Concernant le rapprochement de Fontanes et de Bonaparte, on peut citer cette lettre ouverte parue le 15 août 1797 dans le Mémorial :
« Brave général, Tout a changé et tout doit changer encore, a dit un écrivain politique de ce siècle, à la tête d'un ouvrage fameux. Vous hâtez de plus en plus l'accomplissement de cette prophétie de Raynal. J'ai déjà annoncé que je ne vous craignais pas, quoique vous commandiez quatre-vingt mille hommes, et qu'on veuille nous faire peur en votre nom. Vous aimez la gloire, et cette passion ne s'accommode pas de petites intrigues, et du rôle d'un conspirateur subalterne auquel on voudrait vous réduire. Il me paraît que vous aimez mieux monter au Capitole, et cette place est plus digne de vous. Je crois bien que votre conduite n'est pas conforme aux règles d'une morale très sévère ; mais l'héroïsme a ses licences : et Voltaire ne manquerait pas de vous dire que vous faites votre métier d'illustre brigand comme Alexandre et comme Charlemagne. Cela peut suffire à un guerrier de vingt-neuf ans. Je me promènerais, je le répète, avec la plus grande sécurité, dans votre camp peuplé de braves comme vous, et je conviens qu'il serait fort agréable de vous voir de près, de suivre votre politique, et même de la deviner quand vous garderiez le silence. Savez-vous que dans mon coin je m'avise de vous prêter de grands desseins ? Ils doivent, si je ne me trompe, changer les destinées de l'Europe et de l'Asie. Toute mon imagination fermente depuis qu'on m'annonce que Rome a changé son gouvernement. Cette nouvelle est prématurée sans doute ; mais elle pourra bien se réaliser tôt ou tard. Vous aviez montré pour la vieillesse et le caractère du chef de l'église des égards qui vous avaient honoré. Mais peut-être espériez-vous alors que la fin de sa carrière amènerait plus vite le dénouement préparé par vos exploits et votre politique. Les Transtéverins se sont chargés de servir votre impatience, et le pape, dit-on, vient de perdre toute sa puissance temporelle; je m'imagine que vous transporterez le siége de la nouvelle république lombarde au milieu de cette Rome pleine d'antiques souvenirs, et qui pourra s'instruire encore sous vous à l'art de conquérir le reste de l'Italie. On prétend qu'à ce propos le ministre Acton disait naguère au roi de Naples : « Sire, les Français ont déjà la moitié du pied dans la botte. Encore un coup, et ils l'y feront entrer tout entier. » Acton pourrait bien avoir raison. Qu'en dites-vous ? Mais je soupçonne encore de plus vastes combinaisons. Le théâtre de l'Italie est déjà trop étroit pour la grandeur de vos vues. Je rêve souvent à vos correspondances avec les anciens peuples de la Grèce, et même avec leurs prêtres, avec leur papa; car, en habile homme, vous avez soin de ne pas vous brouiller avec les opinions religieuses. Une insurrection des Grecs contre les Turcs qui les oppriment est un événement très probable, si on vous laisse faire, et si Aubert-Dubayet vous seconde. L'insurrection peut se communiquer facilement aux janissaires, et l'histoire ottomane est déjà pleine des révolutions tragiques dont ils furent les instruments. Ainsi, je ne serais point étonné que vous eussiez conçu le projet hardi de planter à la fois l'étendard français sur les murs du Vatican et sur les tours du sérail, dans la capitale des États chrétiens et dans celle de Mahomet. Ce serait, il faut en convenir, une étrange manière de renouveler l'empire d'Orient et celui d'Occident. Mais vous m'avez accoutumé aux prodiges; et ce qu'il y a de plus invraisemblable est toujours ce qui s'exécute le plus facilement depuis l'origine de la révolution française. Que dire alors du ministre ottoman et de celui de Sa Sainteté, qui sont reçus le même jour au Directoire, qui se visitent fraternellement, et qui s'amusent à l'Opéra français, à nos jardins de Bagatelle et de Tivoli, tandis qu'on s'occupe en secret du sort de Rome et de Constantinople. En vérité, brave général, vous devez bien rire quelquefois, du haut de votre gloire, des cabinets de l'Europe et des dupes que vous faites. Vous préparez de mémorables événements à l'histoire. Il faut l'avouer, si les rentes étaient