Jefferson a écrit :
Si je dis que vous ergotez, c'est parce que vous avez decontextualisé ma proposition initiale.
Vous noterez que ce n’est pas sur ce point que je vous ai contredit, mais seulement sur l’information relative à la liberté dans les états du nord en 1802 que vous avanciez.
Jefferson a écrit :
je connais suffisamment mon affaire pour savoir que si l'esclavage a été aboli, la libération effective fut graduelle.
Encore une fois, la libération graduelle concernait les enfants mais pas leurs parents esclaves.
Jefferson a écrit :
Dire que les Noirs étaient libres était une manière, trop brève sûrement, maladroite sans doute,
La brièveté et la maladresse n’enlève rien à la fausseté de cette information.
Bon passons à autre chose…
Pour revenir à la question première de ce fil, on peut noter de grandes ressemblances (pour ne pas dire plus) entre les mots de Regnault de Saint-Jean-d’Angély (20 mai 1802) et ceux de Louis-Narcisse Baudry Deslozières (planteur ruiné de Saint-Domingue et employé depuis au ministère de la Marine et des Colonie), dans son ouvrage « Les égarements du nigrophilisme », paru deux mois seulement plus tôt, le 22 mars.
Pour mémoire, Regnault de Saint-Jean d’Angély disait ceci :
« Dans l'Amérique septentrionale même, dans ce pays de la liberté, sur cette terre où les descendants de Penn montrent tant de respect pour les droits de l'humanité, et pour ces douces vertus qui font la force du lien social, il y a aussi des hommes esclaves. Le nom seul leur est épargné, et, sous celui d'engagés, leur condition est la même que dans les autres climats où l'on transporte leurs compatriotes. »
Et à présent Deslauzières :
« La Pennsylvanie où domine la société des amis des hommes, des Quakers qui affectent partout la philanthropie la plus outrée, qui font l'admiration de ceux qui ne les connaissent pas, et qui ne sont que des hommes comme les autres, pour ceux qui les connaissent bien, la Pennsylvanie elle-même a ses esclaves.
Il est vrai que ces esclaves, au lieu du nom de Slaves, portent celui de Bounds [« Bounds ou engagés »] et qu'en exigeant d'eux tout le produit de leur travail de bras et de, jambes, pour ainsi dire, pendant le jour et la nuit, on déclare leurs corps libres. Au fond, c'est la même servilité, la même dégradation. »
Deslauzières poursuit ainsi :
« Il est vrai que ces esclaves ont cette différence, avec les esclaves des autres parties du continent, qu'ils ne le sont que pour un temps limité ; mais ce temps tombe toujours à l'âge où ils seraient le moins propres à un service profitable, et où ils ne peuvent plus guères être utiles pour eux-mêmes ; ainsi l'esclavage y est réel. Il n'y a de différence que dans les expressions, et dans la liberté indigente qu'on réserve à leur vieillesse.
Les Bounds, ou les esclaves pour un temps, y ont la peine et la dégradation que les Nigrophiles exagèrent chez nous. Ils y subissent les mêmes punitions, le même mépris, et, ce qui peut être pis encore, cette insouciance et cette froideur anglaises qu'on réchauffe dans leurs livres, et que j'ai vues sans détour dans leurs actions. C'est la dernière nation dont je voudrais être l'esclave, s'il n'était point dans mon essence d'être libre.
On me répétera encore que là ils ne sont esclaves que pour un temps.
Mais si l'esclavage était réellement un état de souffrance d'âmes délicates, comme les discoureurs à imagination déréglée s'efforcent à vouloir nous le persuader, ne serait-il pas également affreux dans ses limites ? Le désir de sa fin dans l'homme sous le joug, ne deviendrait-il pas un tourment de plus, par la comparaison continuelle du présent avec l'avenir, et le législateur, sans le vouloir, n'a-t-il pas mis même une sorte de raffinement de cruauté dans cette disposition qu'il n'a cru d'abord que bienfaisante ? La loi n'aurait-elle pas mieux fait de dire que l'esclave deviendrait libre, sitôt qu'il serait digne de cette faveur, et d'établir les conditions qui conduisent naturellement et civiquement à la liberté ? Il est donc clair que dans ces pays où Brissot fait résider la perfection, et que je cherche toujours, on n'y vaut pas mieux que nous, qu'on n'y est encore pis, et qu'on y a plus consulté l'intérêt commercial, que la philanthropie universelle.
En effet, dans le sens même des Nigrophiles, ne serait-il pas plus inhumain d'engager ou d'asservir un homme pendant 15 ou 20 ans, et de lui laisser pour récompense la seule liberté dans un âge où il peut à peine en jouir, que de le rendre esclave ou engagé tout à fait, pourvu de toutes les nécessités de la vie ?
Cependant les North-Américains, ces amants de la liberté, ces républicains zélés, qui élèvent leur indépendance si haut dans leurs livres, achètent et vendent des esclaves.
Leurs concitoyens, les Quakers, espèce de moines mariés ou à marier, qui ont sans cesse à la bouche les plus grands mots philanthropiques, et qui sont les plus difficiles à servir, achètent et vendent le temps et la liberté des hommes, non seulement des Noirs et des Blancs étrangers, comme les Irlandais et les Allemands, mais même des Blancs de leur propre pays, de leur propre ville et de leur propre sang. J'ai encore dans mon portefeuille la vente que des magistrats Quakers m'ont faite d'une jeune fille. Je l'ai acquise par pitié, et je l'ai laissée libre par humanité. Elle était malheureuse chez ses premiers maîtres. Ce que j'ai fait à cet égard, tous les Colons Français, tous ces hommes que les Nigrophiles appellent acquéreurs de viande humaine, l'eussent fait comme moi; et je ne connais personne parmi ceux qui se disent philanthropes, parmi les Quakers, qui eût fait cette action fort simple, sans un intérêt matériel quelconque.
Dans ce pays dont les enthousiastes Français élèvent les hommes au-dessus de l'humanité, je vois les tuteurs, les tutrices, les pères, les mères vendre leurs pupilles, leurs enfants, ou, ce qui est la même chose pour moi, leur temps et leur liberté. Ils se dégagent ainsi de tout soin, de toute tendresse, et ont la bassesse de trouver leur dédommagement dans la faible somme d'argent qu'ils retirent de ce trafic infâme.
Pour achever l'indignation universelle que cette conduite mérite, il faut savoir que les maîtres sont tout, que les pères et les mères ne peuvent plus rien sur leurs enfants vendus, que ces enfants n'ont à respecter que la volonté de leurs maîtres. Et Brissot nous donne cette nation libre pour modèle ! et Brissot se disait philanthrope ! Barnave et Péthion étaient amis des hommes !
Certainement, si l'on veut faire des réflexions morales et philanthropiques sur la politique intérieure des nations, ce doit être sur des faits aussi extraordinaires, qui engagent la liberté pour en exprimer ce qu'elle a de plus lucratif, et que les maîtres rendent quand ils ne peuvent plus en tirer parti.
Cependant l'imagination ivre qui s'en aviserait, serait confondue par l'examen réfléchi, parce qu'encore une fois, la plus forte philanthropie ne peut consister qu'à choisir le moindre des maux; que tous les philanthropes et tous les philosophes ou philosophistes, ne peuvent sur ce globe que prendre les hommes et les choses tels qu'ils y sont ; et que ce que le grand maître du monde laisse exister, fait partie de son système général, auquel les hommes ne touchent, le plus souvent, que pour augmenter nos maux, faute d'une raison vraiment éclairée. »