Et puis il y a Bernadotte ...
Le sergent Belle-jambe de 1789 a connu une carrière ahurissante.
Napoléon ne l'a jamais vraiment aimé, et c'était réciproque. Moyennant quoi Bernadotte faisait pour ainsi dire partie de la famille, puisqu'il avait épousé Désirée Clary, premier amour du jeune Bonaparte.
C'est étonnant comme se forgent les destins.
Excellent général de la République, Bernadotte fait la gueule lors du coup d'état de Brumaire. Bonaparte envisage de le saquer purement et simplement, mais Désirée s'entremet pour sauver la mise de son mari qu'elle adore.
Le premier consul se laisse faire, et admet même Bernadotte dans son premier cercle, il en fait d'ailleurs un Maréchal d'empire de la première promotion, la plus belle, celle de 1804.
En 1805 d'ailleurs, Bernadotte commande le 1er corps d'armée de ce qui va devenir la Grande Armée. A Austerlitz, il suit de près et renforce les divisions du 4ème corps de Soult à l'assaut du Pratzen.
En 1806, gros accroc, Bernadotte et les 36 000 hommes de son corps d'armée (un corps d'armée géant au sein d'une armée dont la moyenne des corps est de 24 000 hommes) laissent Davout tout seul comme un con face aux prussiens lors de la bataille d'Auerstaedt.
Davout et son 3ème corps remportent une victoire légendaire pendant que Napoléon gagne la bataille d'Iéna, mais quand tout le monde se retrouve à Berlin fin octobre, Napoléon fait à Bernadotte une scène discrète, mais d'anthologie sur son incompétence.
Bernadotte sait qu'il ne risque rien : il est et reste le mari de Désirée, pour qui Napoléon, au grand agacement de Joséphine, conserve une amitié absolue. Et voilà Bernadotte qui tout simplement se barre ... Il abandonne le commandement de son corps d'armée et rentre en France.
En catastrophe, Napoléon confie le 1er corps au Maréchal Mortier, qui va ainsi se couvrir de gloire à Friedland en juin 1807.
Pendant ce temps et les années qui suivent, Bernadotte reste à Paris ou il continue à faire la gueule. Il est vrai qu'il fera chaud avant que Napoléon lui confie à nouveau ne serait-ce qu'une escouade de pompiers.
Et puis la politique internationale, d'ailleurs provoquée par l'empereur lui-même, s'en mêle.
En 1810, la France impériale domine le continent européen de manière indiscutable.
A cette époque, un royaume neutre mais essentiel pour le contrôle de la Baltique est en plein désarroi dynastique : la Suède. Le roi de Suède n'a pas d'héritier.
Par une extraordinaire combinaison diplomatique, les suédois, se croyant malins, viennent proposer au Maréchal Bernadotte, presque (!) parent de Napoléon, le titre de Prince héritier du royaume. Ils pensent ainsi se mettre sous la protection du grand empire sans avoir forcément à subir la lourde férule de l'empereur.
Bien évidemment, Napoléon est consulté : il donne son accord, tout en ayant cette amusante et méprisante réflexion à propos de Bernadotte : "je me méfie de ce merle qui se prend pour un aigle."
Moyennant quoi le merle, qui a tatoué sur le bras "mort aux tyrans" va devenir Roi de Suède, fonder la seule dynastie "bonapartiste" qui ait survécu jusqu'à nos jours, et surtout va plumer l'aigle ...
Bernadotte, devenant Prince étranger, est rayé de la liste des Maréchaux. Secondaire ... ce qui l'est moins, c'est qu'en 1812, déjà installé à Stockholm, il ne participe que de manière très lointaine à la mobilisation générale contre la Russie qu'a décidé Napoléon.
Et, en 1813, par un fantastique tour de passe-passe, le sergent Belle-jambe est devenu un interlocuteur incontournable des coalisés, officiellement suédois donc neutre, puis ennemi de la France, mais surtout incroyablement fuyant.
Il n'est encore que prince héritier, le roi de Suède vit toujours. Son passé militaire, qui n'est quand même pas banal, l'amène tout naturellement au commandement d'une armée contre ... Napoléon.
Comme cette armée est en grande partie composée de régiments suédois, Bernadotte n'a pas, mais alors pas du tout, envie d'envoyer à la boucherie ses futurs et potentiels sujets, ce qui se comprend. Il est soutenu politiquement par les anglais, pour qui le contrôle des détroits de la Baltique revêt une importance énorme, mais pendant ce temps là, nous l'avons vu, Blücher mord sa pipe contre cet allié qui est à la fois encombrant et absent.
Pendant tout l'été et l'automne 1813, Bernadotte, à la tête d'une armée de quand même 80 000 hommes, a réussi la performance remarquable de participer à la guerre sans jamais être présent à aucune bataille. Les généraux anglais, en charge des relations inter-alliées, en ont mangé leur chapeau. Blücher a failli fin septembre tourner ses canons contre ces alliés qui ne servent à rien : il a toujours été un peu primesautier.
Mais le grand regroupement tactique autour de Leipzig a amené, obligé, conduit ? (rayez la mention inutile) Bernadotte à mener son armée sur les arrières des russo-prussiens.
C'est là que Blücher, qui finalement avait peut-être un certain sens de l'humour, lui a fait le coup de la permutation.
20 000 hommes de l'armée de Bernadotte prennent la ligne devant les divisions prussiennes, mais, pas fou ou d'une redoutable intelligence, Bernadotte reste en seconde ligne avec 60 000 hommes, soit l'équivalent du corps de bataille prussien.
Blücher se retrouve alors transformé en un sandwich étrange: il pousse devant lui 20 000 suédois mais en a 60 000 derrière lui ...
Mener une coalition n'est pas facile ...
_________________ "Notre époque, qui est celle des grands reniements idéologiques, est aussi pour les historiens celle des révisions minutieuses et de l'introduction de la nuance en toutes choses".
Yves Modéran
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