Je crois que le monde de l'édition historique est déjà suffisamment hameçonné par des myriades de scribouillards plus ou moins (mal)honnêtes et (in)compétents pour ne pas y ajouter ma tambouille approximative.
En plus faudrait bosser sérieusement...Comme promis, quelques détails sur la prise de possession.
En gros, deux versions :
- dans la première, la version noire, les mercenaires massacrent toute la population et s’emparent des femmes et des biens. La présence grecque est annihilée (Polybe ; Diodore ; Dion Cassius...). Une variante atténue la brutalité, seuls une partie de la population (les notables) est victime des exactions et une partie est exilée plutôt que massacrée.
- Dans la seconde, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, une belle et franche amitié entre les nouveaux venus et leurs hôtes. Il n’est plus question de massacre ou de spoliation (Strabon, Alfius)
Avant toute, il convient de constater que la prise de Messine s’insère dans une série de scénarii quasi identiques, depuis l’origine même des Campaniens avec la prise de Capoue par les Samnites en 423 jusqu’à la prise de Rhégion par Décius en 280 en passant par la prise d’Entella en 404 et donc Messine en 287. Dans chaque cas, les Osques sont accueillis en amis dans une ville, puis s’en prennent à leurs hôtes, et l’affaire fini par le massacre et l’expropriation des propriétaires légitimes, avec partage des femmes et des biens entre les vainqueurs.
Exemple 1 : Capoue en 423.
Tite-Live,
Histoire romaine, IV.37.1-3 :
Cette année-là se produisit un évènement historique d’une grande importance, même s’il ne concerne pas Rome : une ville étrusque, Volturnum, aujourd’hui Capoue, fut conquise par les Samnites ; le nom de Capoue lui vient ou du chef samnite Capys ou plus vraisemblablement de campus, la plaine. La prise de la ville se fit en deux temps : les Samnites furent d’abord admis à partager le territoire des Etrusques, après une guerre exténuante ; lors d’une fête, alors que les anciens habitants étaient engourdis par le sommeil par le sommeil et la bonne chère, les nouveaux venus en profitèrent pour les attaquer de nuit et pour les tuer.On retrouve le même scénario (une tentative d’attaque de nuit d’une cité par des invités, en pleine paix, en profitant de l’ivresse occasionnée par une fête religieuse) en un autre contexte colonial, grec cette fois : les Massaliotes confrontés aux Ségobriges de Comanus (Justin, XLIII.4.6-7 :
6 Poussé par ces arguments, le roi prépara aux Marseillais un coup fourré. Ainsi, le jour de la fête des Floralies, il envoya en ville, selon le droit de l'hospitalité, beaucoup d'hommes courageux et résolus; il ordonne qu'un plus grand nombre d'hommes, cachés dans des mannes et recouverts de feuillages, soient amenés sur des chariots; 7 il se dissimule lui-même avec son armée sur les hauteurs toutes proches, afin que, quand les portes seraient ouvertes pendant la nuit par les hommes qu'il avait envoyés en avant, il soit là à point pour son coup fourré et puisse envahir avec ses soldats la ville ensevelie dans le sommeil et le vin. ». D’autres parallèles existent, c’est un lieu commun littéraire, un
topos. A Capoue, le stratagème fonctionne ; à Massalia, il échoue (au prix d’un autre lieu commun, celui de la Barbare séduite par le beau Grec et qui dévoile le piège), mais la trame reste la même.
En sus de ce premier
topos bien hellénique, se rajoute un second, plus spécifiquement liés aux Campaniens, celui de la « conquête en deux temps » : la cité est étrangère, puis mixte, puis par la perfidie propre aux Osques, devient purement campanienne. Ce que l’on retrouve dans les quatre cas que je me propose de passer en revue, et s’inspire directement des évènement de 287-280.
Nous sommes donc en présence d’une appropriation par des Grecs d’un évènement historique (la prise de Capoue par les Samnites), embelli de lieux communs classiques à une date relativement récente, en tout cas postérieure aux évènements siciliens.
[Petit clin d’œil par rapport au sujet consacré aux mythes des fondations troyennes, on voit que pour Tite-Live, deux étymologies sont proposées, latine ou osque. Pas un mot de la légende d’un Capys originaire de Troie, homonyme du roi de Troade. Preuve une fois de plus de la variété des récits et de leur évolution au gré des besoins.]
Exemple 2 : Entella, 404 av.
