Autres témoignages :
« Le 17, arrivée à Mantoue, où notre compagnie fut logée chez les juifs; la plupart des canonniers furent très bien logés; pour moi j'étais parfaitement. » (Bricard, Journal)
« Pendant la retraite de Russie, j'entrai avec mon frère Etienne et un ami, Dussard (Joseph), à ce que je crois dans la maison de poste de Vilkoviski; le stube était rempli à n'y pas tenir, nous pénétrâmes dans un cabinet où il y avait grand feu dans une cheminée et un individu vêtu d'une fourrure et d'un bonnet russe, lequel était assis sur un mauvais canapé.[…] Voilà qu’il entre un jeune officier « Eh bien Messieurs, ne vous gênez pas Qui est-ce qui vous a permis de vous installer ici? Est-ce vous, Monsieur le Maréchal ? -Parbleu, répondit l'individu du canapé, ces Messieurs ne m'ont pas demandé mon consentement. » Je fixe le visage un peu dégagé du bonnet fourré, je reconnais le prince de la Moskowa. « Pardon, mon prince (car, dans ces cas-là, il faut toujours donner le titre le plus élevé), je ne vous ai pas reconnu et j'ai cru que cette chambre était une succursale du stube mais nous allons de suite vous débarrasser de notre présence. -Non pas, vraiment, docteur, car je vois que vous tenez à la Faculté, puisque j'ai déjeuné, faites aussi le vôtre continuez vos préparatifs, je vous prierai seulement, si vous avez une tasse de [café de] trop, de me recevoir comme convive, car celui de ce maudit Juif m'a dégoûté et je n'ai pas un domestique avec moi, et, pour payer mon écot, je vous offrirai du rhum de ma gourde qui vaut mieux que le schnapps que ce Judas vous a vendu. » (Bailly, Souvenirs et anecdotes)
« [A Vitepsck] j'étais logé chez un Juif qui avait une jolie femme et deux filles charmantes avec des figures ovales, de vraies filles d'Israël; je trouvai dans cette maison une petite chaudière à faire de la bière, de l'orge, ainsi qu'un moulin à bras pour le moudre ; mais le houblon nous manquait, et cependant il nous en fallait. Je donnai douze francs au Juif pour nous en procurer, et dans la crainte qu'il ne revint pas, nous gardâmes pour plus de sûreté, Rachel sa femme, et ses deux filles en otage ; mais vingt-quatre heures après son départ, Jacob le Juif était de retour avec du houblon. Il se trouvait dans la compagnie un flamand, brasseur de son état, qui nous fit cinq tonnes de bière excellente. […] [A Moscou] après avoir marché quelque temps sans direction certaine suivant que le feu nous le permettait, nous rencontrâmes fort heureusement un Juif qui s'arrachait la barbe et les cheveux en voyant brûler sa synagogue, temple dont il était le prêtre, ou le rabbin. Comme il parlait allemand il nous conta ses peines en nous disant que lui et d'autres de sa religion avait mis dans le temple pour le sauver tout ce qu'ils avaient de plus précieux mais qu'à présent tout était perdu. Nous cherchâmes à consoler l'enfant d'Israël, nous le prîmes par le bras et nous lui dîmes de nous conduire au Kremlin, je ne puis penser sans rire que ce juif, au milieu d'un pareil désastre nous demanda si nous n'avions rien à vendre ou à changer. Je pense que c'est par habitude qu'il nous fit cette question, car pour le moment il n'y avait pas de commerce possible ; après avoir traversé plusieurs quartiers dont une grande partie était en feu, et avoir remarqué beaucoup de belles rues encore intactes, nous arrivâmes sur une petite place un peu élevée, pas loin de la Moskowa, d'ou le Juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l'on distinguait comme en plein jour à la lueur des flammes, nous nous arrêtâmes un instant dans ce quartier pour visiter une cave de laquelle sortaient quelques lanciers de la garde ; nous y prîmes du vin, du sucre et beaucoup de fruits confits , nous en chargeâmes le Juif qui porta tout sous notre protection. […]A notre arrivée [face au Kremlin] nous rencontrâmes des amis du 1er régiment de chasseurs qui étaient de piquet, et qui nous retinrent à déjeuner ; nous y mangeâmes de bonnes viandes, chose qui ne nous était pas arrivée depuis longtemps, nous y bûmes aussi d'excellents vins. Le Juif que nous avions toujours gardé avec nous fut forcé, malgré toute sa répugnance pour les chrétiens, de manger avec nous et de goûter du jambon ; il est vrai de dire que les chasseurs qui avaient beaucoup de lingots d'argent venant de l'hôtel de la monnaie, lui promirent de faire des