Voici le résumé du rapport:
Commission Indépendante d’Experts Suisse – Seconde Guerre Mondiale
Le transit ferroviaire de personnes à travers la Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale Annexe au rapport sur la Suisse et les réfugiés à l’époque du national-socialisme Auteur Gilles Forster Direction de l’étude Jean-François Bergier Georg Kreis Assistance scientifique Marc Perrenoud Christian Ruch
2 Y a-t-il eu des convois de déportés à travers la Suisse?
– Analyse factuelle Etant donné la situation géographique de la Suisse, une éventuelle déportation de Juifs à travers le territoire de la Confédération ne peut provenir que d’Italie ou de France. Dans ce dernier pays, les déportations de Juifs s’étalent du 27 mars 1942 au 17 août 1944. Elles concernent plus de 75 500 personnes, dont seulement 2564 reviendront vivantes des camps de concentration. 3 Environ un tiers de ces déportés étaient des ressortissants français. 4 Quant à la situation en Italie, c’est dans le sillage du Manifeste de la race de juillet 1938 que sont votées les premières mesures de discrimination à l’égard des Juifs. 5 Les déportations n’interviendront toutefois qu’après l’occupation allemande de l’Italie du nord, en septembre 1943, et la fondation de la République Sociale Italienne. Sans attendre les modifications législatives, 6 les nazis procèdent aux premières rafles et déportent les Juifs vers les camps d’extermination. 7 Concernant la France, nous avons aujourd’hui, grâce aux travaux de Serge Klarsfeld, une excellente connaissance de l’ensemble des convois vers les camps de la mort. Il résulte de ces recherches qu’aucun train de déportation en provenance de France n’a traversé la Suisse dans son cheminement vers l’est. 8 Il convient donc d’exclure l’hypothèse française pour se concentrer uniquement sur les déportations italiennes.
2.1 Le contexte international En ce qui concerne les convois en provenance d’Italie, nous savons que leur nombre s’élève à 43; pour 40 les itinéraires sont connus. Selon les recherches menées par Liliana Picciotto Fargion du Centro di Documentazione Ebraica Contemporanea (CDEC), 23 de ces trains passent par Tarvisio–Villach, 16 par le Brenner et 1 par Vintimille–Nice (voir annexes).9 En revanche, on ignore le trajet exact de trois convois de déportés: 3 Klarsfeld, Calendrier, 1993, p. 1122–1125. 4 Soit environ 25 000 personnes (Klarsfeld, Calendrier, 1993, p. 1126–1127); Cf. Hilberg, Destruction, 1988, p. 523–570. 5 Cf. De Felice, Fascisme, 1988. 6 Ce n’est que le 30 novembre 1943 que la République de Salò édicte des nouvelles lois antisémites prônant l’internement de tous les Juifs et, le 4 janvier 1944, le séquestre de tous leurs biens. Sarfatti, Ebrei, 1997. 7 Sur un total de 33 357 Juifs vivant dans la zone sous domination allemande, 6746 ont été déportés dont 5919 ont trouvé la mort. Picciotto Fargion, Libro, 1991. Nous devons remercier Liliana Picciotto Fargion et Michele Sarfatti du Centro di Documentazione Ebraica pour leurs renseignements qui nous permis d’affiner les informations se trouvant dans la littérature. 8 Nous remercions Serge Klarsfeld pour les informations qu’il nous a fournies. Soulignons le travail très important fait par Serge Klarsfeld et l’association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France. Cf. Klarsfeld, Calendrier, 1993; Klarsfeld, Mémorial, 1978. 9 Les destinations des 43 convois partis d’Italie entre le 16 septembre 1943 et le 25 février 1945 sont Auschwitz pour 31 d’entre eux, Ravensbrück pour cinq autres. Quatre convois partent pour Bergen-Belsen et un pour respectivement Buchenwald et Flossenburg. Cf. Picciotto Fargion, Libro, 1991. On peut se référer également à: Picciotto Fargion, Italien, 1996; Hilberg, Sonderzüge, 1987.
