Bonjour,
Pierma a écrit :
Intéressante, la preuve par Picquart. (Au passage, je me pose la question en vous lisant : Picquart n'était pas chef du 2ème bureau complet, ni du SR - sa branche renseignements - mais du CE, sa branche contre-espionnage, camouflée en "Bureau de Statistiques". Je me trompe, là-dessus ?)
Vous avez raison. La Section de statistique, le service de renseignement militaire, est une officine qui dépend officiellement du 2e Bureau, mais qui est en fait directement rattachée à l'un des deux sous-chefs d'état-major de l'armée.
Picquart rendait compte en premier lieu au Général Gonse de ce fait, mais le plus souvent au chef f'état-major lui même.
Il en va ainsi lors de la découverte du petit bleu.
Pierma a écrit :
J'entends bien l'argument, mais là encore il y a quelque chose qui cloche : si ses chefs l'encouragent à poursuivre son enquête sur Esterhazy, pourquoi l'expédient-ils dans le sud tunisien - ou algérien - dès qu'il a démontré la culpabilité d'Esterhazy ? Et cela dans un climat tellement inquiétant qu'il craint pour sa vie dans ces confins où tout peut arriver, et laisse en conséquence un dossier à son avocat, à publier au cas où il lui arriverait quelque chose.
Eh bien c'est très simple : pour contrer les velléités de leur chef, les conspirateurs créent un faux : le faux Henry. Cette lettre est censée avoir été écrite par l'attaché militaire italien à son ami attaché militaire allemand. Dans cette lettre figure le nom Dreyfus en toutes lettres. C'est la "preuve" qu'attendait toute la hiérarchie militaire pour asseoir la condamnation de Dreyfus après-coup.
La preuve que Picquart s'entête devant l'évidence étant faite, il suffit dès lors de suggérer au ministre d'éloigner le gêneur, ce qui fut fait.
Pierma a écrit :
Si Esterhazy est à ce point intouchable, pourquoi laisser Picquart fouiner sur ce sujet ?
Il faut bien comprendre qu'au départ de son enquête, Picquart croit avoir à faire à un nouveau traître, sans lien avec le précédent.
Son enquête débute en mars 1896. Ce n'est qu'au mois d'août de la même année qu'il découvre l'identité d'écritures entre celle d'Esterhazy et celle du bordereau.
Donc c'est à partir du moment où Picquart remet en cause la culpabilité de Dreyfus qu'il devient gênant. Pas avant.
Pierma a écrit :
Mais parle-t-on des mêmes chefs, dans les deux cas ? L'idée que le général Mercier fait de l'intoxication dans son coin, manipulant Esterhazy directement, n'est pas en contradiction avec le fait que le contre-espionnage ne serait pas au courant. Cette situation serait même la cause de l'affaire.
On peut tout imaginer, mais il y a des limites. Votre scénario est invraisemblable dans le contexte de la Troisième République. Tout aussi invraisemblable que la légende d'une correspondance entre l'empereur d'Allemagne et Dreyfus. L'espionnage était méprisé à cette époque, considéré comme une basse oeuvre, délégué à des personnages peu recommandables, sans honneur.
Pour Mercier, il eût été déshonorant de pratiquer de l'espionnage lui-même.
Pierma a écrit :
Intéressant aussi, cette revendication par Esterhazy d'avoir écrit lui-même le bordereau. Aveu de culpabilité ! Il semble narguer sa hiérarchie tout en disculpant Dreyfus : s'il est bien un fournisseur de faux renseignements, il fait exactement ce qu'il faut. On voit d'ici les services allemands ricaner à l'idée que leur informateur fait la nique aux militaires français.
Esterhazy a fait cet aveu à un moment où il eût été plus que téméraire d'en affirmer le contraire. N'oublions pas qu'à la fin du XIXe siècle, l'écriture manuscrite est courante, et que n'importe qui sait identifier facilement une graphie.
Les journaux étant couverts de l'écriture d'Esterhazy comparée à celle du bordereau, la vérité sautait aux yeux de tout le monde.
Pierma a écrit :
A noter que si les militaires l'ont viré sans pension, ils ont fait le maximum de ce qu'ils pouvaient faire - à part le suicider - pour accréditer auprès des Allemands qu'il était un traître véritable. (Cela n'empêche pas de continuer à le payer discrètement.)
Je crois que si il avait été payé discrètement, il n'aurait pas vécu dans une quasi misère pendant plus de vingt ans. Cf l'enquête de Marcel Thomas, ouvrage cité ci dessus.