échanges. […]Enfin, nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait en cendre, où notre Juif tâcha de reconnaître une rue qui devait nous conduire sur la place du Gouvernement, il eut beaucoup de peine à en retrouver les traces. […] Nous avions déjà parcouru un grand espace quand tout à coup nous trouvons notre droite à découvert, c'était le quartier des Juifs, où, les maisons bâties toutes en bois et petites, avaient été consumées jusqu'au pied ; à cette vue notre guide jeta un cri et tomba sans connaissance , nous nous empressâmes de le débarrasser de la charge qu'il portait, nous en tirâmes une bouteille de liqueur et nous lui en fîmes avaler quelques gouttes, ensuite nous lui en versâmes sur la figure un instant après il ouvrit les yeux , nous le laissâmes pour le faire respirer, et nous lui demandâmes pourquoi il s’était trouvé malade ; il nous fit comprendre que sa maison était la proie des flammes et que probablement sa famille avait péri, et en disant cela il retomba sans connaissance de manière que nous fûmes obligés de l'abandonner malgré nous, car nous ne savions que devenir sans guide au milieu d'un pareil labyrinthe ; il fallait cependant se décider à quelque chose ; nous fîmes prendre notre charge par un de nos hommes et nous continuâmes à marcher […] Nous nous trouvâmes dans une nouvelle rue où nous aperçûmes plusieurs familles juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu d'effets qu'ils avaient sauvés ou pris chez les autres, ils paraissaient surpris de nous apercevoir ; probablement qu'ils n'avaient pas encore vu de Français dans ce quartier. Nous nous approchâmes d'un Juif, nous lui fîmes comprendre qu'il fallait nous conduire sur la place du gouvernement. Un père y vint avec son fils, et comme dans ce labyrinthe de feu, les rues étaient coupées quelquefois par des maisons écroulées ou d'autres enflammées, ce ne fut qu'après des détours et de grandes difficultés de trouver des issues, que nous arrivâmes à onze heures de la nuit à l'endroit d'où nous étions partis la veille. […] Avec plusieurs de mes amis, je parcourus les ruines de la ville, nous passâmes dans plusieurs quartiers que nous n'avions pas encore vus, partout l'on rencontrait, au milieu des décombres, des paysans russes, des femmes sales et dégoûtantes, juives et autres, confondues avec des soldats de l'armée , cherchant dans les caves pour y découvrir les objets cachés qui avaient pu échapper à l'incendie. […] Indépendamment du vin et du sucre qu’ils y trouvaient, l'on en voyait chargés de châles, de cachemires, de fourrures magnifiques de Sibérie, et aussi d'étoffes tissées de soie, d'or et d'argent, et d'autres avec des plats d'argent et d'autres choses précieuses. Aussi voyait-on les juifs, avec leurs femmes et leurs filles, faire à nos soldats toute espèce de propositions pour en obtenir quelques pièces, que souvent d'autres soldats de l'armée reprenaient. […] De grand matin, [Moscou] se remplit de juifs et de paysans russes, les premiers pour acheter aux soldats ce qu'ils ne pouvaient emporter, et les autres pour ramasser ce que nous jetions dans la rue. […]Dans l'après-midi nous nous mîmes en marche […] Il était presque nuit lorsque nous fûmes hors de la ville ; un instant après nous nous trouvâmes au milieu d'une grande quantité de voitures, conduites par des hommes de différentes nations, marchant sur trois ou quatre rangs et sur une étendue de plus d'une lieue. L'on entendait parler français, allemand, espagnol, italien, portugais, et d'autres langues encore, car des paysans moscovites suivaient aussi, ainsi que beaucoup de juifs. […] Il n'y avait pas longtemps que Picart dormait, lorsque le chien se mit à aboyer. Les personnes de la maison en furent surprises. Le vieillard, qui était assis sur un banc près du poêle, se leva et saisit une lance attachée contre un gros sapin qui servait de soutien à l'habitation. […] Le vieillard ayant demandé qui était là, une voix nasillarde se fil entendre et l'on répondit : « Samuel ! » Alors la femme dit à son mari que c'était un juif du village où elle avait été, le soir. Lorsque je vis que c'était un enfant d'Israël, je repris ma place, ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous avions, car je n'avais pas de confiance dans le nouveau venu. L'idée me vint que le juif pourrait nous être très utile en le prenant pour guide; nous avions de quoi tenter sa