payées, et si on avait de l'argent, rien ne serait plus intéressant au fond que d'assister aux grands spectacles que vous allez donner au monde. L'imagination s'en accommode fort, si l'équité en murmure un peu. Une seule chose m'embarrasse dans votre politique. Vous créez partout des constitutions républicaines. Il me semble que Rome, dont vous prétendez ressusciter le génie, avait des maximes toutes contraires. Elle se gardait d'élever autour d'elle des républiques rivales de la sienne. Elle aimait mieux s'entourer de gouvernements dont l'action fût moins énergique, et fléchît plus aisément sous sa volonté. Souvenons-nous de ces vers d'une belle tragédie : Ces lions, que leur maître avait rendus plus doux, Vont reprendre leur rage et s'élancer sur nous; … Si Rome est libre enfin, c'est fait de l'Italie, etc. Mais peut-être avez-vous là-dessus, comme sur tout le reste, votre arrière-pensée, et vous ne me la direz pas. J'ai cru pouvoir citer des vers dans une lettre qui vous est adressée : vous aimez les lettres et les arts. C'est un nouveau compliment à vous faire. Les guerriers instruits sont humains; je souhaite que le même goût se communique à tous vos lieutenants qui savent se battre aussi bien que vous. On dit que vous avez toujours Ossian dans votre poche, même au milieu des batailles. C'est, en effet, le chantre de la valeur. Vous avez, de plus, consacré un monument à Virgile dans Mantoue, sa patrie. Je vous adresserai donc un vers de Voltaire, en le changeant un peu : J'aime fort les héros, s'ils aiment les poètes. Je suis un peu poète ; vous êtes un grand capitaine. Quand vous serez maître de Constantinople et du sérail, je vous promets de mauvais vers que vous ne lirez pas, et les éloges de toutes les femmes, qui vaudront mieux que les vers pour un héros de votre âge. Suivez vos grands projets, et ne revenez surtout à Paris que pour y recevoir des fêtes et des applaudissements. »
…et surtout la lettre que Fontanes adressa au Premier Consul, le 2 janvier 1800 : « Je suis opprimé, vous êtes puissant, je demande justice. La loi du 22 fructidor m'a indirectement compris dans la liste des écrivains déportés en masse et sans jugement. Mon nom n'y a pas été rappelé. Cependant j'ai souffert, comme si j'avais été légalement condamné, trente mois de proscription. Vous gouvernez et je ne suis point encore libre. Plusieurs membres de l'Institut, dont j'étais le confrère avant le 18 fructidor, pourront vous attester que j'ai toujours mis dans mes opinions et mon style, de la mesure, de la décence et de la sagesse. J'ai lu, dans les séances publiques de ce même Institut, des fragments d'un long poème qui ne peut déplaire aux héros, puisque j'y célèbre les plus grands exploits de l'antiquité. C'est dans cet ouvrage, dont je m'occupe depuis plusieurs années, qu'il faut chercher mes principes, et non dans les calomnies des délateurs subalternes qui ne seront plus écoutés. Si j'ai gémi quelquefois sur les excès de la révolution, ce n'est point parce qu'elle m'a enlevé toute ma fortune et celle de ma famille, mais parce que j'aime passionnément la gloire de ma patrie. Cette gloire est déjà en sûreté, grâce à vos exploits militaires. Elle s'accroîtra encore par la justice que vous promettez de rendre à tous les opprimés. La voix publique m'apprend que vous n'aimez point les éloges. Les miens auraient l'air trop intéressés dans ce moment pour qu'ils fussent dignes de vous et de moi. D'ailleurs, quand j'étais libre, avant le 18 fructidor on a pu voir, dans le journal auquel je fournissais des articles, que j'ai constamment parlé de vous comme la renommée et vos soldats. Je n'en dirai pas plus. L'histoire vous a suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours défendu contre l'oppression et l'infortune les amis des arts, et surtout les poètes, dont le cœur est sensible et la voix reconnaissante. »
Le lendemain de cette lettre, un arrêté cassait les ordres de déportation concernant Fontanes et le 7 février suivant, ce dernier était désigné pour prononcer l’éloge de Washington.
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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