J'avais lu dans ma jeunesse un livre fort agréable et assez séduisant, ma foi, dont je vous livre un large extrait de sa conclusion.
Raymond Ruyer : "Homère au féminin, la jeune femme auteur de l’Odyssée". Copernic, 1977
L'auteur reprend la thèse de Samuel Butler.
p. 9 : H. F. Jone, l’ami de Butler, raconte que Butler fit une conférence intitulée : « L’Odyssée a-t-elle été écrite par une femme ? » L’auditoire ne fit que rire. Mais à la fin, Bernard Shaw se leva, et dit qu’en entendant, pour la première fois le titre annoncé, il avait supposé qu’il s’agissait d’une plaisanterie, mais que, se reportant à l’Odyssée pour voir ce qui avait pu induire Butler à cette fantaisie, il n’avait pas lu une centaine de vers qu’il se disait : « Mais oui, en effet, naturellement ! »
en conclusion p. 157 :
1) l’Odyssée est l’œuvre d’un auteur unique, qui ne peut être l’auteur de l’Iliade, car l'Odyssée est une protestation contre le nihilisme religieux de l’auteur de l’Iliade d’Homère, qui, lui était un jeune contestataire mal dissimulé. C’est aussi une protestation contre le traitement indigne des femmes dans l’épopée. L'Odyssée défend une religion « providentialiste », une société ordonnée, où l’on reconnaît le rôle des femmes et leur dignité. Le féminisme de l'Odyssée, évident, n’a rien de subversif, bien au contraire. Il n’a rien à voir avec un matriarcat résiduel ou rêvé.
2) Les femmes et les intérêts féminins sont toujours au premier plan, qu’il s’agisse de mortelles ou de déesses. Les hommes, à l’exception du héros, Ulysse, apparaissent le plus souvent gauches, embarassés ou ridicules. Et tous, sans exception, et Ulysse tout le premier, ont besoin des femmes.
3) Le thème formateur de l'Odyssée est celui de l’accueil d’un héros intelligent par les femmes.
4) L’auteur n’avait, comme intention première, que la description de cet accueil, en Phéacie, et l’utilisation du folklore dans les récits d’Ulysse – récits qui ont presque tous, pour thème, ou des accueils bienveillants ou émerveillants, ou des attentats grossiers à la loi d’accueil ou d’hospitalité.
5) Le voyage de Télémaque et la vengeance d’Ulysse ont été ajoutés, dans une seconde phase de rédaction par le même auteur.
6) L’auteur n’était pas un aède professionnel. Il peint les aèdes sans bienveillance. Il a écrit et non récité le poème. Ou, s’il l’a récité, ce n’est que devant un public très restreint, probablement familial.
7) L’auteur était une femme, d’une famille aristocratique.
On ne comprend rien à l'Odyssée si l’on y voit l’œuvre d’un homme, d’un aède, d’un vieil aède. Les indices de féminité sont par contre multiples. Ulysse passe littéralement des mains protectrices d’une femme aux mains d’une autre femme : Calypso, Circé, Ino, Nausicass, Arété, les servantes et surtout Athéna, sa véritable « épouse céleste ». Ces femmes ne sont pas des séductrices dangereuses, elles sont secourables et protectrices, avec une bonté souvent autoritaire. Leur légende est modifiée en ce sens. Athéna, déesse guerrière, devient un ange gardien, une épouse céleste omniprésente qui sait flatter et manœuvrer Ulysse. Hélène devient une distinguée femme du monde, très supérieure à Ménélas. Calypso et Circé sont transformées, de « terribles déesses » en directrices de pension de famille. Le rêve d’accueillir et d’émerveiller est présent partout. Et aussi le rêve d’une bonheur familial, avec des parents en bonne santé et en bon accord, ou d’un bonheur conjugal – ou quasi conjugal, entre époux ou amants qui connaissent « l’union des cœurs, la plus belle chose au monde ».
On peut noter aussi parmi les indices de féminité :
1) l’importance du savoir-vivre où les hommes sont le plus souvent déficients.
2) L’importance des soins de beauté et des « mises en beauté ».
3) l’importance de l’économie domestique, du confort, du luxe, de la consommation élégante, sans gâchis masculin, et avec des charités mesurées.
4) La crainte des bavardages des voisins.
5) L’amour de la richesse, comme patrimoine qui permet de tenir son rang.
6) La transposition sentimentale de l’économie et de la politique, de la lutte des classes et des races.
7) L’aristocratie « de la bonne mine ».
8) Le goût pour les hiérarchies sociales et religieuses. La défense des chefs et des dieux, contre la subversion religieuse et politique.
9) L’obsession des serviteurs et des servantes, et de leur « bon esprit ».
10) L’horreur des jeunes servantes débauchées et l’agacement devant les vieilles servantes trop autoritaires.
11) Le souci de la propreté, des lessives, des bains, des nettoyages à l’éponge. Le souci et l’heure des repas.
12) L’attendrissement et l’intérêt devant la vie des couples.
13) Le sens des générations. L’horreur des deuils familiaux.
14) Le providentialisme et le moralisme contre la religion du Destin.
15) L’importance de la magie et des poisons.
16) L’amour de la nature humanisée, des belles demeures, des beaux meubles, des bijoux dans une vie civilisée, loin de toute barbarie.
17) L’amour et la crainte des chiens.
18) La maladresse et l’inexpérience dans la peinture des activités masculines : jeux sportifs, navigations, combats.
19) L’amour des « sermons », des observances religieuses, des parties de campagne pieuses.
20) Le goût attendri, semi-maternel, semi-amoureux, pour les « bons jeunes gens ».
Voici maintenant les conclusions qui nous semblent très probables :
1) cette femme-auteur a commencé à écrire très jeune le poème de l’accueil et les récits d’Ulysse. Elle a complété plus tardivement.
2) Elle n’a été connue comme auteur de l'Odyssée que par un cercle familial étroit. Des aèdes professionnels ont utilisé son œuvre, en se vantant, avec mauvaise foi, d’une création originale, mais en ignorant de bonne foi quel était le véritable auteur.
3) Elle n’a jamais fait de grands voyages et ne connaît rien à la navigation. Elle décrit son entourage immédiat et sa propre famille avec un mélange de tendresse et d’humour.
4) Elle se représente elle-même comme Nausicaa, et idéalement comme Athéna, Calypso, Circé, Ino, Hélène.
5) Elle vivait dans un port grec colonial, isolé au milieu d’une population grecque aussi, mais d’une première colonisation plus ancienne, probablement mycénienne, et moins civilisée.
6) La Phéacie n’est pas un pays utopien, mais la patrie même de la poétesse, qu’elle dissimule en la projetant dans le passé semi-fabuleux de son récit. On a pris un effort archéologique pour une description utopienne.
7) Ithaque est décrite à partir de cette Phéacie réelle avec un minimum de modifications, selon des connaissances de ouï-dire. Les autres descriptions géographiques sont aussi faites par ouï-dire.
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