cupidité. […]Le juif, comme je m'y attendais, nous demanda si nous n'avions rien à vendre ou à changer. Je dis à Picart qu'il était temps de lui faire des propositions pour qu'il puisse nous conduire jusqu'à Borisow ou jusqu'au premier poste français. Je lui demandai combien il y avait de l'endroit où nous étions à la Bérézina. Il nous répondit que, par la grand'roule, il y avait bien neuf lieues; nous lui fîmes comprendre que nous voulions, si cela était possible, y arriver par d'autres chemins. Je lui proposai de nous y conduire, moyennant un arrangement : d'abord les trois paires d'épaulettes que nous lui donnions de suite, et un billet de banque de cent roubles, le tout d'une valeur de cinq cents francs. Mais je mettais pour condition que les épaulettes resteraient entre les mains de notre hôte, qui les lui remettrait à son retour; que, pour le billet de banque, je le lui donnerais à notre destination, c'est-à-dire au premier poste de l'armée française; que, sur la présentation d'un foulard que je montrai aux personnes présentes, on lui remettrait les épaulettes, mais que lui, Samuel, remettrait aux personnes de la maison vingt-cinq roubles ; que le foulard serait pour la plus jeune fille, celle qui m'avait lavé les pieds. L'enfant d'Israël accepta, non sans faire quelques observations sur les dangers qu'il y avait à courir, en ne passant pas par la grand'roule. Notre hôte nous témoigna combien il regrettait de ne pas avoir dix ans de moins, afin de nous conduire, et pour rien, en nous défendant contre les Russes, s'il s'en présentait. En nous disant cela, il nous montrait sa vieille hallebarde attachée le long d'une pièce de bois. Mais il donna tant d'instructions au juif sur la route, qu'il consentit à nous conduire, après avoir toutefois bien regardé et vérifié si tout ce que nous lui donnions était de bon aloi. Il était neuf heures du matin lorsque nous nous mîmes en route.[…] Notre guide croyait s'être trompé. C'est pourquoi, rencontrant un espace assez élevé pour y marcher plus à l'aise, nous n'hésitâmes pas un instant à nous y jeter, espérant y rencontrer un chemin où nous puissions marcher avec plus de facilité. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais plus distinctement, depuis que nous avions pris celle nouvelle direction; il pouvait être alors midi. Tout à coup, le canon cessa de se faire entendre, le vent recommença et la neige le suivit de près, mais en si grande quantité que nous ne pouvions plus nous voir, de sorte que le pauvre enfant d'Israël finit par renoncer à conduire le cheval. Nous lui conseillâmes de monter dessus. C'est ce qu'il fit. Je commençais à être extrêmement fatigué et inquiet. Je ne disais rien, mais Picart jurait comme un enragé après le canon qu'il n'entendait plus, et après le vent, disait-il, qui en était la cause. Nous arrivâmes de la sorte dans un endroit où nous ne pouvions plus avancer, tant les arbres étaient serrés les uns contre les autres. A chaque instant, nous étions arrêtés par d'autres obstacles, nous allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la neige. Enfin, après une marche pénible, nous eûmes le chagrin de nous retrouver au point où nous étions partis, une heure avant. […]Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchâmes à nous orienter de nouveau, mais à la tempête avait succédé un grand calme, de manière à ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous étions tout à fait désorientés. Nous marchions toujours au hasard, et je m'apercevais que nous tournions toujours sur nous-mêmes, revenant continuellement à la même place. Picart continuait à jurer, mais c'était contre le juif. […]Picart me réveilla en me surprenant agréablement. Il avait, sans m'en rien dire, fait de la soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait rôtir ce qu'il appelait du soigné, un bon morceau de cheval. Nous mangeâmes l'un et l'autre d'assez bon appétit. Picart avait fait la part du juif. […]La première rencontre que nous fîmes fut le bivouac de douze hommes que nous reconnûmes pour des soldats allemands faisant partie de notre armée. […]Comme noire guide avait rempli ses conditions, nous lui donnâmes ce que nous lui avions promis, et, après lui avoir recommandé de remercier encore de notre part la brave famille polonaise, nous lui dîmes adieu en lui souhaitant un bon voyage. Il disparut à grands pas. […] Le