On trouve des éléments de réponse à la question des Églises en Allemagne au début du XXe siècle dans le Que-sais-je de Rita Thalmann,
La République de Weimar, PUF 1995 et également trois chapitres dans l'ouvrage de Ian Kershaw,
L'opinion allemande sous le nazisme, éditions du CNRS, Biblis, N°50.
Je reproduit ici le contenu du que-sais-je (p. 60-68). Il se peut qu'il reste quelques fautes, j'ai procédé à un scan et OCR.
R. Thalmann, La République de Weimar a écrit :
IV. Le poids des confessions.
Bien que la Constitution de Weimar proclame la séparation Églises et de l’État et que 1’on assiste, comme dans la plupart des pays industrialisés,a une déchristianisation des grandes villes et des régions ouvrières, l’A1lemagne reste un pays de tradition et de culture chrétiennes. Véritable mosaïque confessionnelle depuis la paix d’Augsburg (1555), qui a fondé la confession dominante de chaque État sur celle de son prince en vertu du principe «cujus regio, ejus religio», le Reich voit persister l’opposition historique entre une majorité protestante (40 millions, soit 64% de la population) et une minorité catholique (20,2 millions, soit 32 %). L’Allemagne à l’est de l’Elbe est majoritairement luthérienne, entre l’Elbe et le Rhin, luthérienne et reformée avec des noyaux catholiques, au sud du Main, catholique et protestante. Entre 1919 et 1933, les tentatives de rapprochement se limitent généralement à des alliances occasionnelles lors des campagnes en faveur de l’école confessionnelle (1922, 1925, 1927) ou pour combattre un projet de loi favorisant le divorce.
En dépit du peu de sympathie de la hiérarchie catholique pour le régime républicain et de l’hostilité quasi générale des milieux protestants, qui ne lui pardonnent pas «l’usurpation» du pouvoir princier «voulu par Dieu», les Églises jouissent de privilèges importants en tant que corporations de droit public (öffentlich rechtliche Korperschaften). Elles conservent leurs biens, garantis par la Constitution, la possibilité de faire lever l'impôt ecclésiastique (Kirchensteuer) par les services du ministère des Finances, ainsi que des subventions d’État et des Länder (164 millions de Reichsmarks en 1928-1929).
1. Le protestantisme allemand.
Décapité en 1918 par l’éviction des princes qui représentaient l'autorité suprême (summus episcopus), il reste domine par les conservateurs qui font adopter en 1922 une constitution ecclésiale assurant le maintien des structures hiérarchiques traditionnelles. Le Sénat ecclésial ([i]Kirchensenat[/i]) remplace le pouvoir princier avec un droit de veto sur les décisions du Synode général, émanation des synodes provinciaux domines par les ecclésiastiques au détriment des laïcs, sauf dans les communautés calvinistes. Si l’on a beaucoup parlé du peuple ( Volkskirche) durant la période révolutionnaire, la Fédération des Églises évangéliques allemandes ([i]Deutscher Evangelischer Kirchenbund[/i]) qui coordonne, depuis le 25 mai 1922, l’action des28 églises protestantes se dote, sans briser les particularismes, d’un appareil administratif rigide : Conseil supérieur des Églises (Oberkirchenrat) au niveau du Reich, Consistoire (Konsistorium) présidé par un superintendant général (Superintendant) ou un évêque (Bischof) nommé a vie, au niveau des Länder, contrôlent en fait les synodes provinciaux, instances élues par les Conseils de paroisses. Les affrontements internes, depuis le XIX° siècle, entre une majorité orthodoxe et une minorité libérale coïncident le plus souvent avec les clivages entre partisans d’un nationalisme exacerbé, qui se manifeste notamment, lors de la candidature a la présidence du maréchal Hindenburg en 1925, par une violente campagne contre le candidat catholique Marx, et les éléments favorables a une attitude conciliante envers les autorités légales de la République. Au conservatisme d’une hiérarchie qui manifeste en toutes circonstances son royalisme envers l’empereur et lest traditions de l'Empire, perpétuant ainsi la confusion séculaire entre la foi et une mystique d’État chauvine et antisémite, s’oppose cependant un mouvement de «renaissance luthérienne». Caractérisé par un retour aux sources, il s’exprime ouvertement des 1917, lors du quatrième centenaire de la Réforme, a l’initiative des théologiens Karl Holl et Otto Schell. Il s’affirme avec éclat en 1919, lorsque le théologien calviniste suisse Karl Barth (1886-1968) publie son interprétation de l’Épître aux Romains, qui rejette aussi bien 1’orthodoxie que le piétisme ou les conceptions libérales en affirmant la primauté d’un christocentrisme, expression de la parole et de la volonté divines attestées par les Écritures. Devenu, en 1921, professeur de théologie a l’Université de Göttingen puis nommé a Bonn, Barth publie, de 1923 a 1933, la revue Zwischen den Zeiten, pole d’attraction d’un protestantisme luthérien et réformé, rénové d’où sortira en 1933-1934 l'Église confessante (Bekennende Kirche) opposant à 1’exigence totalitaire du national-socialisme les exigences de la loi divine. Sans participer directement aux luttes politiques, Karl Barth se solidarise avec les socialistes religieux groupés, depuis 1921-1922, autour des pasteurs Emil Fuchs et Erwin Eckert, des théologiens Paul Tillich et Siegmund-Schultz. Il soutient aussi le Pr Gunther Dehn, en butte a la répression des protestants nationalistes pour avoir prêché en 1928 a Magdeburg la réconciliation des peuples et dénoncé l’utilisation des Eglises a des fins militaristes.
