Pour savoir ce que contient véritablement l'ouvrage d'Herbert Pix,
Hirohito and the making of modern Japan, le mieux est de le lire, ce que je compte faire. En attendant, je dispose d'une part d'un compte rendu publié dans la revue
Politique étrangère et d'autre part de la note de l'éditeur. Les deux sont contradictoires. Comme je me fie plus aux essais comparatifs sur un bien de consommation publiés dans une revue spécialisée qu'à la promotion du vendeur, j'accorde bien plus de crédit à l'article paru dans
Politique étrangère qu'à la note de l'éditeur. On comprend aisément que ce dernier aura évité de présenter un personnage falot qui n'était pas le maître des évènements. Ce n'aurait guère excité la curiosité des lecteurs. En affichant au contraire :
ce qu'on vous a toujours caché sur le sinistre Hirohito qui n'était pas la blanche colombe qu'on vous a voulu vous faire croire qu'elle était pour des raisons politiques, alors il optimisait ses chances d'un bon retour sur investissement. Le rédacteur de la note a-t-il même vraiment lu l'ouvrage ? J'en doute quand je lis d'un côté :
a man of strong will and real authority et de l'autre :
Herbert Bix ne parvient pas à trouver dans son cœur la moindre compassion pour le côté falot de Hirohito, si longtemps régenté par les puissants de la cour et les chefs militaires de l'Armée, qui pourtant, elle, ne dépendait que de lui. Citer :
Que les pouvoirs constitutionnels de l'empereur Showa aient été réduits dans les textes n'implique pas qu'il était privé de pouvoir dans les faits.
Les pouvoirs de l'empereur étaient étendus dans textes, comparables à ceux dont disposait l'empereur allemand Guillaume II. Dans les faits, en raison du poids de l'histoire et de la conception que l'on a de l'autorité dans la société japonaise, il en allait très différemment.
Citer :
Oui, l’empereur a été privé de pouvoirs effectifs pendant longtemps, notamment sous le shogunat, mais les shogun ont gardé l’empereur ; je ne vois pas d’autres exemples où différentes dynasties assurant la réalité du pouvoir gardent pendant plusieurs siècles la dynastie originelle pour son seul symbolisme.
Pendant longtemps, on peut le dire : le shôgunat a duré de 1192 à 1868 et le pouvoir des empereurs avait commencé à s'éroder bien avant, dès l'époque de Nara, au septième siècle, où le clan des Soga avait établi son emprise sur la cour. Ce fut plus tard le clan Fujiwara. Les empereurs n'ont gouverné personnellement qu'épisodiquement pendant de courtes périodes. L'empereur Godaigo en eut la velléité en 1333, ce fut la dernière fois et il fit long feu. Encore faut-il s'entendre sur la portée de ce gouvernement : il s'agit plus d'accomplir des rites que d'administrer le pays. France Hérail précise, dans son
Histoire du Japon :
Au XIe siècle, il est clair que la mission essentielle de ce qu'on nomme « gouvernement central » est d'accomplir correctement des rites et de maintenir un genre de vie exemplaire. L'empereur et son entourage, qui constituaient l'Etat selon les critères anciens, ne jugeait pas qu'ils exerçaient un pouvoir, mais qu'ils étaient responsable de la prospérité du pays, de sa sécurité et de sa survie. ... Au début du XIe siècle, les hauts dignitaires considéraient que le moyen essentiel pour assurer leur mission était la célébration des rites. Michel Vié, dans son
Histoire du Japon, affirme :
L'Etat antique fut plus symbolique que réel, les empereurs, sauf exception, y représentaient surtout un non-pouvoir, qui leur fit détenir un rôle de légitimation par rapports aux pouvoirs concrets successifs. Les shôgun ont conservé l'institution impériale pour ce qu'elle était, tout à la fois monument historique et organe religieux.
Citer :
Ce respect qu imprègne la société japonaise ne pouvait pas ne pas se refléter, au moins en partie, dans les relations entre l’empereur et les dirigeants du pays, notamment les militaires.
Ce respect traduit la reconnaissance d'un caractère sacré à la lignée impériale selon les croyances shintoïstes. Elle ne se confond pas avec l'obéissance à l'autorité profane qui a pris selon les temps des formes diverses, notamment celle de la démocratie parlementaire pendant l'ère Taishô ou celle d'une junte militaire pendant les années 1930.
Citer :
Il est possible que les gestes de l’empereur Showa, ses questions, ses éventuelles désapprobations, n’aient été considérés que comme broutilles par le quartier général impérial ; il semble aussi que l’empereur s’était réservé l’usage de certaines armes (chimiques) ce qui montrerait que l’armée ne contestait pas une forme de préséance et de pouvoir direct et effectif de l’empereur sur les opérations militaires. Il n’était vraisemblablement pas dans la gestion quotidienne militaire mais ces éléments permettent, a minima, d’envisager un rôle réel de l’empereur grâce à son positionnement, sa fonction elle-même, de par la structure de la société japonaise, notamment militaire. C’est bien ce rôle, ce pouvoir là, qu’il exerce lors de la tentative de coup d’état de 1936 ; il s’exprime, il écrit et il fait basculer les événements contre les putschistes.
C'est une analyse qui ignore d'une part les ressorts de la société japonaise qui se distingue des sociétés occidentales à différents égards, notamment celui de la notion d'autorité, et d'autre part la nature essentielle de la fonction dévolue à l'empereur.
Si dans une société occidentale, le chef détient un pouvoir discrétionnaire dans les limites de sa fonction – c'est lui le patron, il ordonne et les subordonnés exécutent – dans la société japonaise, il a pour mission d'exprimer le consensus qui se dégage au sein du groupe à la tête duquel il est placé et d'agir en conséquence.
