Aigle a écrit :
la conjuration des pots de beurre...
Cette appellation que l'on doit à Moreau tire son origine du fait que les écrits séditieux (puisque c'est de ceci qu'il s'agit) étaient envoyés de Bretagne dans des paniers destinés normalement au transport du beurre. Trois pamphlets étaient en cause : « Appel aux armées françaises par leurs camarades », « Les moines des ordres de Saint-François au Premier Consul Bonaparte » et « Adresse des armées aux différents corps et militaires réformés, épars et isolés de la République ».
En voici deux :
« Appel aux armées françaises par leurs camarades
Soldats de la Patrie,
Est-elle enfin comble la mesure d'ignominie que l’on déverse sur vous depuis plus de deux ans ? Êtes-vous assez abreuvés de dégoûts et d'amertume ? Jusqu'à quand souffrirez- vous qu'un Tyran vous asservisse, et laisserez-vous entièrement river les fers dont vous êtes enchaînés ? Qu'est devenue votre gloire ; à quoi ont servi vos triomphes?... Était-ce pour rentrer sous le joug de la Royauté que pendant dix ans de la guerre la plus sanglante, vous avez prodigué vos veilles et vos travaux, que vous avez vu périr à vos côtés plus d'un million de vos camarades ?
Soldats ! Vous n'avez plus de Patrie, la République n'existe plus, et votre gloire est ternie, votre nom est sans éclat et sans honneur.
Un tyran s'est emparé du pouvoir, et ce tyran, quel est-il ?
Bonaparte!...
Lâche défenseur de nos drapeaux, infâme assassin de nos compagnons, tous les crimes lui sont familiers pour satisfaire ses vues ambitieuses. Consultez vos frères d'Egypte, ils vous diront à quels maux horribles il les a exposés en les abandonnant; ils vous diront que sa main meurtrière a dirigé le poignard qui leur a enlevé le chef le plus vertueux et le plus digne de les commander; ils vous diront enfin que ce tyran farouche, craignant que ses crimes ne soient dévoilés, a fait circuler le poison jusque dans les veines de ceux d'entre eux que le fer de l'ennemi avait mis hors de combat. Mille atrocités semblables se présentent à notre mémoire ; mais notre plume répugne à les retracer.
Quel était notre but, en combattant pour la République ? d'anéantir toute caste noble ou religieuse, d'établir l’égalité la plus parfaite.
Notre but était rempli; mais notre ouvrage ne subsiste plus. Les émigrés sont rentrés de toutes parts ; des prêtres hypocrites sont salariés par le tyran.
Les uns et les autres composent son conseil, les uns et les autres occupent les emplois, les dignités. C'est en vain que vous avez vaincu partout ces enfants dénaturés, armés contre leur patrie; leurs crimes sont des titres de recommandations; leurs services sous les drapeaux de nos ennemis leur procureront les récompenses que l’on refuse aux nôtres. Déjà beaucoup d'entre-eux ont osé se mêler dans nos rangs, beaucoup occupent les premières places parmi vous; et vous êtes assez lâches pour les souffrir.
Attendez-vous que ceux qui ont partagé vos fatigues et votre gloire, qui vous ont constamment conduits dans le chemin de l’honneur et de la victoire, vivent décimés, chassés, exilés, déportés et plongés dans la misère pour ouvrir les yeux?... Il sera trop tard alors, vos coups seront détournés par les protégés, les amis du tyran ; et vous ne ferez que des efforts infructueux.
Attendez-vous que des prêtres fanatiques, portent la superstition, la déroute et l'épouvante dans le sein de vos familles, aient aliéné contre vous l'esprit de vos parents, vous aient dépouillés de leur héritage, aient dévoué au poignard les acquéreurs des domaines nationaux, gage précieux de vos triomphes et de votre gloire ?... Alors vous serez sans amis, sans ressources, et vos coups porteront à faux.
Soldats, vous n'avez pas un moment à perdre, si vous voulez conserver notre liberté, notre existence et notre honneur.
Et vous, officiers généraux, qui vous êtes couverts de lauriers, qu'est devenue votre énergie ?