Pierma a écrit :
EDIT : je viens de lire votre intervention sur le dossier secret. Mercier risquait la prison. Très bien. Mais ça laisse la question entière : pourquoi avoir fabriqué ce dossier secret ? (Est-il d'ailleurs entièrement fabriqué ?) Il y a là un acharnement initial que je ne comprends pas s'il ne s'agit pas de cacher Esterhazy. Dans ce cas c'est affreusement cynique, mais au moins il y a une raison. Selon toute probabilité, des juges militaires auraient condamné Dreyfus au seul motif que ses chefs le désignaient, au minimum il aurait été viré de l'armée. Le dossier secret ne s'explique pas sans motif.
Dire : "il faut absolument un coupable" en sous-entendant "n'importe lequel" ça suppose qu'on a quelqu'un ou quelque chose à couvrir. Quoi d'autre ? L'indignation de la presse en cas d'acquittement ? La belle affaire ! Dreyfus libre et couvert d'opprobre par la presse, viré de l'armée, en quoi cela gênerait-il l'état-major ?
En 1894, Mercier était sous pression. Les grands journaux de l'époque, et les plus polémistes, l'attaquaient constamment en le traitant d'incompétent, voire pire (Moule, général en carton peint, etc.)
Or Mercier avait de grandes ambitions politiques. Il souhaitait au moins rester ministre de la Guerre au delà du nouveau gouvernement. On lui prêtait même des ambitions à la Présidence de la République. Il avait besoin de succès pour redorer son blason sérieusement terni.
Ayant restreint la communication autour de l'arrestation de Dreyfus, parce qu'il doute de la culpabilité du capitaine d'état-major, l'information fuite début novembre 1894.
Dès lors, les journaux se déchaînent contre lui, en l'accusant de protéger les juifs. Cette campagne ne cesse que lorsque Mercier, après une interview au Figaro, annonce que Dreyfus sera jugé puisqu'il est coupable.
L'engagement étant pris, il fallait aller au bout. Voilà la raison du dossier secret, puisqu'aucune preuve n'avait pu être trouvée contre Alfred Dreyfus, pendant les deux mois et demie d'enquête.
Pierma a écrit :
J'ai une question : est-ce que le bordereau a été produit dans l'enceinte du procès ? Cela revenait à faire savoir à la terre entière qu'on faisait les corbeilles de l'ambassade d'Allemagne. Peut-être valait-il mieux le produire en coulisse. A moins que cette info sur la source ait déjà fuité dans les journaux ?
Oui, il a été produit, puisque c'était la base de l'accusation.
Cependant, le procès a eu lieu à huis clos. L'info a effectivement fuité dans les journaux, avec plus ou moins d'exactitude.
Pierma a écrit :
Pour ce qui concerne l'ambiance et le risque de guerre avec l'Allemagne, je veux bien croire que ça inquiète les politiques, mais les militaires ont une optique différente : si on peut faire avaler des couleuvres aux Allemands... Vous n'imaginez tout de même pas qu'ils allaient demander la permission, et donc informer le Tout-Paris politique qu'ils montaient une opération d'intoxication. Par contre ça cadre assez bien avec l'idée que Mercier met en route Esterhazy sans informer personne.
Je ne comprends pas bien, comment un service dont le contre-espionnage est la principale mission ne serait pas impliqué dans une opération si importante ? Des intoxs, il y en a eu, c'est certain. De part et d'autre. Esterhazy était un traître véritable.
Pierma a écrit :
Schwarzkoppen confirme plus tard que c'est bien Esterhazy qui lui fournissait des renseignements "sans valeur" ? Moui... ça peut signifier que les services allemands, qui ne sont pas idiots, et alertés par tout ce tintouin, ont fini par avoir la certitude qu'ils recevaient des faux renseignements, et le font savoir.
Le colonel Dame, homologue de Picquart, voyait l'arrivée d'un personnage comme Esterhazy de la manière la plus suspicieuse. Ils n'ont pas attendu le déclenchement de la seconde affaire Dreyfus pour s'apercevoir qu'Esterhazy ne leur apportait rien de consistant. Des documents récupérés à l'ambassade d'Allemagne en font foi.
Pierma a écrit :
C'est le seul point qui me gêne : dès l'instant où Picquart repère Esterhazy, se fait muter au Sahara, et qu'il apparaît que l'état-major protège Esterhazy, là c'est vraiment mettre la puce à l'oreille aux services allemands. (Qu'est-ce qui leur prend, aux Français, de protéger un traître éventuel ? Se pourrait-il que cet Esterhazy soit leur créature et nous ait refilé de la daube ?) Dès cet instant tout ce qu'a pu transmettre Esterhazy aux Allemands devient suspect. Cela dit ça fait tout de même plus de quatre ans que ça fonctionnait, et en matière d'intoxication souvent on n'en espère pas tant : le fait que des renseignements sont faux finit par apparaître tôt ou tard.
