J’ai lu et je recommande à ceux qui voudraient l’acheter le dernier ouvrage de Dominic Lieven, professeur à la London School of economics et à Cambridge, intitulé : la Russie contre Napoléon, la bataille pour l’Europe 1807-1814.
La dimension histoire militaire est prédominante, et notamment celle des élites dont l’auteur est un spécialiste, puisque l’ouvrage s’il met en perspective les leçons du précédent conflit conclu à Tilsitt, insiste surtout sur les prémices du déclenchement du conflit de 1812-1814.
Parmi les points qui ressortent de ce livre et dont une bonne partie avait déjà été mentionnée sur Passion-Histoire, je retiendrai les suivants.
D’abord une hostilité viscérale de l’immense majorité des élites russes à l’empire français napoléonien, aussi bien parce que cette France est l’héritière de la révolution qu’abhorrent les élites russes que parce qu’elle est un obstacle et une insulte à la grandeur russe. Il rappelle en particulier que la Russie a été le principal Etat expansionniste en Europe du 18ème siècle, abreuvé à la victoire sous les règnes de Pierre 1er, Elisabeth 1ère et Catherine II et que toutes les élites russes du début du 19ème siècle ont grandi et été formées sous le règne de la grande Catherine. Il y a donc un très fort désir de revanche, fortement teinté de mépris.
Ensuite, l’hostilité russe à la France comporte une dimension plus réfléchie, parce que les élites russes ont dès l’origine : - parfaitement eu conscience que s’allier à Napoléon contre l’Angleterre avec le blocus allait causer de gravissimes difficultés économiques avec la Russie et était contraire aux intérêts économiques fondamentaux des élites comme du peuple russe. - très bien compris que la domination napoléonienne sur l’Europe centrale signait très largement la fin des ambitions russes en Europe, telles qu’entamées lors des avancées du 18ème siècle les avaient. Et plus particulièrement, la question polonaise, dès la paix de 1807 qui reconstitue un petit duché de Varsovie, constitue un véritable casus belli latent pour la Russie. L’existence même de ce petit duché non-viable est intolérable pour la Russie en ce qu’il risque de constituer un pôle d’attraction pour la revendication « nationale » polonaise, la Pologne étant l’ennemi historique de la Russie depuis qu’elle s’est débarrassée des mongols et comprenant les zones les plus développées et les plus prospères de l’empire.
Pour autant, une certaine élite russe avait bien conscience que l’alternative n’était pas manichéenne et que l’Angleterre était à bien des égards un rival aussi, voire plus dangereux que Napoléon. Un Roumiantsev pensait en termes mondiaux et mesurait bien l’impact de la puissance et de l’expansionnisme mondial des britanniques, fondés sur un quasi-monopole maritime et colonial. Les atteintes de Londres et de la Royal Navy à la liberté du commerce maritime, son contrôle des ressources des autres continents, étaient extrêmement mal vécus par la Russie et représentaient, à terme, une menace beaucoup plus structurelle et durable que le débordement de la France largement imputable aux bouillonnements révolutionnaire et napoléonien.
Mais dans la balance que fait la Russie entre les inconvénients français et anglais, la balance va vite pencher du côté français. Certes parce qu’il est plus facile d’atteindre la France sur le continent que l’Angleterre dans son île et ses colonies ultra-marines. Certes parce que l’intérêt économique de la Russie est de commercer avec l’Angleterre et avec toute l’Europe.
Mais surtout parce que, très rapidement, la Russie estime s’être faite berner par Napoléon qui ne l’appuie pas dans ses plans de dépeçage de l’empire ottoman et qui place des membres sa famille sur les trônes de sa zone de contrôle en Europe.
Entre 1807 et 1812, la Russie se prépare méthodiquement à faire face à un nouveau conflit contre Napoléon dans de meilleures conditions qu’en 1807. Sous la direction notamment d’Araktcheiev, et de Barclay de Tolly, elle s’organise pour améliorer son artillerie, sa cavalerie qui était déjà excellente, sa logistique surtout. Sans oublier qu’elle peut s’appuyer sur un remarquable réseau de renseignement à l’étranger, certes pas égal à celui de l’Angleterre mais nettement meilleur que celui de Napoléon.
L’armée russe de 1812 est devenue nettement meilleure que celle de 1807. Sa cavalerie est la plus nombreuse et la meilleure du monde. Son artillerie est devenue de très bon niveau.
Mais ces éléments à eux-seuls ne peuvent expliquer la victoire russe. Malgré ces progrès russes, le rapport de forces restait très nettement en faveur de Napoléon. Dominic Lieven fait ainsi justice des historiographies française et allemande, voire de la littérature tolstoïenne, selon lesquels le général Hiver serait seul responsable de la défaite de la Grande Armée. Surtout qu’avant décembre, l’automne a été plutôt plus clément que d’habitude : c’est plutôt l’été qui a été pourri et qui a entravé l’avance de la grande armée.