Diodore,
Bibliothèque Historique, XIV.9 :
Cependant, les Campaniens, séduits par les promesses de Denys, s'avancèrent d'abord sur Agyra. Là, ils confièrent leur bagage à Agyris, commandant de la ville, et, armés à la légère, ils se mirent en route vers Syracuse, au nombre de douze cents cavaliers. Ayant fait ce trajet avec la plus grande célérité, ils tombèrent à l'improviste sur les Syracusains, en tuèrent un grand nombre et se firent jour, les armes à la main, jusqu'au quartier où Denys se trouvait renfermé. (…) Quant aux Campaniens, après les avoir comblés de présents, il les renvoya de la ville, se défiant de leur inconstance. Ils se rendirent à Entella et parvinrent à persuader aux habitants de les laisser vivre au milieu d'eux ; mais profitant de la nuit pour exécuter leur dessein, ils égorgèrent tous les hommes adultes, épousèrent les femmes de leurs victimes, et prirent possession de la ville.Cette fois-ci, nous sommes carrément en présence d’un double de l’épisode de 288-287.
Les Mamertins sont de fidèles soutiens du tyran syracusain Agathocle // les Campaniens sont de fidèles soutiens du tyran syracusain Denys l’Ancien.
D’abord accueillis à Syracuse, les mercenaires menacent la stabilité de Syracuse et sont finalement expulsés // « il les renvoya de la ville, se défiant de leur inconstance. »
Les Mamertins sont accueillis par les Messiniens // « Ils se rendirent à Entella et parvinrent à persuader aux habitants de les laisser vivre au milieu d'eux »
Les Mamertins égorgent leur hôtes // « profitant de la nuit pour exécuter leur dessein, ils égorgèrent tous les hommes adultes »
Les Mamertins épousent les femmes de leurs victimes et se partagent leurs biens // « épousèrent les femmes de leurs victimes, et prirent possession de la ville »
Le parallèle est parfait, depuis leur établissement ratée à Syracuse jusqu’à l’abjecte trahison finale. Evidemment trop beau pour être vrai, et je soupçonne fortement Timée, ennemi juré des Mamertins (il abhorre Agathocle ; sa patrie Tauroménion est juste au sud de Messine, sans doute première victimes de leurs brigandages ; il idolâtre Pyrrhus qui les combat) et friand de ces récits dramatiques ; il aurait tout intérêt à noircir un peu plus les Mamertins, en en faisant un peuple de sauvages sans foi ni loi (en particulier les lois de l’hospitalités, sacrées), d'autant que se partialité est légendaire. En prime, il est très abondamment employé par Diodore pour les affaires siciliennes. Mais cela reste très conjoncturel ; de toute façon, si ce n’est lui c’est un autre, le processus de création de cette série littéraire doit obéir à cette logique.
La seule certitude, c’est qu’Entella a connue une colonisation campanienne au sein d’un ville d’Elymes hellénisés, mais le récit tragique, lui, est douteux, surtout que la ville reste bien intégrée comme le montre les évènements postérieurs (Diodore livre XVI en particulier), d’autant que c’est notre seul et unique témoignage. Nous sommes au cœur de la zone d’influence carthaginoise où les Puniques favorisent une colonisation campanienne ; de son côté, Denys installe dans la foulée des mercenaires campaniens comme colons à Catane puis à Etna. Si effectivement un tel massacre avait eu lieu, les Puniques et les Grecs se seraient montrés beaucoup plus réticents et prudents il me semble.
Exemple 3 : Rhégion en 280. Le dernier en date, mais que je le présente avant Messine, car la documentation est plus abondante et les modalités décrites avec davantage de précision. Décius s’inspire directement de l’expérience mamertine, et peut par conséquent éclairer certains points obscurs sur les modalités de la transition.
Je ne vais pas citer intégralement les textes, ils sont nombreux, ils mériteraient des commentaires individuels qui seraient bien trop long (déjà que là…). Voir Polybe I.7 ; Denys d’Halicarnasse, XX.4.3-8 ; Dion Cassius, IX.41 ; Diodore XXII.2 ; Tite-Live, XXVIII.28.6 ; Per.12 ; Appien,
Guerres Samnites, 19.
L’aventure de Décius Vibellius et de ses compères méritant des développements particuliers (un prochain message peut-être ? en particulier pour la chronologie), je me contenterai de quelques remarques succinctes sur les modalités de la prise de pouvoir.
