Il y a quelques temps, je me suis amusée à travailler sur l'imaginaire oriental tel que décrit dans le film d'animation
Aladdin de Disney, sorti en 1992. En creusant un peu le sujet, je me suis aperçu tout d'abord qu'il y avait là facilement matière à un bon article historique, puis que bien d'autres s'étaient déjà penché sur l'ouvrage et avaient produit des articles très intéressants. Il s'agit souvent d'auteurs américains qui sont plutôt orientés "anti-Disney", mais cela ne remet pas en cause la pertinence de leurs remarques, même si certaines doivent être nuancées. Il me semble donc intéressant de vous faire part de quelques-uns des aspects de cette réflexion, encore un peu confuse et certainement pas arrivée à terme. J'espère qu'elle gagnera à la discussion.
Les sources d'info sur le film tout d'abord le DVD et ses bonus, ainsi qu'un livre édité avec la bénédiction de la firme, John Culhane,
Aladdin, the making of an animated film, 1992. Plusieurs articles se trouvent sur internet via google scholars, mais trois livres contiennent ceux qui m'ont paru les plus intéressants :
* K. C. Kelly, "Bodily temporalities in
the thief of Baghdad (1924),
the thief of Baghdad (1940) and
Aladdin (1992)", in N. Haydock & E.DL. Risden,
Hollywood in the holy land, Jefferson, 2009
* A. Nadel; "A whole new (Disney) world order :
Aladdin, Atomic Power and the Muslim Middle East", in M. Bernstein & G. Studlar,
Orientalism in film, 1997
* C. Wise, "Notes from the Aladdin industry : or middle eastern folklore in the era of multinational capitalism"
& D. Sachko Macleod, "The politic of vision: Disney, Aladdin and the Gulf War"
les deux, dans B. Ayres,
The Emperor's Old Groove. Decolonizing Disney's Magic Kingdom, New York, 2003.
Les éditions anglaises du conte d'Aladdin incluses ou non dans les mille et une nuits se trouvent en ligne sur
http://www.wollamshram.ca/1001/index.htm ; celle de Galland est disponible sur Gallica. La plus proche du conte arabe serait celle de René R. Khawam,
Le roman d'Aladin, Paris, 1988.
Aladdin, pourtant sorti plus de dix ans après l'
Orientalism d'Edward Said (1978), est en quelque sort un condensé de deux siècles d'orientalisme. Il est marqué par différentes visions de l'Orient qui se sont développées au fil des siècles, en reprenant des œuvres anciennes.
La première de ces sources est l'orientalisme pré-romantique des XVIIe-XVIIIe siècle. Comme le rappelle René R. Khawam, l'histoire d'Aladin, à l'origine, n'est pas relatée dans les
Mille et une nuits. C'est la première traduction de ces contes, opérée par Antoine Galland au début du XVIIIe, qui l'y introduit. Galland n'a pas puisé sa source dans le manuscrit de la BNF qui lui sert de base pour la plupart des contes ; il n'aurait connu ce récit qu'à travers un conteur syrien qui le lui aurait raconté, chez lui, en 1709 (même chose pour Sinbad). Les premiers manuscrits arabes des 1001 nuits qui relatent le conte sont postérieurs à la version de Galland. C'est le cas de l'édition de Bulaq de 1835, "très fautive et très infidèle" selon Khawam. Populaire, le conte d'Aladin n'a jamais, comme le reste des nuits, été illustré, et presque jamais écrit dans le monde arabe : sa large diffusion par le biais d'une traduction occidentale partielle et parfois "orientalisée", lui confère un nouveau statut.
De l'orientalisme pré-romantique, l'
Aladdin de Disney hérite donc d'une histoire - histoire largement remaniée, et histoire moralisée. Les adaptateurs n'en gardent pas tout (ils n'en gardent même pas grand chose), mais s'appuient quand même sur une trame : la lampe enfermée dans une caverne où seul Aladin peut pénétrer, l'enfermement et la délivrance grâce au génie enfermé dans la lampe, les fabuleuses richesses fournies par le génie, la volonté d'épouser la princesse et l'ascension sociale. Le personnage d'Aladin en lui-même est assez conforme à celui du conte. Certes, l'histoire originelle n'en fait pas un voleur au grand coeur, mais il part quand même de pas grand chose : c'est un bon à rien, orphelin de père, qui passe sa vie à vagabonder, qui devient gendre du sultan, même si bien des aventures se passent près cela, que le film élude entièrement. Les autres personnages, on le verra, sont beaucoup moins proches de l'histoire arabe.
Le deuxième élément qui peut se rattacher à l'orientalisme pré-romantique est le merveilleux. Depuis les voyages de Marco Polo au moins (on pourrait même remonter jusqu'à l'Antiquité romaine...), monstres et génies vivent à l'est. (Sur le merveilleux dans le voyage de Marco Polo et ses représentations, voir R. Wittkower,
L'Orient fabuleux. ). Il est amusant, d'ailleurs, de voir que le conte lui-même, dans sa version arabe, se situe dans un Orient, la "Chine". Khawam estime que cette appellation désigne une chaîne de montagne au nord du Khirgizstan, domaine des Ouïgours. La traduction par Galland des Mille et une nuits ne fait que raviver, au début du XVIIIe, ce lieu commun déjà bien ancré dans les imaginaires ; mais le XVIIIe est marqué par toute une littérature merveilleuse qui prend l'Orient comme cadre. L'exemple le plus fameux en est le
Zadig de Voltaire (1747-1748).