lendemain 1er décembre, nous partîmes de grand matin. Après une heure de marche, nous arrivâmes dans un village où les fusiliers-chasseurs avaient couché ; ils nous attendaient, afin de partir avec nous. En y arrivant, je m'informai si l'on n'y trouvait rien à acheter : un sergent-major des chasseurs me dit que, chez le juif où il avait logé, se trouvait du genièvre. Je le priai de m'y conduire. Étant dans la maison, j'aperçus le juif avec une longue barbe, et, m'adressant à lui fort poliment en allemand, je lui demandai s'il avait du genièvre à me vendre. Il me répondit d'un ton brusque : « Je n'en ai plus, les Français me l'ont pris! » A cela je n'avais rien à répondre, mais, comme je connaissais cette race d'hommes, je n'ajoutai pas foi aux paroles qu'il me disait, car ce n'était que la crainte de ne pas être payé qui lui faisait dire qu'il n'en avait plus. Tout à coup, une jeune fille de quatorze à quinze ans descendit d'un grand poêle en terre, sur lequel elle était assise, et s'approchant de moi, me dit: « Si tu veux me donner le galon que tu as là, je te donnerai un verre d'eau-de-vie ! » Je consentis à ce qu'elle voulait; aussitôt, elle détacha le large galon en argent qui soutenait la carnassière que je portais au côté, d'une valeur de plus de trente francs, et que j'apportais de Moscou. Lorsqu'il fut en sa possession, elle le cacha dans son sein ; ensuite elle le remplaça par une mauvaise corde. Si je l'avais laissée faire, elle m'aurait pris la giberne du docteur que j'avais enlevée au Cosaque; elle s'était aperçue qu'elle était garnie en argent. Un instant après, elle m'apporta un mauvais verre de genièvre que j'avalai avec peine, tant j'avais l'estomac resserré. La jeune juive me donna encore un petit fromage d'une forme ovale, gros comme un oeuf de poule, et qui avait l'odeur de l’anis. Je le mis précieusement dans ma carnassière, et je sortis. A peine avais-je pris l'air, que le malheureux verre de genièvre, au lieu de descendre dans l'estomac, me monta à la tète. Il fallait passer sur un corps d'arbre qui servait de pont, sur un large et profond fossé rempli de neige. Je le passai en dansant, sans tomber, el je courus jusqu'au milieu du régiment, en faisant la même chose. Je fis mieux, j'allai prendre de mes camarades par les bras, en chantant et en voulant les faire danser. Plusieurs de mes amis, et même des officiers, se réunirent autour de moi, en me demandant ce que j'avais : pour toute réponse je dansais, et je chantais. D'autres me regardaient avec indifférence. Le sergent-major de la compagnie, me conduisant à quelques pas du régiment, me demanda d'où je venais. Je lui dis que j'avais bu la goutte : « Et où? — Viens avec moi ! » lui dis-je. Il me suivit, nous passâmes sur l'arbre, en nous tenant par la main. A peine étions-nous de l'autre côté, que je me sentis saisir par un bras : c'était un de mes amis, un Liégeois, sergent-major, qui venait savoir ce que j'avais. Lorsque nous fûmes chez le juif, je leur dis que, s'ils avaient des galons d'or ou d'argent, ils auraient du genièvre : « Si ce n'est que cela, dit le Liégeois, en voilà ! » Il avait un joli bonnet en peau d'Astrakan, dont le tour était garni d'un large galon en or; il le donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l'affaire, qui le décousit. On nous donna du genièvre; ensuite nous sortîmes, mais à peine étions-nous hors de la maison, que là foire me reprit encore plus fort, ainsi qu'au Liégeois, de sorte que je recommence à danser et le Liégeois aussi. […] A ma grande surprise, j'aperçois Picart qui me saute au cou et m'embrasse en pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Bérézina, deux fois il avait rencontré le régiment, mais on lui avait assuré que j'étais mort ou prisonnier. Il me dit qu'il avait de la farine et qu'il allait la partager avec moi; que, pour de l’eau-de-vie, il me conduirait chez son juif, où il se faisait fort de m'en avoir, et probablement du pain. Je le priai de m'y conduire en attendant que l'on distribuât des vivres dont j'avais la certitude que l'on aurait, puisque les magasins étaient remplis. Je n'oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue d'une maison habitée : il me semblait qu'il y avait des années que je n'en avais vu. Picart me fit prendre un peu d'eau-de-vie, que j'eus bien de la peine à avaler : ensuite, j'en achetai une bouteille pour vingt