Tout d’abord, les Campaniens sont peu nombreux, à peine 800 Campaniens et 400 Sidicins (Denys, XX.4.2, d’où la remarque de Dion Cassius «
trop inférieurs en nombre »), ce qui est conforme à leur mission de simples garnisaires. Par la suite, les chiffres furent gonflés pour arriver au chiffre canonique de 4000 fantassins ou une légion « campanienne » pour le moins inhabituelle (Frontin IV.1.38 : une légion de 4000h ; Polybe I.7 : 4000h ; TL, XVIII.28.6 : une légion de 4000h ; TL, Per.12 : une « légion campanienne »). 1200 hommes seulement, ce qui exclut de fait un massacre de toute la population mâle adulte. Certes, ils sont encouragés et rassurés par leurs compatriotes d’outre-détroit, ce qui leur donne de l’audace, mais retenons que les effectifs ne sont pas forcément énormes, alors que Rhégion tout comme Messine sont de grandes villes puissantes, dominant un vaste territoire.
Tite-Live donne sans doute la solution en XXVIII.28.6, où il abrège les épisodes qu’il nous contait au livre XII, perdu : «
après avoir égorgé criminellement les notables de la cité (principibus ciuitatis) ». Il est le seul à limiter explicitement le massacre aux seuls notables (avec peut-être Diodore XXII.2, peu clair), complété par une vague d’exils (Polybe I.7), tandis que les survivants seront réinstallés après la reprise de la ville en 270. Autrement dit, le scénario ressemble aux traditionnelles luttes agraires qui égrainent l'histoire de la Sicile, et tout particulièrement de Syracuse, avec une confiscation des biens des notables partagés ensuite entre les bénéficiaires, en l’occurrence ici les Campaniens, tandis que le reste de la population continuait à vaquer à ses occupations. La seule originalité réside dans le partage des femmes. Le bouleversement démographique n’est donc peut-être pas aussi grave que les sources alarmistes veulent bien le dire. C’est d’ailleurs une condition indispensable pour maintenir des relations économiques et sociales. Or Messine en particulier n’a pas du tout vu son économie péricliter sous domination campanienne, au contraire, alors que ne s’improvise pas marchand ou marin qui veut. La cité reste connectée aux réseaux commerciaux méditerranéens. Un autre exemple, c’est le médecin grec Dexicratès, que Decius fait venir de Messine : preuve si besoin est que seulement 7 ans après le coup de force, la population grecque est bien présente…
Un autre intérêt, c’est le mode de partage des biens. Décius sera chassé pour l’avoir inégalement réparti (Diodore), voire même livré aux Romains par ses compagnons disent certains (Denys).
Dernière remarque: ils s'emparent de la ville après entre un et deux ans de franche cohabitation (282-280). Ils connaissent parfaitement leurs victimes, ils n'improvisent pas. Ce qui me semble aussi favoriser l'idée d'une présence campanienne antérieure à Messine, sous la forme d'une garnison osque dès Agathocle.
Enfin, exemple 4 : Messine en 287.
Polybe,
Histoires, I.7 :
Peu de temps avant les événements dont nous parlons, des Campaniens à la solde d'Agathocle, dont la convoitise était depuis longtemps excitée par la beauté de Messine et ses autres avantages, saisirent la première occasion de s'en emparer par trahison : ils entrèrent en amis et n'eurent pas plus tôt pénétré dans la place qu'ils en chassèrent ou en massacrèrent les habitants, firent main basse sur les femmes et les enfants de leurs victimes, selon que le hasard les livrait à chacun d'eux, puis se partagèrent toutes les richesses et les terres de la cité.Diodore,
Bibliothèque Historique, XXI.18.1 :
Après cet arrangement, les étrangers quittèrent à l'époque désignée la ville de Syracuse ; arrivés au détroit, ils furent accueillis par les Messiniens comme amis et comme alliés. Ils égorgèrent pendant la nuit les habitants dans leurs maisons où ils les avaient généreusement reçus. Ils épousèrent ensuite les femmes et se rendirent maîtres de la ville. Ils la nommèrent Mamertine, du nom d’Arès, appelé Mamers dans leur dialecte.Dion Cassius, IX.41 :
Leur confiance fut d’autant plus grande, qu’ils voyaient Messine entre les mains des Mamertins qui, originaires de la Campanie et chargés par Agathocle, roi de Sicile, de défendre cette ville, s’en étaient rendu maîtres par le massacre des habitants.Nous quittons le
topos pour entrer dans le récit historique, les sources étant tout à coup à la fois plus abondantes et plus variées (grecques, mais aussi latines), valorisées encore par l’importante de la cité dans le déclenchement de la première guerre punique, ce qui attise la curiosité des historiens postérieurs.
