Jefferson a écrit :
calame a écrit :
L'une des difficultés de l'histoire, c'est qu'elle n'existe pas sans l'historien : elle est reconstruction par les mots d'une réalité disparue, et non description d'une réalité tangible car présente. Peu importe qui fait une démonstration de mathématique, elle sera toujours vraie - si tant est qu'elle soit faite selon les règles de la discipline ; pour l'histoire, c'est tout l'inverse. Non seulement elle décrit une réalité humaine, et donc difficile à appréhender dans sa globalité (car composée d'élément conscients et inconscients), mais en plus, elle le fait à partir de bribes.
De ce fait, l'objectivité absolue en histoire n'est pas possible - c'est un peu découvrir l'eau chaude que de le dire. La seule manière pour l'historien d'être le moins subjectif possible, c'est de s'effacer devant ses sources, de les considérer dans leur ensemble (ce que dit la source, son contexte de création, son histoire de conservation) et de faire attention aux questions qu'il leur pose. La tentation de l'explication globalisante, du schéma, de la théorie, tellement présente et tellement séduisante en histoire, est le pire écueil dans lequel peut tomber l'historien. Un historien doit donner à voir, décrire, analyser de manière critique, comparer, mettre en perspective, mais c'est au lecteur ensuite de créer l'interprétation, voire le jugement - qui ne sont pas de l'histoire.
Je suis dans l'ensemble tout à fait en accord avec vous, sauf, peut-être, sur le dernier point. Le jugement, indéniablement, pêché capital de l'historien, je suis d'accord. Mais il est toutefois rare dans les travaux sérieux.
Pour autant, si on s'en tient à votre proposition, bien peu de livres deviendraient obsoletes, à moins de découvrir de nouvelles sources.
L'interprétation, je l'entends comme le fait de donner du sens et je la vois au contraire comme une part importante du travail de l'historien. Sans aller jusqu'à dire que l'histoire est une littérature, elle a bien quelque chose à voir avec la littérature. À partir de sources disparates, incomplètes, partiales, l'historien doit bien remplir les blancs. En liant des sources entre elles, en les faisant communiquer, l'historien forme les contours d'un événement, invente des idéaux-types. Et doit faire, pour partie, la plus réduite possible, bien sûr, œuvre d'écrivain.
Et c'est cette partie de son travail qui me semble mal résister au passage du temps, justement. Tout le monde sait que les 18 et 19 brumaire, quelques ambitieux ont fait un coup d'Etat. On peut analyser les journées, interpréter les récits, les mémoires, interroger les témoins, lire la presse, etc. Mais il faut aussi interpréter l'événement, desintriquer tout ce bazar et le qualifier - Bonaparte a-t-il sauvé la France en évacuant un régime moribond ou a-t-il participé à assassiner la République ? C'est surtout là qu'est la question d'histoire, dans la problématique. Qui n'existe pas dans le réel. C'est elle qui divise les historiens.
Et ce sont les problématiques, à mon avis, qui deviennent éventuellement, et même souvent, obsoletes.
Sur ce point de la problématique, je ne suis pas d'accord avec vous. Les problématiques qui vieillissent mal, c'est justement celles qui présupposent un jugement, exactement comme celle que vous proposez sur Bonaparte. Ce n'est pas à l'historien de décider, surtout avec des termes aussi forts qu' "assassiner la République". C'est presque téléologique, comme problématique : cela revient à poser la question uchronique "si Bonaparte n'avait pas été là, est-ce que la République serait morte ou aurait-elle perduré avec force ?". Vous pouvez poser cette question parce que vous vivez en contexte républicain, au XXe siècle, et que tout un tas d'événements et de régimes politiques sont passés par là. Vous ne vous poseriez pas la question en ces termes si nous vivions depuis 200 ans sous l'empire.
Ayant une formation d'histoire de l'art, j'ai appris à toujours partir de mon corpus (mes oeuvres, au sens très large du terme : ça peut être une amorce de pistolet, par exemple :-) ) pour poser les questions. Le risque de subjectivité en art est encore plus grand que devant une source historique, car l'oeuvre d'art a un caractère sensible (elle émeut, ou pas), et ne "parle" pas d'elle-même, il faut la faire parler par son regard (et éventuellement par d'autres sens), la mettre en mots. De ce fait, il faut apprendre le regard ; et cela, c'est aussi l'apprentissage de la description, et l'apprentissage de l'humilité devant l'oeuvre. C'est l'oeuvre, dans toute sa matérialité, qui s'impose, et qui entraîne la question problématique. La problématique n'existe pas sans l'oeuvre.
Or en histoire, la formation se fait dans l'autre sens : les cours sont problématisés, et on apprend à réfléchir sur une thématique avant d'arriver à la source. On n'apprend pas à décrire la source, qui paraît immédiate (même par exemple dans le cas d'inscriptions romaines : qui se pose la question de la taille de l'inscription, de sa localisation précise, etc. en histoire - à l’inverse des archéologues ?). C'est à mon sens très problématique, et c'est peut-être ce qui fait que les (mauvais) historiens (et historiens d'art aussi :-) ) fonctionnent souvent "à l'envers". Ils se posent plein de questions à partir de leurs représentations, et ensuite, ils vont chercher des réponses dans les sources. Et forcément, ils trouvent les réponses qu'ils viennent chercher. C'est cet écueil qui fait qu'un ouvrage vieillit ou pas. D'ailleurs, cela pose souvent problème aux étudiants pendant les concours : ils naviguent sur des idées, au lieu d'aller chercher la réalité dans son exactitude, même la plus triviale.
En ce moment, je bosse sur une biographie du souverain Nader Shah parue dans les années 1930, qui est sous-titrée "d'après les sources" ; c'est un livre remarquable et qui n'a pas vieilli d'un pouce. Enfin si, évidemment, on peut contester certains points, car de nouvelles sources sont apparues entre temps ; mais tout ce qu'il dit est exact, car il a simplement exprimé, critiqué et confronté ses sources pour en tirer un récit historique. On peut encore s'appuyer dessus avec force. Je ne peux pas dire cela de beaucoup de grands historiens du XXe siècle, alors même que certains ont écrit des livres tout à fait brillants à leur époque. Ils sont presque plus intéressants par leur manière de penser et leur place dans l'historiographie que pour les connaissances historiques.