10 Chapitre 2
•Le T210 au départ de Rome, le 18 octobre 1943, arrive à Auschwitz le 23 octobre 1943 avec 1022 déportés. Selon les informations fournies par Liliana Picciotto Fargion, ce train aurait emprunté la ligne Tarvisio–Villach.11 •Le T5 au départ de Milan et Vérone, le 6 décembre 1943, aurait été rassemblé avec le T21, le 7 décembre, au départ de Trieste. Cette hypothèse est corroborée par le fait que les déportés de Milan et ceux de Trieste ont été tatoués avec la même série de numéros à leur arrivée à Auschwitz, le 11 décembre 1943. Depuis Trieste, le chemin direct passe par Tarvisio; un passage par le Brenner et surtout par la Suisse représenterait un détour important (voir annexes). •Le T6 part de Milan et Vérone le 30 janvier 1944 et arrive à Auschwitz le 6 février 1944. Liliana Picciotto Fargion s’est entretenue avec une rescapée de ce train, qui lui a affirmé avoir reconnu des paysages et des villages où elle passait ses vacances avec ses parents. Ces endroits se situent le long de la ligne de chemin de fer de Tarvisio. Est-il néanmoins envisageable qu’à la suite de bombardements ces voies ne fussent plus praticables? Comme le montre une étude bien documentée et très détaillée, le mois d’août 1943 correspond à l’ouverture d’un deuxième front aérien allié. Toutefois, celui-ci est dirigé principalement sur des objectifs industriels (usines d’armements et raffineries de pétrole).12 Concernant les convois T2 et T5, les lignes ferroviaires étaient restées intactes; une déviation par la Suisse est donc très peu probable. Seul le convoi T6 aurait pu être gêné par des bombardements. Des raids aériens ont effectivement eu lieu le 31 janvier 1944, le lendemain du départ du T6, avec pour objectifs une place d’aviation ainsi que les usines Messerschmidt à Klagenfurt et Udine.13 Ces bombardements ne visaient toutefois pas l’infrastructure ferroviaire, qui ne deviendra un objectif prioritaire des forces alliées qu’en novembre 1944.14 Les lignes de chemins de fer Tarvisio–Villach ou Piedicolle– Klagenfurt sont encore ainsi certainement utilisables.15 Nous pouvons enfin remarquer que ce convoi part fin janvier 1944, tandis que les dates indiquées par Elisabeth se situent fin 1943. Pour la période incriminée, un blocage des liaisons ferroviaires à l’intérieur de l’Axe ne s’est jamais produit. Les troupes nazies occupant l’Italie du nord n’avaient donc aucune raison de détourner un de ces convois par la Suisse, alors que cinq lignes ferroviaires directes relient l’Italie au Reich16 (voir annexes).
10 Cette numérotation des convois est reprise de: Picciotto Fargion, Libro, 1991. 11 Ce convoi se serait en effet arrêté à Padova où la Croix-Rouge italienne aurait donné de la nourriture aux déportés. De Padova, le convoi devait logiquement continuer sa route vers Tarvisio–Villach. 12 Ulrich, Luftkrieg, 1967, p. 8. 13 Ulrich, Luftkrieg, 1967, p. 11. 14 U.S. Ministry of War, Rail, 1947, p. 2. Egalement cf. U.S. Ministry of War, United States, 1976, p. 72 s. 15 Johann Ulrich ne fait pas mention de dégâts aux voies ferrées à la suite des attaques du 31 janvier 1944. Ulrich, Luftkrieg, 1967, p. 11. De plus, les quelques bombardements effectués à l’époque sont avant tout dirigés contre le Brenner dont le trafic n’est pas ralenti. Cf. U.S. Ministry of War, Rail, 1947, p. 7–10. 16 Ce sont les lignes du Brenner, de Tarvisio–Villach, de Piedicolle–Assling, de San Candido (Innichen) – Spital, et celle via Ljubljana. On peut y ajouter deux lignes françaises, celle du Mt Cenis et celle de Vintimille–Nice.