La défaite de Napoléon en Russie est d’abord la conséquence des analyses politiques erronées et des mauvais choix stratégiques effectués par Napoléon alors même qu’Alexandre 1er et ses principaux ministres et conseillers ont, eux, bien analysé les forces et faiblesses de Napoléon et adapté en conséquence leur stratégie. Comme nous avons pu le dire sur ce forum, il n’était pas très sensé de la part de Napoléon de viser le même résultat politique qu’en 1807 alors même que ce résultat avait échoué. Et il était également peu sensé de penser que répéter la même stratégie qu’en 1807, mais avec 3 à 4 fois plus d’effectifs pour garantir numériquement la victoire, permettrait d’aboutir à un même enchaînement de résultats. Il était surtout incohérent de projeter que la campagne doive être bouclée en une année seulement et que son dénouement doive être obtenu rapidement par une nette victoire dans une grande bataille. Jamais un général en chef (russe) qui ne soit pas une tête brulée, n’aurait engagé une grande bataille rangée contre une armée ennemie 2 fois et demi à 3 fois plus nombreuse que la sienne. Quel était par ailleurs l’intérêt de prendre Moscou alors que c’est Saint Petersbourg qui était la capitale de la Russie et son ouverture principale sur le commerce occidental ? Il était enfin, hautement hasardeux et fatalement présomptueux, de la part de Napoléon, de miser sur sa prétendue connaissance de la psychologie d’Alexandre 1er alors que le tsar était une personne profondément dissimulatrice, un remarquable acteur, particulièrement entêté.
Pour pouvoir vaincre l’armée russe sur son territoire, il aurait fallu pouvoir la déborder et l’encercler. Or la masse même de l’armée impériale et sa méconnaissance du terrain était un facteur majeur de ralentissement. Qui plus est, la cavalerie russe était meilleure que la cavalerie de Napoléon, surtout en raison du commandement de Murat qui s’est révélé être une véritable catastrophe. Murat, comme vous l’avez déjà dit ici, n’aurait jamais du se voir confier plus qu’une division, voire une brigade : au-delà son incompétence mettait en danger la cavalerie. Enfin, l’armée russe pouvait, elle, s’appuyer sur un réseau de dépôts et de réserves constitué à l’avance.
Outre les erreurs stratégiques et les insuffisances tactiques de Napoléon et de ses maréchaux pendant cette campagne, Lieven met en particulier en évidence la topographie de la Russie de l’ouest, son faible nombre de routes et chemins praticables, qui était là aussi un obstacle à l’engagement de manœuvres de débordement : cela explique en partie les choix, en apparence absurdes, de coûteux chocs frontaux de la part de Napoléon.
Plusieurs maréchaux et généraux de Napoléon lui ont conseillé une campagne de 2 années : 1812 et 1813. S’il en avait été ainsi, la guerre aurait pris une tournure complètement différente en ce que : - les trois quarts de l’armée impériale n’auraient pas été perdus dans de vaines marches, contre-marches et retraites dans l’immensité russe. - Napoléon aurait pu consolider son emprise territoriale, organiser des défenses, et faire face au retour offensif russe au printemps en étant à peu près correctement installé. - Napoléon aurait alors pu reconstituer une grande Pologne viable qui aurait structurellement affaibli la Russie, ce qui était la condition absolument indispensable pour forcer le pouvoir russe à accepter une paix durable.
Pour avancer plus rapidement, même après le désastre de Russie, rien n’était perdu pour l’empire napoléonien. En 1813, Napoléon a reconstitué une très grande armée et se bat, cette fois, sur son terrain. Et malgré son handicap en matière de cavalerie qu’il n’a pu entièrement reconstituer, il a eu maintes occasions de remporter une victoire décisive, en mai 1813, puis surtout à Dresde et même la 1ère journée de Leipzig, victoire qui aurait probablement entraîné la dislocation de la coalition avec retrait de l’Autriche habsbourgeoise. Sans omettre que la Russie était épuisée par l’effort de guerre et par les destructions qu’elle-même s’était infligée pendant la retraite de 1812.
Pour résumer, Napoléon filait un mauvais coton sur le plan politique et militaire en 1812 et 1813. Il semble en mal d’inspiration, sur le plan stratégique en 1812, et en mal de discernement tactique en 1813. Ce sont d’abord ses erreurs, assaisonnées d’un manque de chance, qui ont été la cause d’une perte qui n’était ni certaine ni même probable en 1813, et ce malgré l’énorme alliance des forces russes, autrichiennes, prussiennes et britanniques rassemblée contre la France. L’empereur était devenu un passif politiquement pour la France, en ce qu'il était devenu un "joueur" faisant tapis systématiquement et refusant de "prendre" ses pertes. Il y avait de la place pour négocier avec l'Autriche, sur des bases qui seraient restées extrêmement avantageuses pour la France, étant entendu que l'Autriche craignait bien plus, à long terme, l'immense empire russe avec ses ambitions balkaniques que la France. Et il n’est pas dit que Napoléon était encore, à ce moment, le meilleur chef de guerre qu’elle ait eu à disposition pour conduire les opérations.
|