Que sont devenus ces élans sublimes de patriotisme qui nous ont fait braver tant de dangers ?... Êtes-vous ainsi tombés dans l'apathie, ou êtes-vous devenus les amis du tyran. Non, nous n'osons le croire.... Pourquoi donc souffrez-vous que votre ouvrage soit détruit, que vos enfants soient proscrits et que vos ennemis triomphent ?... Le repos, les richesses, les rivalités ont-elles anéanti votre courage ?... Grands dieux ! serait-il possible que ceux qui ont fait de si grandes choses pour conquérir leur liberté fussent devenus assez lâches pour croupir dans l'esclavage !... Est-il besoin pour ranimer nos forces et notre énergie, de vous retracer les maux auxquels votre faiblesse nous expose ?... Déjà plusieurs d'entre vous ont été proscrits, exilés pour avoir osé élever la voix. Eh bien ! le même sort nous menace tôt ou tard. Si l'on nous ménage encore, c'est qu'on nous craint; mais nos dangers sont les mêmes, vous êtes tous proscrits. Si vous tardez plus longtemps, la honte et l'infamie seront votre partage, vos noms ne rappelleront plus ces époques glorieuses de nos triomphes, on ne les prodiguera plus qu'aux lâches et aux esclaves ! »
« Adresse des armées aux différents corps et militaires réformés, épars et isolés de la République
Braves frères d’armes,
Lorsque les Puissances coalisées, instiguées par les nobles et les prêtres émigrés de la France, vinrent apporter le fléau de la guerre dans notre Patrie, l’honneur commanda notre dévouement; alors nous nous formâmes en phalanges guerrières; nous suivîmes ou plutôt nous précédâmes nos généraux au champ de la gloire, et fidèles au serment que nous prêtâmes tous de vaincre
ou de mourir nous ne vîmes plus que le danger de la Patrie; nous eûmes à supporter toutes les privations, surmonter tous les obstacles, vaincre nos ennemis, les forcer à faire la paix, et faire respecter nos droits, c'est-à-dire ceux de la République, de notre Gouvernement.
Quelle satisfaction pouvait être au-dessus de la nôtre ? Déjà la Prusse, l'Espagne, la Sardaigne et le Piémont étaient devenus ses alliés; la Batavie, à l'imitation de la France, s'était constituée en République; la Belgique, la rive gauche du Rhin et une partie de l'Helvétie, en agrandissant le territoire français, s'étaient organisées et rangées sous les mêmes lois. Par suite de vos travaux et de vos exploits, un traité de paix avait été passé entre la France et l'Autriche, mais, par suite aussi de circonstances dont le temps seul peut développer l'intrigue et faire connaître les iniquités, 45 000 braves furent déportés en Egypte; la Russie se coalisa avec l'Autriche, et au lieu de l'Angleterre qui nous restait seule pour ennemie, la torche de la guerre se ralluma, et nous fûmes obligés de refranchir encore les Alpes et les fleuves tant de l'Italie que de l’Allemagne, et de forcer de nouveau cette triple coalition à abandonner ses folles entreprises contre la France.
Ayant obtenu le prix de tant de sacrifices; étant enfin parvenus à faire conclure cette paix générale, objet de toute notre sollicitude et des vœux de tous les Français, que devions-nous espérer après un résultat aussi heureux ? Nos ennemis satisfaits le présentent déjà ! Pleins de confiance dans le Gouvernement, que la maturité de l'expérience et la sagesse des philosophes et des hommes éclairés devaient nous avoir donné, nous comptions sur la justice de ce Gouvernement que devaient toujours guider la raison et les lumières !... Mais frémissez avec nous, vous qui avez combattu pour la liberté; nos plus cruels ennemis, ceux qui ont armé toutes les puissances de l’Europe contre nous, viennent, par la duplicité d’un traître, par la perfidie de Bonaparte enfin, de mettre la France à deux doigts de sa perte ; il vient de faire rentrer des émigrés; il a rétabli le clergé ! Ils n'ont point encore les rênes du Gouvernement, mais ils circonviennent ce Cromwell, le dirigent dans sa marche despotique, et chaque jour de son règne est marqué par le renversement des principes et la destruction de l’édifice de la liberté; la République enfin, l’ouvrage de vos soins, de votre courage et de votre constance pendant douze ans, n'est plus qu'un vain mot; bientôt, sans doute, un Bourbon sera sur le trône, ou bien Bonaparte lui-même se fera proclamer Empereur ou Roi.