Ce mouvement reste cependant très minoritaire alors que le << protestantisme national » conditionne une masse d’hommes et de femmes qui, sans être nécessairement pratiquants, gardent des liens avec leur culture d’origine a travers le baptême (95 % des enfants de parents protestants ou catholiques sont baptisés), un réseau d’associations sportives, charitables, patriotiques, éducatives, une presse et des publications bien-pensantes. L’hypertrophie du sentiment national, perceptible même chez le pasteur [b]Martin Nierniiller[/b], auteur d’un best-seller [i]Du sous-marin à la chaire[/i] (1932), ne diminuera que durant l’épreuve du IIIe Reich où des hommes comme ce dernier, l’évêque du Wurtemberg [b]Theophil Wurm[/b] et le théologien luthérien Dietrich Bonhoejfer, disciple de Barth assassiné par les nazis, feront l’expérience des rapports conflictuels entre foi et mystique d’Etat.
2. Le catholicisme-allemand.
Moins lié au pouvoir impérial, il trouve dans la législation républicaine une liberté qu’il avait vainement revendiquée au cours du XIXe siècle. Placé par la Constitution sur un pied d’égalité avec sa rivale confessionnelle, le catholicisme allemand a cependant davantage souffert des pertes territoriales consécutives à la guerre, puisqu’il perd 4,5 millions de fidèles contre 1,9 million perdus par les Églises protestantes. Perte quelque peu compensée par un moindre flux de sorties des Églises durant la période révolutionnaire (de 1919 à 1921 : 2 % de protestants contre 0,4 % de catholiques). La rupture des liens traditionnels avec l'État n’entraîne aucun changement dans l’organisation ecclésiale si ce n’est la signature de concordats (1924, en Bavière, 1929, en Prusse, 1932, en Bade). Outre les droits et garanties semblables a celles des autres confessions, la hiérarchie catholique se voit reconnaître un droit de contrôle et de veto sur les nominations et l’enseignement des professeurs de théologie et l’enseignement religieux dans les écoles. La nomination des évêques est réservée au Saint-Siège après consultation du gouvernement. Ceux-ci pro» cèdent a toutes les nominations de prêtres dans leur diocèse ou les congrégations et ordres religieux peuvent s’établir librement en acquérant des biens sans aucun contrôle financier. Des relations diplomatiques sont établies des 1919 entre le gouvernement républicain et le Vatican par 1’entremise du nonce Mgr Eugenio Pacelli, le futur Pie XII, résidant à Munich jusqu’en 1922, puis à Berlin. Les milieux protestants nationalistes ainsi que la gauche socialiste s’élèvent contre les avantages, juges excessifs, concédés à l’Église catholique qui constitue, selon eux, «un État dans l’État». Il est vrai qu’avec 6 archevêques, 22 évêques, quelque 20 000 prêtres séculiers (c’est-a-dire autant que de pasteurs pour le double de fidèles), un remarquable développement des congrégations et ordres religieux (72 536 membres en 1919, 88 589 dont 75130 femmes, en 1933), le catholicisme allemand a fait preuve d’un grand dynamisme sous la République, construisant des églises, l’abbé Heinrich Brauns, ministre du Travail de 1920 en 1928, auquel succède le président du syndicalisme chrétien, Adam Stegerwald. Ambiguité qui s’explique par le fossé séparant a cette époque le catholicisme allemand, largement ultramontain, de la démocratie. Le catholicisme allemand possède cependant des centres de rayonnement spirituel, notamment les deux abbayes de Maria Laach (prés de Coblence) et de Beuron (Baviére) dont le moine-philosophe [i]Romano Guardini [/i]reçoit la première chaire de philosophie catholique créée a son intention a Berlin. A la différence du protestantisme allemand, la stabilité du catholicisme est beaucoup plus grande grâce a un encadrement supérieur en quantité et en qualité, au travail de son réseau associatif, qui donnent aux fidèles le sens de la discipline et dc la cohésion communautaire jusques et y compris devant la montée du national-socialisme avec lequel l'Ég1ise catholique d’Allemagne n’acceptera de traiter qu’a partir du Concordat signé le 20 juillet 1933 entre le Vatican et le III° Reich.