Par ailleurs, le rôle essentiel et traditionnel de l'empereur est d'incarner la nation. C'est la raison pour laquelle il a été placé lors de la Restauration de Meiji au sommet des institutions gouvernementales et non plus en marge comme sous le régime féodal précédent. Mais, incarnant la nation et sacralisé, il est inviolable et de ce fait même, il est irresponsable et ne peut agir en autocrate commandant directement aux organes de l'Etat. L'action effective appartient à ces organes qui agissent au nom de l'empereur. Traditionnellement, il suffisait de contrôler les accès du palais pour pouvoir prétendre agir au nom de l'empereur. C'est ainsi qu'au cours des troubles qui se sont achevés par la chute du shôgunat, les portes du palais d'Heian ont été plusieurs fois prises et reprises par les différentes armées qui s'affrontaient. Dans la constitution de 1889, l'irresponsabilité de l'empereur est sanctionnée par l'obligation du contreseing ministériel de tout acte émanant de l'empereur.
Cela dit, les très fortes contraintes qui limitent les actions de l'empereur à titre officiel ne lui interdisent pas, dans une certaine mesure, d'exercer une influence occulte. C'est surtout cela qui fait controverse parmi les historiens. Herbert Bix estime que cette influence occulte a été forte. D'autres, comme Richard Frank, l'estiment moindre.
La tentative de coup d'Etat de 1936 est l'une des deux occasions, avec la capitulation en 1945, où l'empereur s'est personnellement engagé. Il a vivement désavoué les rebelles pour les deux raisons qu'ils avaient assassiné de ses proches et qu'ils étaient loin de faire consensus au sein des forces armées. Ils ont tout de même eu gain de cause à titre posthume : le budget militaire a été augmenté et l'influence de l'armée accrue.
Examinons maintenant le processus suivant lequel la capitulation a fini par être acceptée. Herbert Bix en fait un récit détaillé dans un chapitre de l'ouvrage
History of Contemporary Japan since Word World II (Garland Publishing, New York & London 1998),
Japan dilayed surrender : A reinterpretation. Sur ce sujet, l'article de wikipedia
Capitulation du Japon est assez complet. On remarque que l'empereur parle très peu. Il n'assiste pas à toutes les réunions du Conseil Suprême. A un moment, il fait la remarque étonnante que, si les forces ennemies envahissent le Japon, il ne pourra plus rendre ses devoirs à ses ancêtres. Il faut bien sûr prendre ces mots dans un sens symbolique : l'invasion signifierait la fin de la nation japonaise. Mais tout de même ! Aux moments où les grandes villes sont réduites en cendre les une après les autres par les bombes américaines, l'évocation des ancêtres de l'empereur paraît bien dérisoire et déconnectée des réalités concrètes !
Le 27 juillet, la déclaration de Potsdam, qui avait été communiquée à la population japonaise par des tracts largués par avions est publiquement rejetée par le premier ministre Suzuki au cours d'une conférence de presse.
Le 6 août une bombe atomique frappe Hiroshima.
Le 9 août à 4 h, l'information de la déclaration de guerre soviétique et de l'offensive en Mandchourie parvient à Tôkyô. L'empereur demande à son plus proche conseiller, le gardien du sceau privé Kido, de prendre rapidement le contrôle de la situation. Une réunion du conseil suprême est immédiatement convoquée au cours de laquelle est annoncé le bombardement de Nagasaki. Les membres du Conseil Suprême sont divisés, le clan des durs refusant d'accepter une occupation.
Le cabinet est réuni dans l'après-midi, il est, lui aussi, divisé. Il se réunit à nouveau dans la soirée sans parvenir à un consensus.
Une conférence impériale se réunit à minuit.
Le 10 à 2 h, le premier ministre Suzuki demande à l'empereur de trancher. L'empereur lui répond qu'il accepte la proclamation des Alliés sur la base définie par le ministre des Affaires étrangères Tôgô, c'est à dire à la condition qu' il ne soit pas porté atteinte aux prérogatives de l'empereur.
Une fois l'empereur parti, Suzuki pousse le cabinet à accepter la volonté de l'empereur, ce qu'il fait et un télégramme est envoyé aux Alliés avec la condition supplémentaire relative à l'empereur.
Le 12 est reçue la réponse des Alliés, qui rejettent la condition demandée.
Le cabinet reste sur la position de ne pas accepter de capitulation sans condition. L'empereur informe cependant la famille impériale de sa décision de l'accepter.
Le 13, le Conseil Suprême et le Cabinet ne parviennent pas à prendre de décision.
Le 14, l'empereur consulte les hauts commandant de l'armée et de la marine. Le commandant des troupes chargées de la défense du sud lui confie que l'armée n'a pas les moyens de résister à une invasion et qu'il ne conteste pas la décision de capituler. L'empereur demande aux chefs militaires de coopérer avec lui pour mettre fin à la guerre.
L'empereur communique sa décision au cabinet et celui-ci la ratifie.
Il aura tout de même fallu deux jours entre le moment où l'empereur a pris sa décision et celui où cette décision est finalement ratifiée par le cabinet. Un coup d'Etat militaire était particulièrement redouté. Malgré les précautions prises, en particulier celle de consulter les commandants des forces de défense, une tentative n'a pu être évitée.
Si l'empereur avait été investi d'une réelle autorité, comparable à celle de Roosevelt ou de Churchill, il n'aurait pas attendu que le premier ministre lui demande de trancher entre les deux clans et il n'aurait pas eu de discussions interminables qui n'ont abouti à rien. C'est lui qui aurait sollicité les différents avis et qui aurait statué. En outre, il n'aurait pas eu besoin de rencontrer les principaux chefs afin de les dissuader de commettre un coup d'Etat, une tentative ayant malgré tout eu lieu.