Il est clair que les Allemands n'ont rien compris de ce qui se passait à ce moment là. Notez bien que la "mutation" de Picquart n'a jamais été officielle. Officiellement, Picquart était en inspection, d'abord dans les corps d'armée de l'est de la France, puis dans les Alpes, puis Marseille, puis enfin la Tunisie.
Et comme je l'ai dit plus haut, l'affaire ne rebondit pas à l'identification d'Esterhazy, mais au moment où Picquart se rend compte de l'erreur de personne et veut innocenter Dreyfus.
gaete59 a écrit :
Si je vois le contexte social et politique de l'époque, je ne comprends pas le climat décrit. Pourquoi ? Songe-t-on déjà à reprendre les armes ? Je ne comprends pas.
La fin du XIXe siècle connaît une course à l'armement. Plusieurs secteurs militaires voient des renouvellement technologiques et en premier lieu l'artillerie.
La cause du contexte tient en deux points cruciaux : la Revanche (récupérer l'Alsace et la Lorraine perdus en 1871) et les poussées coloniales, qui tendent les relations avec l'Allemagne, mais aussi avec l'Angleterre. Je signale d'ailleurs que le risque de guerre a été parfois plus fort avec la Grande Bretagne qu'avec l'Allemagne (cf l'affaire de Fachoda).
gaete59 a écrit :
Une autre chose m'interpelle : la République se méfierait-elle ou craindrait-elle son armée ?
De son armée, non, mais de certains de ses chefs, certainement. Il n'est que de lire les mots très durs qu’emploie Clemenceau dans ses éditoriaux en 1898-1899
gaete59 a écrit :
Je n'arrive pas à comprendre cette toute puissance de l'armée à laquelle il est facile de renvoyer Sedan et la mutilation du pays. Qu'est-ce qui peut expliquer cette sorte d'Etat officieux dans un Etat officiel ? Qui fait sa force ? Le soutien de l'Eglise (le dreyfusisme catholique n'est pas un mythe) ? La crainte du désordre social ? L'inaptitude des partis à se situer face à l'évènement (Clémenceau ne parvient pas à représenter l'ensemble du radicalisme et Jaures pas davantage l'ensemble du socialisme) ?
Pour l'opinion, la force de l'armée tient dans l'espoir d'un rétablissement de l'honneur perdu.
Il s'agit d'une armée nouvelle, par rapport à celle qui a "failli" en 1870. Les changements ont été radicaux, à commencer par la mise en place d'une véritable méritocratie. Elle a bousculé bien des habitudes. On voit d'ailleurs dans la persécution d'Alfred Dreyfus (Duclert) une forme de revanche de l'ancien système : l'ingénieur militaire polytechnicien (Dreyfus) banni par l'officier supérieur sorti du rang et ayant passé tous les grades (Henry).
Le prestige de l'armée est donc énorme en cette fin de siècle, et les faussaires vont jouer sur cette image forte en plaçant le débat sur le terrain de la défense de l'honneur de l'armée. Ce qui va se révéler fort efficace.
Jean R a écrit :
HEKTOR a écrit :
Il y a une seule vérité : Esterhazy était un traître, qui a trahi pour l'argent.
Je reviens là-dessus. Qu'il ait monnayé sa trahison ne prouve absolument pas qu'elle était "vraie" (pour ne pas dire "honnête"). Il n'avait guère d'autre moyen de la rendre crédible.
Et si intox il y a eu (je n'affirme rien mais je persiste à penser que le doute doit profiter à...), on n'en connait absolument pas l'ampleur réelle. Rien ne prouve autant que je sache qu'il n'y avait que le canon de 75 dans le coup (c'est le mot pour un canon).
Ici je vous donne son mobile. Sinon j'aurais écrit qu'il avait "trahi" pour l'honneur de la France, et qu'il en avait obtenu rétribution.
Là non. C'est pour gagner de l'argent qu'il a offert ses services à Schwartzkoppen sans doute en juillet 1894, car il existe des courriers contemporains dans lesquels Esterhazy affirme à son destinataire qu'il s'apprête à se perdre pour récupérer des fonds.
Avouez que ce sont de drôles de manières, de révéler un crime sur le point de se faire, pour un agent secret, sur une mission tellement importante que même le chef du contre-espionnage l'ignore ...