2.2 Le cadre suisse Aucune archive citée par les auteurs mentionnés ne vient étayer la thèse d’un transit de déportés à travers la Suisse. Aux raisons géographiques s’ajoute le fait que les autorités fédérales, qui avaient accepté le transit de milliers de travailleurs italiens, refusent toutes les demandes allemandes postérieures à l’occupation de l’Italie du nord par l’Allemagne nazie. 17 Le Conseil fédéral craint en effet que ces travailleurs ne soient pas des volontaires. Il prend également en compte les pressions des Alliés et des autorités italiennes, très bien renseignés sur le transit ferroviaire à travers les Alpes. Le représentant du gouvernement italien note ainsi après une entrevue avec un membre du Conseil fédéral: «[Pilet-Golaz] m’a confirmé qu’aucun train transportant des ouvriers italiens ou des compatriotes déportés,ou internés, n’a transité par la Suisse directement en Allemagne. En fait, tout le trafic de personnes a été interrompu depuis des mois sur cette ligne et le Gouvernement suisse n’aurait en tout cas pas admis ce type de transit, aussi bien pour des motifs qui relèvent de l’ordre public intérieur, qu’en raison d’accords conclus,auparavant, avec les légations. [...] Prenant acte de ces déclarations qui, d’ailleurs, semblent correspondre dans l’ensemble aux informations que j’ai reçues de diverses sources, j’ai dit à Monsieur Pilet-Golaz que le Gouvernement royal attend de la Suisse un contrôle des plus rigoureux et sévère du trafic entre l’Allemagne et l’Italie pendant la dernière phase de l’occupation allemande de l’Italie septentrionale.» 18 On voit mal, dans ce contexte, les autorités suisses accepter le transit d’un convoi de déportés à travers leur pays. En outre, il est difficilement concevable que les autorités allemandes courent le risque d’exposer ces transports à l’attention des autorités d’un pays neutre. 19 De plus, la taille conséquente d’un train et le fait que la voie du Gothard traverse une région relativement peuplée et étroitement surveillée par la troupe rendent peu probable le passage inaperçu d’un tel transport. Rappelons que les nazis ont toujours la possibilité de contourner facilement le territoire de la Confédération et, ainsi, d’éviter des complications diplomatiques. Certains éléments fournis par Elisabeth posent également problème. Il est en effet incompréhensible qu’un convoi de déportation à travers la Suisse passe par la gare principale de Zurich, la gare de la plus grande ville de Suisse, qui, de plus, ne se trouve pas sur la ligne ferroviaire la plus directe reliant l’Italie du nord à l’Allemagne à travers la Suisse. Enfin, sa disposition en cul-de-sac oblige à changer de locomotive et, par conséquent, à s’exposer à l’attention du public.
17 Voir en particulier le point 3.5. de la présente contribution, p. 21–24. 18 Les propos du représentant du gouvernement italien en Suisse sont cités dans une communication du Ministère des Affaires Etrangères aux Ministères de l’Intérieur et de la Guerre du 6 septembre 1944. ACS Presidenza del Consiglio dei ministri, (1944–1947), 1.5.2. n. 13.972 «Svizzera – Transito di convogli di operai italiani diretti in Germania», («[Pilet-Golaz] mi ha confermato che nessun treno transportante operai provenienti dall’Italia o connazionali deportati o internati ha transitato per la Svizzera diretto in Germania. Praticamente infatti tutto il traffico passeggeri è interrotto da mesi su tale linea ed il Governo Svizzero non avrebbe comunque permesso un transito del genere sia per ragioni di ordine pubblico interno che in seguito ad accordi presi tempo addietro con le Legazioni. [...] Nel prendere atto di queste dichiarazioni, che in verità sembrano corrispondere nel loro insieme alle informazioni che ho ricevuto da varie fonti ho detto al Signor Pilet-Golaz che il R. Governo si attente da parte della Svizzera il più rigoroso e severo controllo del traffico fra la Germania e l’Italia durante questo ultimo periodo dell’occupazione tedesca dell’Italia settentrionale.»)
