériaux avant que nous puissions en dire quoi que ce soit. Le tapage fait autour d'Alexandrie n'est que le résultat de la mercantilisation de notre culture! Comme il y avait des sponsors dans l'affaire, il fallait immédiatement une information exploitable; voilà tout. Le gisement qu'on a trouvé sous l'eau et certains des objets qu'on a déjà repêchés sont d'un grand intérêt, mais on peut très probablement en conclure qu'il ne s'agit pas des restes du phare effondré! Je peux comprendre le gouvernement égyptien, qui encourage la publicité pour une ville que les touristes délaissent, puisqu'ils n'arrivent plus en bateau, mais en avion, directement au Caire ou à Louxor. Mais on ne sait plus, dans cette affaire, si c'est la plongée sous-marine qui bénéficie du prestige d'Alexandrie, ou l'inverse.
Alors, qu'est-ce qu'une vraie découverte pour vous?C'est par exemple le travail de l'Allemand Jürgen Osing, spécialiste de la grammaire et de la sémantique des langues égyptiennes. Dans une décharge du Fayoum, des chercheurs italiens avaient découvert les restes de la bibliothèque d'un temple, avec des papyrus déchirés qu'ils ont emportés à Florence. Après leur départ, des fouilleurs clandestins ont retrouvé d'autres morceaux de textes, qui ont été vendus et disséminés dans le monde entier par les antiquaires. Pendant des années, Osing les a recherchés, à Copenhague, à Berlin, à Florence; il a reconstitué le puzzle et recomposé un manuel de vocabulaire sacerdotal de l'époque romaine. Voilà une découverte fondamentale pour l'égyptologie!
On a l'impression que, depuis Champollion, l'égyptologie est une science française. C'est vrai?On peut continuer à se bercer d'illusions et penser que seuls les Français sont des égyptologues de portée mondiale. Mais les Allemands, les Australiens, les Anglo-Saxons, etc., le sont tout autant. Plus de la moitié de la littérature savante sur le sujet est en langue allemande.
Si l'Égypte fascine autant les Français, n'est-ce pas parce qu'on veut toujours y voir le berceau des civilisations, y trouver quelque chose de nos origines?Les Égyptiens situaient l'origine des choses dans leur pays, mais tous les peuples ont fait de même. C'est Hérodote qui a popularisé cette idée. Cet ethnocentrisme égyptien, qui existait dans la théologie elle-même, a été formalisé par le discours grec. Il est vrai que, vers 3 000 ans avant Jésus-Christ, l'Égypte était beaucoup plus développée que les contrées avoisinantes. Elle a laissé des traces durables, des œuvres architecturales et des objets d'art qui ont traversé les siècles, ce qui lui a donné plus de notoriété que la civilisation phénicienne, par exemple. Et puis, elle est aussi familière qu'exotique. En Égypte, on a l'impression de se trouver à la fois en Normandie et dans le désert, avec des chameaux. C'est peut-être pour cela qu'elle attire tous ces «égyptomaniaques», comme vous les appelez.
Pourquoi ces amateurs ne rejoindraient-ils pas l'égyptologie? Un roman, même mal ficelé, peut susciter des vocations...C'est juste. L'institut privé Khéops, à Paris, un établissement privé d'enseignement supérieur spécialisé en égyptologie, s'adresse à des amateurs, étudiants, personnes actives ou troisième âge, et permet à d'excellents chercheurs, qui ne sont pas employés au CNRS ni dans une université, d'avoir un gagne-pain. Je connais un lieutenant-colonel (CR) qui a suivi les cours de l'École du Louvre par passion, a appris l'égyptien ancien et même un peu d'égyptien tardif, et a fait une thèse ainsi que des monographies sur les cadres militaires. Une assistante de laboratoire est aussi devenue spécialiste des textes religieux ptolémaïques. Même s'il y a des pans entiers de l'Égypte pharaonique qu'on ne connaîtra jamais, il y aura encore longtemps du travail pour l'égyptologie. Mais il lui faudra du temps pour que la presse la considère comme une science, et non plus comme une pourvoyeuse de pseudo-découvertes et de faux mystères.
Source:
http://www.lexpress.fr/culture/art-plas ... 19993.html