Les divergences sont faibles, par exemple concernant la raison de leur présence : Dion Cassius s’individualise en présentant leur présence comme contemporaine d’Agathocle, et cette idée de « garnison » se retrouve par exemple dans Diodore, XXII.fgt.2 : «
Comme les Campaniens qui étaient à la solde d’Agathocle s’étaient saisis de Messine, sous prétexte de la défendre contre les Romains : ainsi Decius, tribun militaire, se saisit de Rhégion sous prétexte de défendre cette ville de l’invasion de Pyrrhus. ». Les deux versions ne sont pas forcément antagonistes, même si le parallèle de Diodore est artificiel (Rome n’est pas une menace directe en 287 ; il s’agit surtout d’établir un symétrique rhétorique avec Rhégion). En effet, la présence d’une garnison d’Agathocle à Messine est assurée. Que toute ou une partie de la garnison soit d’origine campanienne est tout à fait envisageable (ils étaient plusieurs milliers dans les armées syracusaines) et expliquerait la facilité avec laquelle ils furent accueillis et la rapidité avec laquelle ils s’assurèrent leur prise : ils avaient des amis sur place qui connaissaient bien les lieux. Hypothétique, mais non impossible donc, et cela présente en outre l’avantage de ne pas avoir à trop interpréter certains textes.
Une autre point de divergence concerne le nom : pour Polybe, Dion et d’autres, la ville conserve son nom de Messine, le nom de Mamertins n’est qu’un ethnique (qui se superposeraient alors aux Messiniens d’origine grecque ?). Pour Diodore ou Pline au contraire, la ville elle-même change de nom et prend celui de Mamertine. C’est donc une seconde fondation. Le détail peut être important puisqu’il témoigne d’une volonté de rupture ou au contraire d’une continuation, et rejoint donc par là la problématique que tu avais abordés, celle de la composition de la population. Si seul l’ethnonyme existe à la base, « les Mamertins de Messine », une continuité est revendiquée, le passé de la ville est assimilé ; dans ce cas, le nom de Mamertine n’est pas officiel, mais est la « déformation » (je ne trouve pas le terme français approprié…) de l’ethnique appliqué au centre urbain (un peu comme Sens pour capitale des Sénons, Bourges pour capitale des Bituriges, Paris pour capitale des Parisii, le nom du peuple se substitue à celui de la ville). Ou alors la ville est entièrement débaptisée dès l’origine, comme l’étrusque Volturnum rebaptisée Capoue, et la conservation du nom Messine n’est qu’une survivance, une habitude, un archaïsme.
Le premier cas à ma préférence, car il concorde avec certains exemples de mixité culturelle sur lesquels je reviens plus bas, et il n’existe pas d’autres cas en Sicile. A Entella, à Etna, à Catane, la cité conserve son nom : « les Campaniens qui habitaient Catane » (Diodore XIV.58), « les Campaniens qui habitaient Entella » (Diodore XIV.61 ; XVI.67), « les Campaniens qui occupaient la ville d’Etna » (Diodore XIV.61 ; XVI.67)… et les « Campaniens qui occupaient Messine » (Polybe I.7 ; 8 ; Denys d’Halicarnasse, XX.4.8 ; Pline III.14.2 : « Messine dont les habitants s’appellent Mamertins »). De même, Rhégion ne perd pas son nom, mais il est vrai que l’occupation fut beaucoup plus brève.
Au final, sur quatre exemples, seuls les deux derniers sont vraiment documentés, les deux premiers très douteux, sans doute issu d’un
topos littéraire construit anachroniquement par leurs ennemis siciliens sur le modèle des Mamertins. La seule prise vraiment originale serait donc celle de Messine, sachant que Rhégion n’est qu’une imitation contemporaine et conjoncturelle, intimement liée à l’aventure sicilienne sans laquelle elle n’aurait sans doute jamais eu lieu. C’est le sort de Messine qui sert de modèle à un
topos, et non, à mon avis, les Mamertins qui s’inspirent d’une tradition « nationale » séculaire.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un comportement aussi prédateur terni à long terme l’image de la cité, d’autant qu’après 264, leur vocation guerrière sera de l’histoire ancienne (leur aventure ne dure que l’espace d’une génération, celle des mercenaires d’Agathocle). Aussi apparaissent de nouvelles traditions, plus « propres », visant à faire oublier la violence et l’injustice, pour ne pas dire le blasphème, de leur passé.
Strabon,
Géographie, VI.2.3 :
Plus tard les Mamertins, Campaniens d'origine, vinrent augmenter le nombre de ses habitants ; puis les Romains en firent leur place d'armes dans cette première guerre contre les Carthaginois, (. . .) Les Mamertins, avec le temps, ont su prendre un tel ascendant sur les Messiniens qu'ils sont devenus, on peut dire, les maîtres de la ville : aussi n'est-ce plus le nom de Messiniens qu'on emploie aujourd'hui pour désigner les habitants de Messine, mais toujours le nom de Mamertins. Le vin même de cet excellent cru, capable, on le sait, de rivaliser avec les meilleurs vins d'Italie, n'est plus connu sous le nom de Messinien, mais bien sous celui de Mamertin. Mieux encore, une nouvelle légende nationale, aux racines aussi bien osques que grecques, va naître.
