J’ignore si de tels procédés furent mis en place à la Guadeloupe, mais d’une manière général, ce fut la coercition qui prévalut. Suite à l’abolition, les autorités coloniales de la Guadeloupe décidèrent en effet de contraindre les cultivateurs à reprendre le travail sur les plantations afin d’y cultiver des vivres. Ainsi, le 18 juin 1794 (quelques jours seulement après l’annonce du décret d’abolition sur l’île), Victor Hugues lança cette proclamation :
« Citoyens, La République, en reconnaissant les droits que vous teniez de la nature, n'a pas entendu vous soustraire à l'obligation de vous procurer de quoi vivre par le travail. Celui qui ne travaille pas ne mérite que du mépris et ne doit pas jouir des bienfaits de notre régénération; car l'on doit présumer avec raison que le paresseux n'existe qu'en commettant des brigandages. Tous les citoyens ne pouvant pas être employés à la défense de la colonie, il est indispensable que ceux qui ne sont pas incorporés dans la force armée, s'occupent à cultiver la terre et à planter des vivres le plus promptement possible. D'ailleurs, citoyens, celui qui sacrifie ses peines et ses sueurs pour procurer des subsistances à ses concitoyens, mérite autant que celui qui se sacrifie pour les défendre. En conséquence, citoyens, nous invitons et requérons ceux de vous qui ne sont pas incorporés dans la force armée, d'avoir à se rendre sur les habitations où ils demeuraient ci-devant, pour y travailler sans relâche à planter des patates, ignames, malangas et autres racines nourrissantes, leur promettant sûreté et protection, et de les faire payer de leur travaux. Mais si, contre notre attente, quelques-uns de vous refusaient de se rendre à notre invitation, nous leur déclarons, au nom de la République française, qu'ils seront considérés comme traîtres à la patrie, et livrés à la rigueur des lois. Enjoignons aux municipalités de requérir la force armée, pour dissiper les attroupements et faire rentrer les citoyens noirs dans leurs habitations respectives, pour y planter des vivres. »
Ce système coercitif toucha par la suite les autres cultures comme le café ou la canne à sucre. Si la proclamation du 18 juin annonçait le versement de salaires, cette promesse ne fut globalement pas tenue. Il faudra pour cela attendre l’arrivée de Desfourneaux et son arrêté du 10 février 1799 :
« Citoyens, Occupé sans cesse de l'objet important d'organiser les colonies, il n'est point échappé à mes observations, que des vices nombreux introduits dans l'administration générale, ont donné lieu à l'anéantissement de la culture, à la destruction et au dépérissement des habitations, au découragement des cultivateurs, à leur divagation, et à la ruine presque générale des propriétés. Des hommes ci-devant réduits à l'esclavage, rendus à la liberté par les lois justes de la République, ont appris qu'ils étaient libres, sans être instruits de leurs devoirs envers la société, sans qu'on leur fît connaître par quels moyens ils pourraient se procurer l'existence, et quels fruits ils recueilleraient de leurs travaux et de leurs peines. Privés des secours qu'ils recevaient autrefois, ils ont inutilement fait entendre leurs plaintes, et attendu l'effet des promesses qui, jusqu'à ce moment, n'ont pas été suivies de l’exécution ; ils ont déserté de la culture et des campagnes. Il est inutile de retracer ici les maux qui en ont résulté. Quelques propriétaires, guidés, sans doute, par des principes de justice et d'humanité, mieux éclairés d'ailleurs sur leurs véritables intérêts, ont su, par leur conduite envers les cultivateurs, en accordant une rétribution à leurs travaux, échapper à la misère, tirer un parti avantageux de leurs propriétés, et les maintenir en bon état; il est temps de se rendre à l'évidence qu'offre leur conduite. Des opinions erronées et affligeantes pour les propriétaires ont circulé : elles doivent être à jamais détruites. Les cultivateurs ne sont point propriétaires; mais ils doivent fertiliser les campagnes, ils doivent être payés de leurs travaux : ces principes qui sont de tous les temps, tiennent leur place parmi ceux inaltérables de notre constitution. D'après cet exposé, l'agent particulier du directoire exécutif, Considérant qu'il est urgent, et de toute justice, de statuer sur le sort des cultivateurs de cette colonie, de l'ile de Marie-Galante et de la Désirade, de Saint Martin, et de Saint Eustache, et de leur allouer un traitement qui, en augmentant à raison de leur intelligence et de leur activité au travail, offre le double avantage d'améliorer constamment le sort des cultivateurs et la situation des propriétaires, arrête ce qui suit :