francs, que je mis précieusement dans ma carnassière. Mais, pour du pain, il fallait attendre jusqu'au soir ; il y avait cinquante jours que je n'en avais mangé; il me semblait que j'aurais oublié toutes mes misères, si j'en avais eu. Le juif me conta que les premiers qui étaient arrivés le matin avaient tout dévoré; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui, d'attendre et d'y coucher, qu'il se chargeait de nous procurer tout ce dont nous aurions besoin, et d'empêcher que d'autres n'entrent chez lui. D'après son avis, je me décidai à me reposer sur un banc contre le poêle. Je demandai à Picart comment il se faisait qu'il était si bien avec cette famille juive, car je voyais qu'on le traitait comme un enfant de la maison. Il me répondit qu'il s'était fait passer pour le fils d'une juive ; qu'il avait, pendant les quinze jours que nous étions restés dans cette ville, au mois de juillet, toujours été avec eux à la synagogue, parce qu'à la suite de cela, il y avait toujours quelques coups de schnapps à boire, et des noisettes à croquer. Il y avait longtemps que je n'avais ri, mais je ne pus m'empêcher d'éclater, au point que le sang ruissela de mes lèvres. […] Nous aperçûmes deux individus qui nous demandèrent si nous n'avions rien à vendre ou à changer : nous reconnûmes des juifs. Je commençai par leur dire que nous avions des billets de banque russes, qu'ils étaient de cent roubles, et combien ils voulaient en donner : « Cinquante! » nous dit le premier en allemand. « Cinquante-cinq! » dit l'autre. « Soixante! » reprend le premier. Enfin il finit par nous en offrir soixante-dix-sept, et je mis encore pour condition qu'il nous payerait du café au lait. Il y consentit. Le second vint derrière moi, en me disant : « Quatre-vingts ! » Mais le marché était arrêté et, comme on nous avait promis du café au lait, nous n'aurions pas voulu, pour vingt francs de plus au billet, faire marché avec d'autres. Le juif avec qui nous venions de faire affaire nous conduisit chez un banquier, car lui n'était qu'un agent d'affaires. Le banquier était aussi juif. Lorsque nous y fûmes, on nous demanda nos billets; nous en avions neuf. Pour mon compte, j'en avais trois. Après les avoir donnés, on les regarda minutieusement, comme les juifs regardent. Ensuite, ils passèrent dans une autre chambre, et nous, en attendant, nous nous assîmes sur un banc où nous pûmes, provisoirement, caresser notre pain. Le juif qui nous avait conduits était resté avec nous, mais, un instant après, on le fit passer dans une chambre où était le banquier. Alors nous pensâmes que c'était pour nous remettre notre argent, et nous attendîmes tranquillement. L'envie que nous avions de boire du café nous fit perdre patience; nous appelâmes le patron, mais personne ne parut. L'idée que l’on voulait nous voler me vint de suite; j'en fis part à mon camarade, qui pensa comme moi. Alors, pour mieux se faire entendre, il donna un grand coup de crosse de fusil contre une espèce de comptoir. Comme personne ne paraissait encore, il redoubla contre une cloison en planches de sapin qui faisait séparation avec la chambre où étaient nos fripons. Nous les vîmes qui avaient l'air de se concerter. Ayant demandé notre argent, on nous dit d'attendre ; mais mon camarade chargea son arme en présence de toute la bande, et moi je sautai au cou de celui qui nous avait conduits, en lui demandant nos billets. Lorsqu'ils virent que nous étions déterminés à faire quelque scène qui n'aurait pas tourné à leur avantage, ils s'empressèrent de nous compter notre argent dont les deux tiers en or. Prenant celui qui nous avait conduits, nous le fîmes sortir avec nous ; lorsque nous fûmes dans la rue, il protesta que tout ce qui venait de se passer n'était pas de sa faute. Nous voulûmes bien le croire, en considération du café qu'il nous avait promis. Il nous conduisit chez lui, où il tint parole. Lorsque nous eûmes mangé, mon camarade voulut retourner au faubourg, mais tant qu'à moi, me trouvant trop fatigué et même malade, je me décidai d'attendre le jour où j'étais, et, comme il s'y trouvait deux cavaliers bavarois, je me crus en sûreté; j'avais mis mon argent dans ma ceinture et mon pain dans mon sac. Je me couchai sur un canapé : il pouvait être 4 heures du matin. Il n'y avait pas une demi-heure que je reposais, lorsque des coliques insupportables me prirent; je fus