Y a-t-il rien de plus dérisoire et de plus hypocrite que sa conduite à l’église Notre-Dame, où il se fit accompagner par tous les généraux et toutes les troupes de Paris, pour assister à la messe du légat du Pape ? Intérieurement il méprise cet homme et toutes ses grimaces dont il l’a ennuyé durant toutes les représentations de son spectacle mystique ; mais il en avait besoin pour affermir sa puissance. L'air faux d'un cagot devait donner du poids à sa conduite aux yeux du vulgaire; dès lors, il ne vit plus que son ambition. En Egypte, il se fit reconnaître cousin de Mahomet; à Paris, s'il n'est le neveu de Jésus-Christ, il doit être au moins le père de Pie VII ! En effet, c'est un pape de sa façon; il est bien juste qu'il contribue à donner du relief à sa gloire !!! Cependant ce faux prophète en Egypte ne peut être seulement demi-pontife à nos yeux; il s'est prosterné devant l'idole, il a baisé la patène; mais plus religieux que lui, car la première religion c'est d'être de bonne foi, nous ne nous humilierons jamais devant l'imposteur; la Divinité seule aura notre hommage.
Comme tout bon citoyen, nous eussions vu avec satisfaction accorder une amnistie aux prêtres rebelles ou égarés qui ont porté les armes contre la France; mais la trahison est manifeste; Bonaparte les protège ouvertement, puisqu'il ne s'entoure plus que de ces êtres malfaisants, puisqu'ils sont replacés dans toutes les autorités civiles et militaires et que les prêtres, par le moyen du Concordat qui les réhabilite pourront plus que jamais fanatiser et nuire à la tranquillité publique en troublant la conscience des âmes faibles. Depuis deux ans, que Sont devenus les Républicains ? Voit-on Bonaparte les accueillir, reconnaître les services qu'ils ont rendus ? Non, ils sont tous éliminés des emplois, ou s'il y en reste encore, la politique seule les a fait conserver. Pourrions-nous douter que nous ne sommes pas rendus à l'esclavage ? Consultons seulement les ouvrages des folliculaires et feuillistes publics, nous n'y trouverons aucune expression philosophique, et surtout un mot de liberté : il n'en est aucun qui ne soit vendu au Gouvernement, et qui ne soit le plat apologiste du petit tyran qui nous dicte ses lois; sa famille seule est puissante; elle seule obtient exclusivement de diriger les expéditions que les intérêts de la France exigeaient qu'on envoyât dans nos colonies; les généraux, ses beaux-frères, semblent déjà les regarder comme leur propriété; ces capitaines-généraux, les cadets mais très petits cadets des Moreau, des Bernadotte, des Jourdan, des Masséna, des Macdonald, des Richepanse, des Brune, des Lecourbe, etc., oublient qu'ils ont une Patrie, et ne respirent déjà plus que pour rassasier leur ambition et se gorger de richesses, et ce qu'ils appellent des honneurs. On ne parle plus des traités de paix de Lunéville et d'Amiens, que pour en citer les diplomates, qui, à leur tour, en reportent toute la gloire à Bonaparte ; il semblerait que les généraux et les armées qui ont vaincu en Italie, en Helvétie, et à Hohenlinden sont disparus et dissipés comme de la fumée; le Premier Consul, Lunéville et Amiens, Amiens, Lunéville et le Premier Consul; voilà donc tout ce qui constitue la gloire de la nation française !