Enfin, Aladdin emprunte au XVIIIe son régime politique. On est, dans le film, dans une manifestation parfaite du despotisme oriental défini par Montesquieu : un lieu de pouvoir absolu, où tout le monde est sujet ; des lois contraignantes, mais au dessus desquelles se trouve le sultan (puisqu'il change la loi à la fin) ; le sultan comme "premier prisonnier de son palais", se déchargeant de l'exercice du pouvoir sur son vizir.
Le deuxième temps important est celui de l'orientaliste romantique du XIXe siècle, celui de Delacroix, Hugo, Flaubert... Dans
Les Orientales, "Le poète au calife" (consultable ici :
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Po%C3%ABte_au_calife) résume la plupart des thématiques que le romantisme rattache à l'Orient : éléments pittoresques, barbarie et cruauté, sensualité et érotisme de femmes cachées, merveilleux, abondance et richesse. Or, tous ces thèmes se retrouvent dans
Aladdin.
Il serait fastidieux d'énumérer tous les éléments du pittoresque, mais il envahit le film : turbans, fez, babouches, pantalons bouffants forment les costumes ; les soldats sont armés de sabres ; les pastèques sont présentes à tous les coins de rue ; les animaux ont une connotation exotique (singe, perroquet, tigre, chameaux, chevaux de type pur-sang arabe, lions...) ; les objets sont de ceux qu'achèteraient un touriste ; les architectures multiplient les coupoles, les arcs outrepassés et les moucharabiehs. Tous ces éléments permettent au spectateur d'identifier immédiatement le cliché de l'Orient. Le désert constitue un lieu important dramatiquement, même s'il apparaît relativement peu en terme de durée ; c'est un désert de sable fin et de dunes, qui fait écho aux "collines dorées" de Fromentin (
Un été dans le Sahara, 1857). Cette représentation du désert, encore vivace de nos jours (alors que les dunes de sable ne sont qu'une infime minorité des paysages désertiques), a été alimentée par des oeuvres plus récentes, comme l'
Atlantide ou
Lawrence d'Arabie. Ce goût du pittoresque, ces paysages-clichés favorisent la vision de l'Orient comme un lieu hors de l'espace et du temps (ce que Said met bien en valeur comme étant une caractéristique de l'orientalisme au XIXe). La ville, Agrabah, est un lieu imaginaire (on peut penser que son nom dérive d'Agra ou de Baghdad), dont l'architecture mélange des éléments indiens, égyptiens, maghrébins (j'y reviendrai), entouré d'un désert sans limites : pour que les héros se déplacent vers des lieux reconnaissables (le Parthénon, le Sphinx de Gizeh, la Cité Interdite - dans un parcours géographique étrange...), ils doivent transiter non pas par le désert, mais par le ciel, seul élément d'unité entre la ville d'Agrabah et le reste du monde.
La barbarie pointe à tous les coins de rue, sous la forme des soldats, mais aussi des habitants. A un moment, la princesse, déguisée, a offert sans la payer une pomme à un garçon : le verdict du marchand est imminent, sa main sera coupée. La peine est en effet prévue dans le Coran et les
hadiths (je ne m'étends pas sur la chose, mais c'est un sujet très intéressant) ; cependant Christopher Wise relève avec humour qu'il est bien étonnant qu'il reste des mains dans la ville d'Agrabah, étant donné la facilité d'exécution de cette punition. Il met également le doigt sur le fait que le vol alimentaire est une chose assez difficilement imaginable dans un pays d'Islam, étant donné la valeur conférée à l'aumône. La situation rappelle plutôt le Jean Valjean des
Misérables, en fait. La barbarie est présente également dans les vers de la chanson d'ouverture du film tel qu'il a été montré à sa sortie (les paroles du DVD ont été expurgées sous la pression d'associations) : where they cut off your ear / if the don't your face / It's barbaric but hey, it's home !
Il n'est pas beaucoup besoin de développer l'idée de la sensualité : Jasmine, avec sa brassière et son pantalon bouffant, est la plus découverte des "princesses Disney", et on a plusieurs allusions dans le film au fantasme du harem. Toute ue partie du "show" du génie est également basée sur l'érotisme. De même, l'abondance et la richesse (on pourrait comparer avec la mort de Salmanazar de Delacroix), en opposition avec une misère crasse, transparaissent dans la multiplicité des pierreries, la "cave of wonders", etc.
L'Orient dépeint dans Aladdin reprend donc parfaitement les fantasmes mis en place par l'orientalisme au XIXe.
(PS. Je vais poursuivre sur un 2e post pour ne pas trop charger)