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Ma question est la suivante : Napoléon n'a-t-il pas laissé passer des occasions précieuses ?
Par exemple en aidant concrètement Alexandre à s'emparer des Balkans (en totalité) n'aurait il pas pu durablement souder l'alliance franco-russe, créer un source constante de méfiance entre Vienne et Petersbourg ainsi qu'en Petrsbourg et Londres ?
Ou bien en proposant un partage des Balkans entre Russes et Autrichiens n'aurait il pas pu souder une alliance de ces deux puissances avec la France - tout en générant entre elles deux un risque constant de frictions ?
Ou bien encore en associant Londres à un plan de partage (par exemple en lui promettant l'Egypte) n'aurait il pas pu ouvrir avec les anglais un dialogue pouvant utilement déboucher sur un epaix durable avec la France (qui aurait renoncé à ses ambitions en Méditerranée orientale) ?
Ou bien à l'inverse s'il ne voulait partager l'empire ottoman avec les Russes n'aurait il pas du engager une véritable alliance franco-turque contre la Russie (en 1811/1812 en particulier) ?
Ce rapide exposé sur la question ottomane dans les relations franco-russes pourra peut-être donner quelques pistes à vos interrogations :
Dans le cadre des accords de Tilsit, la question ottomane ne pouvait être éludée (à cette date, les Russes en guerre avec Constantinople occupaient la Moldavie et la Valachie). C’était pour Alexandre un point de toute première importance que Napoléon, dans le dessein de conforter l’alliance en cours, ne pouvait ignorer. Ainsi, Paris et Saint-Pétersbourg s’entendirent sur les points suivants :
« Toutes hostilités cesseront immédiatement, sur terre et sur mer, entre les forces de S.M. l'Empereur de toutes les Russies et celles de Sa Hautesse, dans tous les points où la nouvelle de la signature du présent traité sera officiellement parvenue. Les Hautes Parties Contractantes la feront porter, sans délai, par des courriers extraordinaires, pour qu'elle parvienne, le plus promptement possible, aux généraux et commandants respectifs.
Les troupes russes se retireront des provinces de Valachie et de Moldavie, mais lesdites provinces ne pourront être occupées par les troupes de Sa Hautesse jusqu'à l'échange des ratifications du futur traité de paix définitive entre la Russie et la Porte Ottomane.
S.M. l'Empereur de toutes les Russies accepte la médiation de S.M. l'Empereur des Français, Roi d'Italie, à l'effet de négocier et conclure une paix avantageuse et honorable aux deux Empires. Les plénipotentiaires respectifs se rendront dans le lieu dont les Parties intéressées conviendront, pour y ouvrir et suivre les négociations.
Si par une suite des changements qui viennent de se faire à Constantinople, la Porte n'acceptait point la médiation de la France, ou si après qu'elle l'aura acceptée il arrivait que, dans le délai de trois mois après l'ouverture des négociations, elles n'eussent pas conduit à un résultat satisfaisant, la France fera cause commune avec la Russie contre la Porte Ottomane, et les deux Hautes Parties Contractantes s'entendront pour soustraire toutes les provinces de l'Empire Ottoman en Europe, la ville de Constantinople et la Province de Roumélie exceptées, au joug et aux vexations des Turcs. »Cependant, le démantèlement de l’Empire ottoman n’apparaissait aucunement pour Napoléon comme une priorité. Si son éventualité était évoquée, il convenait de ne pas brusquer les choses afin de ne pas provoquer la chute de l’empire qui fatalement aurait éveillé l’appétit de l’Angleterre. Il convenait donc d’éviter une telle alternative (tout du moins tant que l’Angleterre n’ait pas été abattue), tout en spécifiant que la ville de Constantinople et la Roumélie n’entreraient pas dans le cadre du partage annoncé. Il était nécessaire en effet pour Napoléon de fermer au Tsar les Détroits, et du coup la Méditerranée, ce qui aurait placé les Russes dans une position bien trop favorable. Pour Napoléon, la meilleure option était d’obtenir un arrangement russo-turc permettant à Saint-Pétersbourg d’obtenir la possession de quelques territoires assurant sa satisfaction dans le cadre de l’alliance avec la France et susceptibles de freiner pour un temps ses appétits, tout en ne mettant pas en péril (tout du moins pour l’instant) l’existence de l’Empire ottoman.