Oh faiblesse de l'esprit humain ! oh honte et humiliation de la raison et de la philosophie ! Quoi, dans le XIXe siècle, après douze ans de révolution et d'expérience, l'hypocrisie d'un homme est assez puissante pour en imposer à l'énergie, à la justice et à la vertu ! Et de quel droit Bonaparte abuse-t-il de la faiblesse qu'ont eue les Français d'oublier sa conduite en vendémiaire, et de lui pardonner son usurpation des rênes du Gouvernement au 18 brumaire ? de quel droit cet Ambrion bâtardé de la Corse, ce Pygmée républicain veut-il se transformer en Lycurgue ou en Solon, pour donner des lois à un pays qui ne peut s'honorer ni de sa sagesse, ni de ses vertus ? Quand, factieux impudent et ambitieux, il ne veut qu'avilir la gloire des héros et des hommes éclairés qui ont fondé la République. De quel droit ce lâche apostat du culte sacré de la liberté a-t-il voulu faire un être de raison de sa constitution pour faire valider sa nomination du Premier Consul ? Croit-il que cette absurdité ne révolte pas tous les êtres pensants ? Croit-il qu'on ait oublié qu'il n'a lâchement déserté l'armée d'Egypte que d'accord avec les puissances étrangères et pour renverser le gouvernement républicain, en chasser tous les membres et se substituer à leur place. Soldats, vous le savez, tout déserteur devant l'ennemi est puni de mort. Cependant Bonaparte vit encore, non seulement il vit, mais il vous trahit puisqu'il accorde une amnistie aux émigrés et aux prêtres avant de songer aux malheureux militaires qui languissent dans les fers pour cause de désertion. Et qu'a-t-il fait encore pour justifier sa conduite et les bonnes intentions où il aurait dû être pour réaliser les hautes destinées de la République ? Il a salarié le clergé, supprimé des généraux, réformé des officiers et renvoyé des militaires sans être payés; pour jouir de l'activité ou de leur traitement, il faut qu'ils servent de nouveau dans la guerre contre les nègres; enfin ce nouveau tyran a désorganisé les corps qui étaient trop républicains, afin d’y faire passer des émigrés et des hommes qui lui sont dévoués.
Dans ce malheureux état de choses, il n'y a pas de temps à perdre; les arrestations partielles ne tarderont pas sans doute à se faire. Déjà plusieurs proscriptions ont eu lieu, et quelques individus ont été conduits à l’échafaud; les militaires républicains ne manqueront pas sûrement d'être en butte à la perfidie et à la scélératesse du déloyal Chevalier de Saint-Cloud; formons donc une fédération militaire, annonçons à nos chefs que nous leur ferons un rempart de notre corps, si l'on vient à les inquiéter; que nos généraux se montrent, qu'ils fassent respecter leur gloire et celle des armées; nos baïonnettes sont prêtes à nous venger de l'outrage qu'on nous a fait en les faisant tourner contre nous-mêmes à la fatale journée de Saint-Cloud ; qu'ils disent un mot et la République est sauvée.
Républicains paisibles et honnêtes, en voulant nous immortaliser, c'est vous dire que nous voulons assurer votre bonheur. Émigrés, prêtres, ou qui que vous soyez maintenant dans la République, nous ne connaissons plus que des citoyens aimant et respectant les mêmes lois. Troubler la société, ce sera un arrêt de mort pour celui qui en aura eu la témérité. »
Le préfet de Police Dubois en fut informé le 28 mai par la maîtresse du capitaine Auguste Rapatel, un proche de Moreau, à qui des exemplaires desdits libelles avaient été envoyés. Fouché prit immédiatement en main l'affaire, en collaboration avec Mounier, le préfet de Rennes.
L'enquête, basée notamment sur des aspects typographiques, mena vers l'imprimeur rennais Chausseblanche, un jacobin, puis vers Jourdeuil, l'homme qui avait envoyé les écrits à Rapatel pour le compte de Bertrand, sous-lieutenant à la 82e demi-brigade et ancien chef des transports et de la poste à l'armée de l'Ouest.
Les soupçons se portèrent alors sur le général Simon, ancien chef d'état-major de l'armée de l'Ouest. Simon et Bertrand avouèrent finalement être les auteurs des pamphlets et avoir agi sans complices.
Le nom de Bernadotte, ancien commandant en chef de l'armée de l'Ouest et ami du général Simon, fut bien évidemment prononcé. L'imprimeur Chausseblanche, interrogé, confia ceci :
« Le lendemain du jour de l'arrivée du chef de brigade Pinoteau, ou quelques jours après que cet officier fut revenu de Paris, le citoyen Bertrand vint dire au répondant qu'il était arrivé des ordres de Paris, que Pinoteau les avait apportés, et qu'on devait faire imprimer des libelles pour gagner les troupes ; qu'on comptait sur beaucoup de chefs de corps; qu'on s'emparerait du Trésor public; qu'on assemblerait une Convention, et qu'on forcerait le Premier Consul à se démettre de son pouvoir ; que le général Bernadotte était à la tête du complot; que les troupes de Paris étaient prêtes à se soulever. »
Bernadotte ne fut finalement pas inquiété, et force est de constater qu'il est bien difficile d'entrevoir le véritable rôle du Sergent Belle-Jambe dans cette affaire.