«Art. 1er. Tous citoyens cultivateurs, ouvriers et autres, attaches à l'exploitation des habitations et de leurs manufactures, seront salariés suivant leurs emplois. Art. 2. Le salaire sera le quart des revenus à partager entre eux, après qu'il aura été fait, sur la masse générale, les prélèvements nécessaires pour le payement des traitements des délégués, séquestres, gérants et chirurgiens attachés aux communes pour le service des cultivateurs; lesquels traitements seront fixés par un arrêté particulier, aussitôt que les délégués auront adressé à l'agent l'état approximatif des revenus de chaque commune. Art. 3. Il sera payé, sur le quart revenant auxdits cultivateurs, ouvriers et autres citoyens attachés à l'exploitation des habitations et de leurs manufactures, les frais de futailles, sacs, balles et autres objets nécessaires au transport des denrées composant ledit quart, à l'exception néanmoins des cabrouets et mulets; les avances seront faites par la République et les propriétaires, qui en seront remboursés sur-lechamp. La part des sirops sera délivrée en nature aux cultivateurs au fur et à mesure qu'ils seront fabriqués. Art. 4 Ces prélèvements et remboursements étant faits, le quart liquide desdits revenus sera partagé dans les proportions suivantes, savoir : une part pour chaque cultivateur, ouvrier et employé, depuis 15 jusqu'à 55 ans; trois quarts pour le premier chef d'atelier de chaque grande habitation : deux parts pour le second chef d'atelier ; deux parts pour le chef d'atelier de chaque habitation ordinaire ; deux parts pour chaque chef raffineur ; une demi-part aux enfants depuis 10 jusqu'à 15 ans; une part pour chaque employé à l'hôpital de chaque habitation, et choisi, à cet effet, par le délégué et le chirurgien, sur la présentation du séquestre, du propriétaire ou du gérant. La République fixera une indemnité pour ses ouvriers, qui sera la même pour les ouvriers des habitations particulières. Art. 5. Les cultivateurs conserveront leurs jardins, mais ils ne pourront être augmentés sans la permission des délégués, qui seront tenus de demander l'approbation de l'agent du Directoire, en déduisant les motifs. Art.6. Le quart des revenus à délivrer n'est point sur les denrées déjà fabriquées et récoltées, mais sur toutes celles à récolter et fabriquer, à commencer du 1er ventôse prochain. Art. 7. Le délégué, un officier municipal, le juge de paix dans chaque commune, et l'atelier de chaque habitation, ou des citoyens choisis par lui, assisteront à la livraison du quart, et, pour que le partage soit juste, ils se feront remettre des déclarations sincères des séquestres, propriétaires ou gérants, avec les pièces à l'appui; ils pourront se faire représenter son livre d'ordre, qui devra être timbré et paraphé. Art.8. Ce partage étant opéré, les denrées appartenant aux cultivateurs seront renfermées dans un magasin particulier et vendues de suite au cours de la place; l'argent en sera réparti, sans délai, conformément aux dispositions de l'article 4. Art. 9. Les tableaux de répartition seront faits doubles par les séquestres, propriétaires ou gérants, et seront présentés à la vérification des délégués, qui en tiendront un double, et remettront l'autre signé d'eux. Art. 10. Les propriétaires auront soin des vieillards et infirmes reconnus, par les officiers de santé, être incapables de travailler, et ils ne pourront prétendre à aucune part dans le quart des revenus. Art. 11. Les cultivateurs ne pourront prétendre au partage du quart des revenus à compter du jour où ils quitteront le travail, pour cause de maladie au autrement, jusqu'à celui où ils le reprendront, et cette portion à défalquer retournera au profit de la masse des cultivateurs. Art. 12. Les femmes grosses auront cinq décades de repos avant et après leurs couches, et ne seront point privées de leur portion de revenu pendant ce temps. Art. 13. Pour encourager les soins des femmes préposées aux accouchements, il leur sera fait une gratification, supportée par la République, et fixée par les délégués, par chaque accouchement. Art. 14. Le traitement des domestiques est fixé, savoir, depuis 15 jusqu'à 55 ans, à 18 livres, argent des