forcé de me lever; après, suivirent des maux de coeur, et je rendis tout ce que j'avais dans le corps; ensuite j'eus un dérangement qui ne me donna pas un moment de repos, de sorte que je pensais que le juif m'avait empoisonné. Je me crus perdu, car j'étais tellement faible, que je ne pus prendre la bouteille à l'eau-de-vie que j'avais dans mon sac. Je priai un des cavaliers bavarois de m'en donner à boire. Après en avoir pris un peu, je me trouvai mieux; alors je me remis sur le canapé, où je m'assoupis. Je ne sais combien de temps je restai dans cette position, mais, lorsque je m'éveillai, je trouvai que l'on m'avait enlevé mon pain dans mon sac. Il ne m'en restait plus qu'un morceau, que j'avais mis dans ma carnassière, avec ma bouteille d'eau-de-vie qui, fort heureusement, était pendue à mon côté. Mon bonnet de rabbin, que je mettais sous mon schako, avait aussi disparu, ainsi que les cavaliers bavarois. Ce n'était pas cela qui m'inquiétait le plus, mais bien ma position, qui était véritablement critique : indépendamment de mon dérangement de corps, mon pied droit était, gelé et ma plaie s'était ouverte. La première phalange du doigt du milieu de la main droite était prête à tomber; la journée de la veille, avec le froid de vingt-huit degrés, avait tellement envenimé mon pied, qu'il me fut impossible de remettre ma botte. Je me vis forcé de l'envelopper de chiffons, après l'avoir graissé avec la pommade que l’on m'avait donnée chez le Polonais, et, par-dessus tout, une peau de mouton que j'attachai avec des cordes. J'en fis autant à la main droite. Je me disposais à sortir, lorsque le juif m'engagea à rester. Il me dit qu'il y avait du riz à me vendre : je lui en achetai une portion, pensant que cela me serait bon pour arrêter le mal. Je le priai de me procurer un vase pour le faire cuire; il alla me chercher une petite bouilloire en cuivre rouge que j'attachai sur mon sac avec ma botte; ensuite je sortis de la maison, après lui avoir donné dix francs. […] Bailly, avec lequel j'avais été changer les billets de banque à Wilna, et pris du café chez le juif, était aussi fortement indisposé que moi; lorsque je lui eus dit comme j'avais été malade après avoir pris le café, il ne douta plus qu'on ait voulu nous empoisonner, ou, au moins, nous mettre dans un état à pouvoir nous dévaliser. […] Chemin faisant, [Picart] nous conta que, la veille, il avait rencontré un juif avec qui il avait fait connaissance, el cela pour lui vendre des objets dont il voulait se défaire, ses épaulettes de colonel et autre chose encore, mais qu'il n'avait pas manqué, comme cela lui arrivait souvent, de se faire passer pour juif en disant que sa mère était fille du rabbin de Strasbourg et que lui se nommait Salomon. Enchanté, et aussi dans l’espoir de faire un bon marché, l'autre lui avait indiqué sa demeure, en l'assurant qu'il lui procurerait du bon vin du Rhin. Nous, arrivâmes derrière la synagogue : à côté était une petite maison où Picart s'arrêta, Il regarda à droite et à gauche s'il ne voyait rien; ensuite, se pinçant le nez, il appela d'une voix nasillarde, et à plusieurs reprises : « Jacob ! Jacob! » Nous vîmes paraître, par un trou, une espèce de figure coiffée d'un long bonnet fourré et ornée d'une sale barbe : c'était Jacob le juif. En reconnaissant Picart, il lui dit en allemand : « Ah! c'est vous, mon cher Salomon, je vais vous ouvrir! » Le juif ouvrit la petite porte, et nous entrâmes dans une chambre bien chaude, mais puante et dégoûtante. Lorsque nous fûmes assis sur un banc autour d'un poêle, nous vîmes entrer trois autres juifs, dont Jacob nous dit que c'était sa famille. Picart, qui savait comment il fallait s'y prendre avec ses soi-disant coreligionnaires, commença par ouvrir son sac et en tirer d'abord une paire d'épaulettes, non pas de colonel, mais de maréchal de camp, une pacotille de galons, tout cela neuf et ramassé à la montagne de Wilna, dans les caissons abandonnés. Il y avait aussi quelques couverts d'argent venant de Moscou. Les juifs ouvrirent de grands yeux; alors Picart demanda du vin et du pain; on apporta du vin du Rhin excellent; le pain n'était pas de même; mais, pour le moment, c'était plus que l’on ne pouvait l'espérer. Pendant que nous étions à boire, les juifs regardaient les objets étalés sur le banc ; Jacob demanda à Picart combien il voulait de tout cela : « Dites vous-même! » répondit