Cependant, on s’aperçut assez vite qu’Alexandre ne désirait pas franchement respecter les accords prévus pour les principautés danubiennes. Fort de l’occupation de la Valachie et de la Moldavie, et soucieux d’obtenir des avantages face aux sacrifices que lui imposait Tilsit, le Tsar entendait garder ses conquêtes. Si un armistice fut signé le 24 août 1807, l’évacuation ne fut pas effective et les troupes russes restèrent sur place.
Comprenant tout l’attachement d’Alexandre pour ces deux principautés, Napoléon n’entendait pas modifier les accords de Tilsit dans le seul bénéfice de la Russie. Des compensations s’exigeaient. On aurait pu penser à se servir dans les Balkans mais Napoléon rejeta l’option. Il s’agissait de provinces plus pauvres que la Moldavie et la Valachie, et de territoires qu’il fallait conquérir alors que la possession des principautés danubiennes était déjà effective pour Saint-Pétersbourg. Non seulement, il n’y avait pas équité, mais une telle prise de territoires ne pouvaient que provoquer la chute de l’Empire ottoman ; chose, comme dit plus haut, qui n’était pas, en tout cas dans l’immédiat, dans les intérêts de la France.
Rejetant la possibilité de s’entendre par des compensations dans les Balkans, Napoléon avait d’autres vues. Envoyant Caulaincourt négocier à Saint-Pétersbourg, il notifia qu'il n'était pas défavorable à la possession de la Valachie et de la Moldavie par les Russes, mais qu'en échange, il se devait d'obtenir la Silésie prussienne. Il était également ajouté que l'idée du démembrement de l'Empire ottoman (car on supposait bien ce point allait venir sur la table) n'était pas en soi inacceptable, mais qu'il faudrait pour régler une question aussi délicate convenir d'une autre entrevue.
Cependant, Alexandre était très défavorable à la compensation silésienne. La Prusse avait déjà selon lui suffisamment souffert, et il n'était pas acceptable qu'on lui arrache à nouveau des territoires. La prise de la Silésie pouvait aussi annoncer pour les Russes le renforcement de l'idée du rétablissement du royaume de Pologne. Fort de ces considérations, la compensation à l'occupation de la Valachie et de la Moldavie devait pour le Tsar, se trouver sur les terres ottomanes et non ailleurs ; des dispositions, comme dit plus haut, que rejetait Napoléon.
Face à l’obstination d’Alexandre, Napoléon, début 1808, commença à réfléchir à l’opportunité de faire intervenir l’Autriche dans les débats. Metternich fut contacté et averti de l’hypothèse du partage de la Turquie. L’Empereur voyait là un moyen de contre-balancer les ambitions russes en Orient grâce à une puissance qui voyait effectivement avec inquiétude l’empire des tsars s’installer sur le cours inférieur du Danube.
Face aux Russes, la position de Napoléon dans sa correspondance avec Caulaincourt évoluait peu, s’il laissait quelque peu de côté la question silésienne et s’attachait à la stricte exécution du traité de Tilsit, il n’évoquait le partage qu’avec réserve et cherchait à gagner du temps.