colonies, et depuis 10 jusqu'à 15 ans, à 9 livres par mois. Art. 15. Les délégués, de concert avec les séquestres, propriétaires ou gérants, détermineront la quantité de terre à planter en vivres, sur lesquels on prélèvera ce qui sera nécessaire à l'entretien des hôpitaux et à la nourriture des vieillards, infirmes et enfants; les cultivateurs auront le quart dans le reste. Art. 16. Immédiatement après la publication du présent arrêté, il sera planté en manioc, pour la République, savoir : un carré de terre dans les grandes habitations, et un demi-carré dans les petites. Les délégués, et chacun des séquestres, propriétaires ou gérants, seront responsables de l'exécution de cette mesure, et le manioc qui sera récolté sera mis ou tenu à la disposition de l'ordonnateur. Art. 17. En cas de grande sécheresse, d'ouragans ou d'autres événements de force majeure, qui détruiraient les vivres, les délégués et les juges de paix, ainsi que les séquestres, dresseront des états des vivres qui deviendraient alors nécessaires aux cultivateurs, et la République viendrait de suite à leur secours. Art. 18. Comme la récolte ne se fait que tous les ans dans les caféteries et cotonneries, et que les cultivateurs ne peuvent entrer de suite en jouissance, comme ceux des sucreries, la République, une société de bienfaisance, ou les propriétaires, leur feront des avances qui seront constatées par les délégués, les juges de paix, les séquestres propriétaires ou gérants, et qui seront remboursées sur le premier produit de leur part. Art. 19. Si la récolte des cafés pressait, et si l'atelier de l'habitation se trouvait insuffisant pour la faire en entier, le propriétaire, avec l'agrément des autorités et en présence de l'atelier, prendra, s'il en a besoin, dans les premiers cafés récoltés, un ou plusieurs barils, qu'il vendra pour se procurer l'argent, afin de payer l'augmentation des bras nécessaires à la confection de la récolte , les frais extraordinaires pour cette confection seront prélevés sur la masse avant le partage. Art. 20. Il sera tenu, aux frais de la République, dans chaque commune, suivant son étendue et le besoin reconnu et constaté, la quantité d'hôpitaux nécessaire pour soigner les malades des habitations séquestrées et appartenant à la République. Chaque propriétaire d'habitation sera obligé de tenir, à ses frais, un hôpital sur son habitation : mais, cependant, ceux dont les propriétés se trouveront avoir souffert des événements au point de prouver l'impossibilité réelle et le manque de moyens nécessaires pour former et maintenir cet établissement, ce qui sera constaté par les délégués, alors ces propriétaires auront la faculté de faire traiter les malades dans les hôpitaux de la république. L'inspecteur du service de santé fera délivrer, de la pharmacie de la République, d'après la demande des officiers de santé des communes, tous les médicaments dont ils auront besoin. Art. 21. Les guildiviers étant considérés comme tenant aux manufactures agronomiques, les ouvriers qui y seront attachés jouiront, comme les cultivateurs des plantations, d'une part égale, d'après leurs classes différentes, déterminées selon l'article 4. Cette part sera payée aux ouvriers de ces guildiveries sur le pied de la plus forte part du plus riche atelier de la commune ; ils recevront en outre, pour les indemniser de ce qu'ils n'ont pas de jardins, une ration ordinaire par jour. Art. 22. Lorsque les relations avec les neutres seront rétablies, le commerce ravivé et les propriétaires dans le cas de payer en numéraire, il pourra être pris des mesures ultérieures qui alloueront aux cultivateurs une paye en numéraire, qu'ils recevront tous les mois et qui sera proportionnée au quart de la quantité des denrées qu'ils auront fabriquées ou recueillies, mais ces mesures ne pourront avoir lieu qu'en vertu d'un arrêté de l'agent du Directoire exécutif. Art. 23. Il sera incessamment fait et publié un règlement de police de culture qui, conformément à la loi, tracera les obligations respectives et réciproques des propriétaires et des cultivateurs. Il est ordonné à tous les délégués, municipalités et autres fonctionnaires publics, de faire lire, publier, afficher et enregistrer, partout où besoin sera, la présente proclamation, et de tenir strictement la main à son exécution. »
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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