Picart. Le juif dit un prix bien éloigné de ce que Picart voulait. Il lui dit ; « Non ! » Jacob dit encore quelque chose de plus ; cette fois Picart, chez qui le vin commençait à produire son effet, regarda le juif d'un air goguenard et lui répondit en mettant un doigt sur le côté de son nez, et en fredonnant non pas des paroles, mais le chant du rabbin à la synagogue, le jour du Sabbat. Les quatre juifs se mirent aussi à se balancer comme des Chinois et à chanter les versets. Grangier regarda Picart, pensant qu'il était fou, et moi, malgré ma triste position, je me pâmais de rire. Enfin, Picart cessa de chanter pour nous verser à boire. Pendant ce temps, les juifs causèrent ensemble du prix des objets ; Jacob en offrit un prix plus élevé, mais ce n'était pas encore ce que Picart voulait, de sorte qu'il se remit à recommencer son tintamarre, jusqu'au moment où il accorda le marché, à condition qu'on lui donnât de l'or. Jacob paya Picart en pièces d'or de Prusse; il est probable qu'il était content de son marché, puisqu'il nous donna des noisettes et des oignons. […] Nous vîmes venir un traîneau attelé de deux chevaux, qui s'arrêta. Il était conduit par deux juifs et chargé d'épicerie. L'idée nous vint de leur proposer de nous conduire, en payant, bien entendu, jusqu'à Darkehmen, où l'on devait aller ce jour-là, ou de nous emparer du traîneau, s'ils refusaient. D'abord ils firent quelques difficultés, sous différents prétextes. Enfin ils acceptèrent. Le prix était convenu pour quarante francs, nous leur en payâmes de suite la moitié, mais comme ils ne prenaient les pièces de cinq francs que comme un thaler qui n'en vaut que quatre, cela nous fit dix francs de plus. Nous n'y regardâmes pas de si près, et imprudemment, pour nous attirer leur confiance, nous leur fîmes voir que nous avions beaucoup d'argent. Un sergent-major, nommé Pierson, qui avait plusieurs pièces d'argenterie, les montra. Dès ce moment, ils parlèrent hébreu, de sorte que nous ne pûmes rien comprendre de ce qu'ils disaient. […] Nos conducteurs nous firent comprendre qu'ils allaient nous conduire par un chemin à gauche, où l'on ne voyait personne, et qu'avant une heure, nous aurions rejoint la grande route et dépassé la tête de colonne. Nous aurions dû demander, puisque le chemin était si bon, pourquoi d'autres conducteurs de traîneaux, qui devaient aussi bien le connaître, ne le prenaient pas; mais nous n'y pensâmes pas. Lorsque nous eûmes voyagé, au grand trot, un bon quart d'heure, je m'aperçus que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche, et nous éloignait de celle que suivait l'armée; que le terrain sur lequel nous roulions, et que l'on nous faisait prendre pour un chemin, n'était qu'un remblai formant la digue d'un canal à notre droite, et d'un contre-fossé à gauche. Voulant communiquer mes observations à mes camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et à plusieurs reprises : « Halte! halte! » Grangier me demanda ce que je voulais. Je redoublai mes cris : « On nous trompe, nous sommes avec des coquins ! » Alors Pierson, qui était sur le devant, tenant dans ses mains une théière en argent qu'il rapportait de Moscou, et dont il se servait à chaque instant pour faire du thé, se mit, à son tour, à crier : « Halte !» Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle ils étaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent les chevaux par la bride, font tourner le traîneau et nous renversent du haut en bas de la digue, du côté du contre-fossé. Heureusement pour moi, qui étais placé derrière, les jambes pendantes en dehors et sur le côté du traîneau, que j'avais pu voir leur mouvement, de sorte qu'en me laissant glisser, j'évitai de faire le grand saut, mais mes camarades roulèrent jusqu'en bas, à plus de vingt-cinq pieds, et arrivèrent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les mains gelés, ils poussaient des cris effrayants, occasionnés par les douleurs. Ces cris se changèrent en cris de rage contre les juifs qui, déjà, avaient retiré le traîneau au bord de la digue, car, tenant les chevaux par la bride, ils l'avaient empêché, quoique renversé, de rouler jusqu'en bas. Ils se disposaient à se sauver avec nos bagages, mais, comme mon fusil était avec les autres, dans le fond du traîneau, je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tête d'un juif qui, grâce à son