C’est dans ce contexte que Napoléon à Alexandre écrivit la fameuse lettre du 2 février 1808. On pouvait y lire ceci :
« Une armée de 50,000 hommes, russe, française, peut-être même un peu autrichienne, qui se dirigerait par Constantinople sur l'Asie, ne serait pas arrivée sur l'Euphrate, qu'elle ferait trembler l'Angleterre et la mettrait aux genoux du continent. Je suis en mesure en Dalmatie ; Votre Majesté l'est sur le Danube. Un mois après que nous en serions convenus, l'armée pourrait être sur le Bosphore. Le coup en retentirait aux Indes, et l'Angleterre serait soumise. Je ne me refuse à aucune des stipulations préalables nécessaires pour arriver à un si grand but. Mais l'intérêt réciproque de nos deux États doit être combiné et balancé. Cela ne peut se faire que dans une entrevue avec Votre Majesté, ou bien après de sincères conférences entre Romanzof et Caulaincourt, et l'envoi ici d'un homme qui fût bien dans le système. M. de Tolstoï est un brave homme, mais il est rempli de préjugés et de méfiances contre la France, et est bien loin de la hauteur des événements de Tilsit et de la nouvelle position où l'étroite amitié qui règne entre Votre Majesté et moi ont placé l'univers. Tout peut être signé et décidé avant le 15 mars. Au 1er mai nos troupes peuvent être en Asie, et à la même époque les troupes de Votre Majesté à Stockholm. Alors les Anglais, menacés dans les Indes, chassés du Levant, seront écrasés sous le poids des événements dont l'atmosphère sera chargée. Votre Majesté et moi aurions préféré la douceur de la paix et de passer notre vie au milieu de nos vastes empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux par les arts et les bienfaits de l'administration ; les ennemis du monde ne le veulent pas. Il faut être plus grands, malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d'aller où la marche irrésistible des événements nous conduit. Alors cette nuée de pygmées, qui ne veulent pas voir que les événements actuels sont tels qu'il faut en chercher la comparaison dans l'histoire et non dans les gazettes du dernier siècle, fléchiront et suivront le mouvement que Votre Majesté et moi aurons ordonné; et les peuples russes seront contents de la gloire, des richesses et de la fortune qui seront le résultat de ces grands événements.
Dans ce peu de lignes, j'exprime à Votre Majesté mon âme tout entière. L'ouvrage de Tilsit réglera les destins du monde. Peut-être, de la part de Votre Majesté et de la mienne, un peu de pusillanimité nous portait à préférer un bien certain et présent à un état meilleur et plus parfait; mais, puisque enfin l'Angleterre ne veut pas, reconnaissons l'époque arrivée des grands changements et des grands événements. »La lettre fut logiquement très favorablement reçue à Saint-Pétersbourg. Mais, lors des échanges qui suivirent, les divergences de vue éclatèrent. Si dans un premier temps, Alexandre avait imaginé établir à Constantinople un gouvernement libre, il avait, au regard des sacrifices à faire dans le cadre de l’expédition vers les Indes, changé d’avis et exigeait à présent le contrôle des Détroits. Or une telle demande était inacceptable pour la France qui n’entendait pas offrir une telle position à son allié.
Au même moment les affaires d’Espagne occupaient toute l’attention de l’Empereur. La question orientale passa alors sur un second plan ; les négociations relatives au partage devant être poursuivies le temps que l’on s’entende sur une éventuelle entrevue entre les deux monarques ; et Sébastiani à Constantinople devant redoubler d’efforts afin d’éviter que les Turcs ne repartent en guerre ; conflit qui, s’il reprenait, pouvait bien aboutir à la défaite ottomane et la conquête de Constantinople par les Russes et mettre à bas les plans établis par Napoléon.
Finalement, Sélim III venant de tomber et la situation se dégradant de jour en jour le long des rives du Danube entre les deux armées en présence, Alexandre fixa le lieu de la rencontre tant désirée : Erfurt ; et les points à aborder : l’Espagne, l’Autriche, la Prusse et bien évidemment la Turquie.
L’Autriche devenant menaçante, l’option du partage prenait du recul dans l’esprit de Napoléon. Ainsi, l’Empereur, au lieu d’organiser le démembrement de la Turquie à Erfurt, envisageait plutôt d’offrir seulement les provinces danubiennes à Alexandre en échange de son silence sur les affaires d’Espagne et de son concours dans le conflit à venir contre l’Autriche.