Festus Grammaticus, De la signification des mots, XI
sv. Mamertini : d’après Alfius (Alfius Flavius cité par Pline ??)
MAMERTINI. Voici pourquoi les Marnertins ont reçu ce nom : une terrible contagion s'était appesantie sur tout le Samnium. Sthennius Mettius, chef de cette nation, convoqua l'assemblée de ses concitoyens ; il leur exposa que durant son repos, Apollon lui était apparu et lui avait déclaré que s'ils voulaient être délivrés de ce mal, ils eussent à vouer un printemps sacré, c'est-à-dire à faire vœu d'immoler en l'honneur du dieu tous les êtres qui naîtraient le printemps suivant. Ils le firent et furent soulagés ; mais vingt ans après, ils devinrent la proie d'une contagion de la même espèce ; en conséquence, Apollon, consulté de nouveau répondit qu'ils n'étaient pas quittés de leur vœu, puisque les hommes n'avaient pas été immolés ; que, s'ils les expulsaient, ils seraient certainement délivrés de ce fléau. Ces jeunes hommes donc, ayant reçu l'ordre de quitter leur patrie, s'établirent dans cette partie de la Sicile (?) qu'on nomme aujourd'hui Tauricane; les Messiniens souffrant par hasard d'une nouvelle guerre, ils allèrent volontiers à leur secours, et ils délivrèrent les provinciaux de la guerre ; pour leur témoigner leur reconnaissance de ce service, les Messiniens les invitèrent à s'incorporer à eux et à partager leur territoire, et ils reçurent un seul et même nom, celui de Mamertins, parce que les noms des douze grands dieux ayant été mêlés ensemble pour que l'on en tirât un au sort, le hasard voulut que celui de Mamers sortit de l'urne. Or ce nom, en langue osque, signifie Mars. Cette histoire est rapportée par Alfius, au livre premier, de la Guerre de Carthage.D’abord un mot sur l’auteur, Alfius. Quasi inconnu, je n’ai trouvé qu’une mention dans Pline, une anecdote contemporaine d’Auguste, dont il est donc ou contemporain ou postérieur. Enfin, à supposer que ce soit le même... Par contre, ce qui est intéressant, c’est qu’il est sans doute lui-même d’origine campanienne (un Alfius est medixtutique de Capoue en 215 av.). Sous sa plume se mêlent donc
- des traditions osques :
- la tradition du ver sacrum, le printemps sacré, la génération sacrifiée qui part à la conquête de nouvelle terres. Je connais peu, mais le thème apparaît souvent aussi bien dans Tite-Live que Diodore ou Denys. Admirer la répétition « 20 ans après » : quel roublard ce dieu, il attend patiemment qu’ils soient adultes pour les rappeler à l’ordre, afin de proposer un échappatoire impossible en jeune âge.
- Le nom du personnage principal : Sthennius. Quel hasard ! Un certain Sthénios d’après Plutarque (Apophtegmes des capitaines, Pompée ; Préceptes d’administration publique, 815e) est un Mamertin très influent à l’époque des guerres civiles. Le mythe est donc enraciné dans une tradition familiale aristocratique locale. A moins qu’il ne s’agisse que d’un simple prénom osque, ce qui serait bien moins intéressant (TL, XXIII.8 me faisant douter)...
- des traditions grecques
- Apollon en tant qu’initiateur de la migration et guide des colons, en lieu et place de Mars/Mamers (dieu de la guerre, mais aussi dieu printanier… d’où le printemps sacré, en mars…). Pire, un Apollon « consulté », un oracle delphien préalable à l’expédition donc, comme toutes les fondations grecques. Cet hellénisation du mythe impose le recours complètement artificiel au tirage au sort afin de retomber sur ses pieds, c’est-à-dire sur Mamers, éponyme des citoyens.
- Les 12 grands dieux, tradition qui ne me semble pas très osque, sans certitude.
Comme chez Strabon, les pillards sans vergogne se muent en protecteurs, les victimes en hôtes. La souillure originelle du massacre des hôtes a cédé la place à une bénédiction humaine et divine. La cité a accompli la symbiose de ses deux composantes ethniques, amalgamant dans sa mythologie aussi bien son passé grec que ses origines osques sur un pied d’égalité. La Concorde est rétablie, tant entre les hommes qu’avec les dieux. C’est-y pas joli ?