bonnet fourré, ne l'eut point fendue en deux. Je lui en portai un second qu'il para avec la main gauche couverte d'un gant en peau de mouton. Ils allaient nous échapper, quand Pierson arriva pour me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu'ils n'avaient pas la force de remonter, juraient et nous criaient de tuer les juifs. Celui auquel j'avais donné un coup de sabre se sauvait en traversant le canal; l'autre, qui tenait les chevaux, demandait grâce en disant que c'était la faute de son camarade. Cela n'empêcha pas Pierson d'appliquer quelques coups de plat de sabre à celui qui restait et qui demandait pardon en nous appelant colonel et général. Pierson, prenant les chevaux par la bride, lui ordonna de descendre, afin d'aider nos camarades à remonter. C'est ce qu'il s'empressa de faire; il en fut récompensé par les coups de poings qu'on lui appliqua avec force. Lorsqu'ils furent remontés, Leboude nous annonça que nous avions acquis de droit le traîneau et les chevaux, car ces deux coquins avaient cherché à nous détruire, afin de s'emparer de ce que nous avions. Nous ordonnâmes au juif de nous conduire, au grand galop, par le chemin le plus court, afin de rejoindre l'armée, mais il fallut retourner par où nous étions venus. Arrivés près de la ville, le juif voulait nous y faire entrer sous prétexte de prendre quelque chose chez lui : c'était pour nous livrer aux Cosaques, qui y étaient déjà. Nous lui fîmes sentir la pointe du sabre dans le dos, le menaçâmes de le tuer, s'il faisait encore un pas du côté de la ville. Aussi s'empressa-t-il de tourner à gauche, sur la route que suivait l'armée, dont nous apercevions les derniers traîneaux à une grande distance. Un quart d'heure après, nous les avions rejoints, ensuite nous les dépassâmes en descendant une côte avec rapidité. […] Il pouvait être neuf heures lorsque nous arrivâmes dans un grand village ; beaucoup d'hommes y étaient déjà ; nous entrâmes dans une maison, afin de nous y chauffer; nous laissâmes notre traîneau à la porte, ayant eu la précaution de le décharger de nos bagages et de faire entrer le juif avec nous, dans la crainte qu'il n'enlevât notre équipage. Les soldats qui étaient à se chauffer nous dirent que, dans le village, on vendait des harengs et du genièvre. Comme ils avaient eu beaucoup de complaisance pour moi et qu'ils avaient tous les pieds plus gelés que les miens, je me décidai à y aller, mais, en partant, je leur recommandai d'avoir les yeux sur le traîneau : « Sois tranquille, me dit Pierson, j'en réponds! » Je partis avec notre juif pour me servir de guide et d'interprète. Il me conduisit chez un de ses compères, où je trouvai des harengs, du genièvre et des mauvaises galettes de seigle. Pendant que je me chauffais en buvant un verre de genièvre, je m'aperçus que mon guide avait disparu avec un autre juif, avec lequel il causait un instant avant. Voyant qu'il ne rentrait pas, je retournai, avec mes provisions, rejoindre mes amis : mais quel fut mon étonnement, lorsque je fus près de la maison, de n'y plus voir le traîneau à la porte! Mes camarades, tranquillement à se chauffer, me demandent où sont les provisions ; moi je leur demande où est le traîneau. Ils regardent dans la rue, le traîneau est parti! Sans dire un mot, je jette les provisions à terre, et, le coeur triste, je vais me coucher sur de la paille, à côté du poêle. […] Un juif arriva avec des pantalons qu'il cachait dans un sac. Il s'en trouvait de toutes les couleurs, des gris, des bleus, mais tous trop petits ou trop grands, ou malpropres. L'enfant d'Israël, voyant que rien ne me convenait, me dit qu'il allait revenir avec quelque chose qui me plairait. En effet, il ne tarda pas à reparaître avec un pantalon à la Cosaque, de couleur amarante et en drap fin. Il était fort large. C'était le pantalon d'un cavalier, probablement d'un aide de camp du roi Murat. N'importe, je l'essayai et, prévoyant que j'aurais bien chaud avec, je le gardai. On y voyait encore, de chaque côté, la marque d'un large galon que le juif avait eu la précaution d'enlever. Je lui donnai, en échange, la petite giberne du docteur, garnie en argent, que j'avais prise sur le Cosaque, le 23 novembre. En outre, il exigea cinq francs, que je lui donnai. » (Bourgogne, Mémoires)
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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