Alexandre, heureux de ne pas se nourrir depuis Tilsit que de vagues projets, accepta l’offre via la convention d’alliance signée à Erfurt :
« Art. 8.Sa Majesté l'Empereur de Russie, d'après les révolutions et changements qui agitent l'empire ottoman et qui ne laissent aucune possibilité de donner et, par conséquent, aucune espérance d'obtenir des garanties suffisantes pour les personnes et les biens des habitants de la Valachie et de la Moldavie, ayant déjà porté les limites de son empire jusqu'au Danube, de ce côté, et réuni la Valachie et la Moldavie à son empire, ne pouvant qu'à cette condition reconnaître l'intégrité de l'empire ottoman , Sa Majesté l'Empereur Napoléon reconnaît ladite réunion et les limites de l'empire russe de ce côté, portées jusqu'au Danube
Art. 9. Sa Majesté l'Empereur de Russie s'engage à garder dans le plus profond secret l'article précédent, et à entamer, soit à Constantinople, soit partout ailleurs, une négociation, afin d'obtenir à l'amiable, si cela se peut, la cession de ces deux provinces. La France renonce à sa médiation. Les plénipotentiaires ou agents des deux puissances s'entendront sur le langage à tenir, afin de ne pas compromettre l'amitié existant entre la France et la Porte, ainsi que la sûreté des Français résidant dans les Échelles, pour empêcher la Porte de se jeter dans les bras de l'Angleterre.
Art. 10. Dans le cas où, la Porte Ottomane se refusant à la cession des deux provinces, la guerre viendrait à se rallumer, l'Empereur Napoléon n'y prendra aucune part et se bornera à employer ses bons offices auprès de la Porte Ottomane ; mais, s'il arrivait que l'Autriche ou quelque autre puissance fit cause commune avec l'empire ottoman dans ladite guerre, Sa Majesté l'Empereur Napoléon ferait immédiatement cause commune avec la Russie, devant regarder ce cas comme un de ceux de l'alliance générale qui unit les deux empires. »Napoléon abandonnait sa position de médiateur et offrait sur un plateau la Moldavie et la Valachie. Les Turcs refusèrent logiquement la cession et la guerre finit par reprendre sur les bords du Danube entre Saint-Pétersbourg et Constantinople.
De son côté, Napoléon poursuivit la campagne d’Espagne, répondit à la guerre déclarée par l’Autriche, écrasa cette dernière pour finalement s’unir à elle par le mariage avec Marie-Louise.
Du côté de Vienne, comme déjà dit, les avancée russes sur le cours inférieur du Danube éveillaient de fortes inquiétudes. Metternich en fit part à Napoléon espérant voir en lui un arbitre suffisamment puissant pour imposer la paix dans le conflit russo-turc. Même si le torchon brûlait entre la France et la Russie, Napoléon n’était pas prêt à offrir au Tsar un cassus-belli par la violation des accords d’Erfurt et il répondit négativement à la demande autrichienne.
Néanmoins, à mesure que les relations s’envenimaient entre Paris et Saint-Pétersbourg et que l’on marchait droit vers la guerre, Napoléon réévalua sa position et, dès février 1811, s’appuya sur l’Autriche, en lui faisant savoir qu’il était favorable à ce qu’elle fasse connaître concrètement son opposition aux avancées russes dans les principautés danubiennes (et à la possible mainmise sur la Serbie). Ainsi, Napoléon espérait voir les Turcs, forts du soutien de Vienne, refuser la paix et, du coup, forcer le Tsar à mobiliser ses troupes sur ce théâtre d’opérations. Parallèlement, l’Empereur tentait de renouer des liens avec Constantinople ; liens passablement mis à mal depuis que les espoirs de médiation nés avec Tilsit s’étaient évanouis ; et laissait entrevoir qu’une alliance entre les deux pays ramènerait la Valachie et la Moldavie dans le giron turc, et qu’une opération combinée pourrait être menée avec la Crimée comme objectif.
De son côté, Alexandre, désireux d’en finir avant une éventuelle guerre avec la France, cherchait la paix avec la Porte et offrait la restitution de la Valachie et de la moitié de la Moldavie ; ce qui pouvait aussi étouffer les sujets de tension avec Vienne et servir de base à une possible entente. Les efforts de Napoléon en direction de l’Empire ottoman furent finalement vains, et la paix entre Saint-Pétersbourg et Constantinople fut signée le 28 mai 1812 à Bucarest, les Russes lâchant leurs prises et ne gardant que la Bessarabie.