3. Les minorités confessionnelles.
Leurs droits sont également garantis par la Constitution. Elles vont des multiples variantes chrétiennes (Frères moraves, baptistes, mennonites, témoins de Jéhovah) aux sectes de fervents du mysticisme, de l’occultisme, d’anthroposophie en passant par le bouddhisme, le culte de Mazdaznan et l’école de sagesse de Darmstadt de [b]Hermann Keyserling[/b]. Les athées sont extrêmement rares dans un État où l’offense à Dieu, à la religion, aux croyances est passible de condamnation pénale. Quant aux Juifs, leur proportion a tendance a diminuer par suite d’une faible natalité, mais aussi des nombreuses conversions au christianisme, dues à la volonté d’assimilation.p Le recensement de 1925 fait apparaître 564 379 personnes de «foi juive»)(Glaubensjuden), soit 0,9 % de la population alors que les Juifs représentaient 1,09 % en 1880, ils ne seront plus que 0,76 % en 1933. Trois faits caractérisent le judaïsme allemand : a) sa concentration, 81 % dans les quatre Länder de Prusse, Saxe, Bavière et Bade et dans les grandes villes. A Berlin vivent 173 000 Juifs, soit le tiers du judaïsme allemand, à Hambourg, ils représentent, avec 20 000 personnes, 1,8 % de la population. Au total, les deux tiers vivent dans des villes de plus de 100 000 habitants et se regroupent dans certains quartiers; b) sa diminution pour les raisons mentionnées. De 1920 à 1930, 17 % de Juifs contractent des mariages mixtes, ce qui entraîne la sortie de la communauté juive, voire le baptême des enfants; c ) une compensation numérique assurée par l'immigration des Juifs de l'Est (Ostjuden). En 1933, ils sont près de 100 000, soit 19 % de la communauté juive. Ainsi, le judaïsme sous Weimar n’a pas un caractère homogène : les courants idéologiques et religieux le divisent. Aux élections communautaires de Berlin, en février 1925, on voit s’affronter les listes de Juifs orthodoxes, libéraux, centristes, les sionistes populaires et les sionistes socialistes. Si l’on peut estimer à 10% les Juifs de stricte observance dont la spiritualité se traduit notamment par un retour à la mystique juive qu’exprime dans L’étoile de la rédemption (1921) Franz Rosenzweig (1886-1929), à environ autant le courant sioniste, marqué par la recherche d’un «judaïsme authentique» chez Martin Buber (1878-1965) venu de la tradition chassidique comme chez Gershon Scholem (né en 1897 à Berlin) quittant l’Allemagne en 1923 pour enseigner la Kabbale en Palestine, une majorité se reconnaît dans la tradition libérale émancipatrice du XIXe siècle qu’exprime [i]L’essence du judaïsme [/i](1921) de Leo Baeck (1873-1956). Opposé à la fois au marxisme, au nationalisme et même au sionisme jusqu’au début des années trente, ce courant se reconnaît dans «l’idéologie de Weimar » et développe une intense vie associative en réponse au double danger de l’antisémitisme et de l’assimilation perçue comme aliénation culturelle. Expression la plus caractéristique, l’Association Centrale des citoyens allemands de foi juive (Central Verein deutscher Bürgerjüdischen Glaubens, CV), fondée en 1893, regroupe, avec 70 000 membres, près de 80 % des Juifs allemands. Seule une minorité de Juifs de l’Est, surtout des jeunes, rejoint l’extrême gauche tandis qu’une minorité de Juifs allemands, faute d’être acceptée dans les formations nationalistes officielles, crée ses propres associations : Jusqu'aux nationaux allemands du Dr Max Naumann, Union des anciens combattants juifs (Reichsbund jüdischer Frontsoldaten), Cartel des étudiants allemands de foi juive (Kartell Convent deutscher Studenten jüdischen Glaubens), qui défendent leur honneur de patriotes allemands en ripostant par leurs publications et leur action d’autodéfense aux attaques antijuives mais aussi en se démarquant nettement de leurs coreligionnaires de l’Est. Comme tous ces courants, le sionisme possède sa propre organisation, 1’Union sioniste pour l’Allemagne, (Zionistische Vereinigung fiir Deutschland, ZVFD), avec ses associations spécifiques : pionnières de la WIZO, mouvements de jeunesse, agence d’émigration pour la Palestine et sa propre presse.