Allez donc demander leur opinion sur une entente entre la noblesse et la bourgeoisie aux dénommés Voltaire et Beaumarchais !
Ces deux-là ne rêvaient pas de révolution, ils étaient prêts à toute entente avec la noblesse pourvu qu'elle leur fasse une place, et reconnaisse leur talent personnel. Rien de moins révolutionnaire que ces deux-là, qui s'estiment à juste titre assez doués pour occuper une place dans la société de leur temps. Hé bien on a vu ce qu'était la société de leur temps !
Voltaire est roué de coups de bâtons et laissé pour mort sur le pavé par les laquais du duc de Rohan-Chabot : il a eu le tort de répondre de façon impertinente ("Je commence mon nom et vous finissez le votre") à une question méprisante du duc. ("Mais on vous appelle quoi ? Arouet ? Voltaire ?") Il n'aura même pas l'occasion de déposer plainte : ses amis nobles se défilent. Et avec quels mots ! "Nous serions bien malheureux si les poètes n’avaient pas d’épaules..." Même talentueux, un roturier reste un roturier. Il n'obtiendra pas davantage un duel : Rohan-Chabot le fait embastiller. Pour obtenir d'en sortir, il doit s'exiler en Angleterre.
Beaumarchais hérite une part de la fortune du milliardaire Paris-Duverney, à qui il a rendu d'inestimables services. Il est attaqué en justice par un neveu de Paris-Duverney, le comte de La Blache, qui veut tout et l'accuse d'avoir falsifié le testament. - Et qui aurait dû consulter : "je le hais comme un amant aime sa maîtresse." - Les "preuves" fournies par La Blache sont fabriquées ou fausses, ce que les avocats de Beaumarchais prouvent à l'audience. Résultat : il perd le procès. Condamné pour falsification, son honneur en jeu, Beaumarchais attaque un des juges en justice, ce qui est fou : il risque les galères, au moins. Avec de beaux talents de pamphlétaire et d'enquêteur, il réussit à le clouer au mur (Ce Goezman est radié du parlement) mais condamné lui-même à une sorte d'indignité nationale, Beaumarchais y laisse sa fortune et ses emplois. En justice, il n'obtiendra la révision du procès La Blache que... 25 ans plus tard.
Dans son mémoire à l'adresse de Gabrielle Goezman : " Vous entamez ce chef d'oeuvre, madame, par me reprocher l'état de mes ancêtres. [des roturiers !] Forcé de passer aux aveux sur ce chapitre, je confesse que rien ne peut me permettre d'échapper au juste reproche que vous me faîtes, d'être le fils de mon père..."
Deux grands talents écrasés parce qu'ils ne sont pas nés dans le bon berceau. Et si on connaît le nom de ceux-là, c'est parce qu'ils ont eu assez de talent, justement, pour surmonter...disons... la saloperie nobiliaire. Combien d'autres, talentueux mais écrasés et déclassés, socialement disparus comme des cailloux dans la mer ?
Jérôme, vous demandez pourquoi la noblesse déchoirait à s'entendre (i.e. à partager le pouvoir) avec la bourgeoisie ? Hé bien regardons ensemble ce monument d'ineptie qu'est la définition de la "lutte des classes" par Guizot :
Amusant, c'est donné dans un "cours d'histoire moderne", alors qu'il y reprend les thèses les plus réactionnaires - et vieilles comme la féodalité - sur l'origine de la noblesse et de la bourgeoisie : en deux mots, la noblesse à du sang bleu. Elle descend des chefs francs, alors que les bourgeois descendent des paysans romains. On entendait déjà ces inepties sous Louis XV, lorsque certains nobles se plaignaient que des bourgeois puissent accéder aux mêmes emplois que "la partie la plus pure de la nation."
Pureté du sang, s'entend, les nobles payaient donc l'impôt du sang, étant les seuls capables d'honneur et de courage, encore une absurdité, mais préjugé tellement répandu qu'il était même accepté par le peuple : les nobles étaient d'une autre race. Ces protestations sont émises après la guerre de Sept Ans, où "la partie la plus pure de la Nation" s'est prise déculottée sur déculottée, et a souvent jugé plus prudent de tourner les talons au galop.
Comme le dit Gilles Perrault, sont déjà en train de grandir les fils de tonnelier ou d'aubergiste, qui vont devenir les meilleurs généraux d'Europe, renverser les trônes et culbuter des légions de nobles "au sang pur" de tous pays. Une fois l'aventure terminée, jamais plus le peuple français ne croira à cette histoire de sang bleu, et tous les efforts de la noblesse échoueront à rétablir ce préjugé : on avait vu !
Or, rétablir ce préjugé, c'est précisément ce qu'essaie Guizot, en 1828, dans ce beau morceau d'histoire-fiction. (Deux ans avant que "la partie la plus pure" du sang de nos rois, le dernier des Bourbons, ne se fasse jeter de Paris comme un malpropre, et en 3 jours ! Que voulez-vous, après Napoléon le peuple français croyait davantage au talent qu'à la taille du berceau !) Mais au passage, Guizot nous livre la réponse à votre question : les nobles n'entendaient pas partager le pouvoir avec des gens du commun qui n'avaient pas la qualité de leur sang. Ils ne souhaitaient pas déchoir. C'est une incompatibilité raciale.
La lutte des classes vue par Guizot, c'est le sang bleu face au tout venant. (A noter que ce tout venant est cette bourgeoisie qui prétend accéder aux places, le peuple lui-même n'est tout simplement pas mentionné. Est-ce que le peuple descendrait des esclaves de ces paysans romains ?)
Je trouve que ce bel exposé de Guizot se suffit à lui-même : face à de telles absurdités, quand vous avez un peu de talent et qu'on vous dénie l'égalité réelle, que faire d'autre que la révolution ?
Nota : vous n'avez pas donné la définition de la lutte des classes selon Marx. Je vous promets qu'il n'oubliait pas le peuple et ne se limitait pas à en faire le moteur de la bourgeoisie exclusivement. (Votre citation indique seulement qu'il n'a pas inventé ce terme, ce qu'honnêtement j'ignorais.)
_________________ Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu. (Chamfort)
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