2.3 Faits et rumeurs Après la diffusion, en 1997, du film de la BBC Nazi Gold, la presse suisse a relaté les déclarations d’une témoin connue sous le pseudonyme d’Elisabeth. En tant que membre de la communauté juive de Zurich, elle a accompagné sa mère à une réunion avec un représentant de la Croix-Rouge afin d’organiser une distribution de soupe pour un «transport de Juifs.» 21 Cette rencontre a eu lieu une semaine avant l’arrivée du convoi. Elisabeth explique que les portes des wagons ont été ouvertes par un cheminot suisse, sans la présence d’un service de sécurité. A partir de ces éléments, nous pouvons émettre l’hypothèse que la jeune fille de 14 ans a vu un convoi humanitaire de réfugiés juifs. Même si le représentant de la Croix-Rouge parle de «jüdische Transporte», cela n’implique pas forcément que ce train se dirige vers un camp d’extermination. 22 De plus, il est peu vraisemblable que les responsables allemands de ce train aient contacté des représentants de la communauté juive locale pour servir des collations à des déportés devant se rendre dans les camps de la mort. La présence du personnel ferroviaire suisse et l’absence de mesures de sécurité sont pour nous des éléments supplémentaires qui corroborent la thèse d’un transport humanitaire. 23 Elisabeth pourrait avoir vu un convoi en provenance de Bergen-Belsen. Des trains arrivent en effet en Suisse le 21 août et le 7 décembre 1944 avec environ 1700 Juifs, en majorité hongrois. Ces transports sont bien documentés mais nous pouvons affirmer qu’ils ne sont pas passés par Zurich. Un autre transport humanitaire concernant 1200 Israélites a relié Theresienstadt à Kreuzlingen, le 7 février 1945. 24 Enfin, il est important de se souvenir que cette période est prolifique en rumeurs de toutes sortes. Mêmes inexactes, ces dernières sont, à leur manière, révélatrices des préoccupations et des peurs de la société. Des rumeurs concernant le transit de convois de déportation circulent ainsi en septembre 1944, après que des incidents au camp de travail de Mezzovico (Tessin) aient conduit au transfert en Valais de 63 réfugiés en wagons plombés. 25 On peut aussi mentionner la «nouvelle», reprise par la radio Atlantik à l’automne 1943, de la disparition de 26 travailleurs italiens d’un wagon plombé grâce à la complicité d’employés des CFF. 26 Or, jamais des ouvriers italiens n’ont été transportés dans des trains plombés; ces transports avaient d’ailleurs cessé définitivement le 27 juillet 1943. Ce «bruit» a toutefois connu un fort écho, puisque plusieurs offices fédéraux se sont renseignés auprès des CFF sur sa véracité. Voici quelques années, des rumeurs concernant des transports secrets à travers la Suisse ont refait surface.27 En 1997, elles ont à nouveau circulé, soulevant même certaines polémiques. Ceci bien que plusieurs historiens aient démenti de tels passages. 28
21 Kilian, Gesicht, 1997. 22 Durant la guerre, toutes sortes de transports de personnes ont lieu à travers la Suisse. Outre le transit officiel, des convois humanitaires d’enfants, d’internés, de soldats blessés ont circulé à travers le territoire de la Confédération. «Personen- und Gepäckverkehr» in Bundesbahnen im Kriege, p. 153. AF E 8300 (A) 1998/146, vol. 75a. Cf. Winter, Geschichte, 1985, p. 231– 235; Dreyer, Chemins, 1946. 23 Des recherches poussées menées dans les Archives de la Croix-Rouge, y compris dans celles de la section zurichoise, n’ont pourtant apporté aucune précision concernant un éventuel convoi de déportation traversant la Suisse. Nous devons toutefois remarquer que l’Armée est par contre présente, en février 1945, à l’arrivée du train de déportés juifs en provenance de Theresienstadt. Ziegler, Jüdische Flüchtlinge, 1999, p. 16. 24 L’ancien Conseiller fédéral Musy a organisé ce dernier convoi. Pour ces transports, on peut se référer entre autres à: Dieckhoff, Rescapés, 1995; DDS, vol. 15, nos 219; 263; 284; 361; 388; Favez, Prochain, 1988, p. 391; 401; Ziegler, Jüdische Flüchtlinge, 1999, p. 14–29; Lasserre, Réfugiés, 1990, p. 307–317; Picard, Motive, 1994; Bauer, Freikauf, 1994. En avril 1945, plusieurs Françaises déportées sont évacuées par la Suisse. AF E 8300 (A) 1999/71, vol. 29; AF E 27 14801; Favez, Prochain, 1988, p. 393; 400. 25 Broggini, Frontiera, 1998, p. 233. 26 Il y a plusieurs documents faisant état de cette rumeur: AF E 2001 (D) 3, vol. 278.
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