Bonjour à tous. Je viens un peu tard, mais mieux vaut tard que jamais, apporter quelques précisions à propos de ces menus qui étonnent nos contemporains. Il faut d'abord savoir que ces menus proviennent d'une époque qui, pour être récente, n'en est pas moins très éloignée de nous sur tous les plans. Ces menus sont les vestiges sur papier d'une façon de concevoir la convivialité, la table, la hiérarchie sociale, et même la vie, qui n'est plus du tout la nôtre.
Rappelons en premier lieu que de tels menus ne sont en aucune manière représentatifs du quotidien des gens du XIXe siècle. Ce sont des menus de repas exceptionnels. Le quotidien était forcément plus simple, et parfois même aussi déstructuré que nos repas actuels pour les repas d'une majorité de Français obligés de manger à l'usine, à l'atelier, dans la rue...
Analyson le premier menu posté sur ce forum, celui de Pilayrou.
C'est un menu de dîner, c'est-à-dire un repas du soir. Un tel menu ne saurait être, à l'époque, servi à un déjeuner de midi.
C'est un repas convié, mais il n'est pas indiqué s'il s'agit d'un repas bourgeois ou d'un repas de plus haute volée. Le nombre des mets et leur qualité nous renseigne un peu : il ne peut s'agir que d'un dîner dans un milieu social très élevé.
C'est aussi un repas en gras : n'oublions pas le poids de l'Eglise catholique, qui interdisait certains aliments à certains moments de l'année ! Ici les, mets servis prouvent que ce jour-là fut un jour "gras", pas à cause des sauces et du beurre, mais parce qu'il y a de la chair au menu.
Le service n'est ni à la française ni à la russe, mais très probablement mixte. Etant donné la succession des plats et leur nombre, nous avons affaire à un service où une partie du dessert, ("fruits et desserts variés"), figure sur la table dès le début du repas (service à la russe) et où les plats chauds du premier service (entrées) sont apportés tous ensembles (service à la française) afin d'être posés sur des réchauds avant le début du repas. C'est un type de service très employé tout au long du XIXe siècle alors que beaucoup de gens hésitaient encore sur le parti à adopter, car on considérait encore que présenter à ses invités des plats prédécoupés était malséant, l'invité pouvant croire qu'on lui servait des restes ou une pièces de mauvais aspect.
Pour répondre à la question primordiale de Pilayrou : non, bien entendu, les convives ne mangeaient pas de tout et pour plusieurs bonnes raisons.
- D'abord nous sommes encore là dans la tradition aristocratique française, qui touche alors à sa fin, dans laquelle l'abondance des mets est à la fois démonstration d'aisance financière et souci du bien-être des invités : si l'un n'aime pas tel plat, il peut se reporter sur un autre. Tous ces plats sont donc un choix proposé à chacun. Qui n'a jamais, de nos jours, mangé l'unique plat de résistance servi chez quelqu'un, même s'il ne l'aimait pas, pour ne pas vexer ? A l'époque c'était impossible parce qu'on se souciait des goûts de tous et que l'on avait les moyens, bien entendu (mais même à l'Elysée, c'est plat unique aujourd'hui !).
- Ensuite, un tel repas ne pouvait durer indéfiniment. Une heure, une heure trente, pas plus. Au-delà, c'était inconvenant.
- Les plats servis n'étaient jamais proportionnés au nombre des invités : ç'eut été un gaspillage absolu.
- L'éducation faisait qu'on ne se servait pas n'importe comment et à volonté. On prenait peu, on mangeait à petites bouchées, proprement, en laissant dans l'assiette ce qui ne pouvait être fini (de la viande tenant trop à l'os par exemple), et on ne se resservait que si l'on y était invité par l'hôte ou l'hôtesse.
-enfin, le principal dans un dîner était la conversation, l'échange, et non le contenu des assiettes... Prenez n'importe quel livre d'économie domestique ou manuel de savoir-vivre des années 1850-1900, le but d'un repas convié est de faire rencontrer les gens, de parler, de se connaître, de prendre contact, pas de se concentrer sur la nourriture.
Voyons maintenant le menu :
deux potages : c'est bel et bien un dîner de luxe. Cela signifie surtout qu'il y avait ce soir-là des domestiques pour le service. Dans la seconde motié du siècle, dans ce genre de repas, la soupière n'apparaît plus sur la table. A plus forte raison lorsqu'il y en a deux. On les pose sur une desserte, et les domestiques annoncent discrètement à chacun le contenu. le convive choisit, et on lui apporte une assiette avec le potage voulu. Le service du potage est le suivant : on ne remplit l'assiette qu'avec les trois-quarts de la louche, le convive consomme et laisse ce que sa cuillère ne peut ramasser. Hors de question d'incliner l'assiette !
On ne ressert jamais le potage.
La bisque d'écrevisses, dans sa version de grand luxe, est un potage à base de consommé de volaille, garni d'une purée de chair de volaille et de chairs des écrevisses sautées au beurre avec carottes, oignons en mirepoix, persil, thym, laurier, puis mouillées en sauteuse avec un peu de consommé, vin blanc et cognac. Le potage est ensuite monté au beurre, lié à la crème et aux jaunes d'oeufs, relevé au cayenne. On le garnit des queues des écrevisses en morceaux, et des coffres des bestioles, remplis d'une farce truffée de brochet à la crème et pochés. (imaginez la merveille gustative...)
Le consommé à la maréchale est un consommé (bouillon de viandes riche en saveur, lentement cuit, réduit, clarifié, passé) probablement garni de petites quenelles à la duxelle de truffes.
Hors-d'oeuvre : comme leur nom l'indique, il s'agit de menues choses dont un repas pourrait se passer. D'ailleurs ici, leur présence est une quasi faute de goût. Le hors-d'oeuvre, assez vulgaire, était plutôt servi au déjeuner, jamais dans un repas convié. Ce soir là, on a servi un ravier d'anchois et un d'olives. C'est-à-dire pas assez pour tout le monde. En prenait qui voulait, une olive, une filet d'anchois, mais en fait, le plus souvent, il faut se souvenir que ce genre de petits plats n'était posé à table que pour le décor et n'était jamais consommé. Cela aussi nous l'avons complètement oublié de nos jours.
Le relevé. Dans la cuisine ancienne, le relevé "relève" le potage, il vient après lui et prend sa place sur la table. Ici, il n'a plus de relevé que le nom puisqu'il y avait deux potages qui n'étaient pas posés à table. C'est que la fin du XIXe siècle est une période de recomposition de l'ordonnance des repas et de la cuisine classique, une transition entre une tradition française très ancrée mais qui s'étiole, et un renouveau encore long à s'installer, qui viendra enfin avec le début du XXe siècle et, en cuisine, l'action d'Auguste Escoffier. Le saumon servi ce soir-là a pu être servi après découpage en cuisine, mais il a été servi en même temps que les entrées qui, elles, pouvaient figurer sur la table, posées sur des réchauds et sous des cloches enlevées à ce moment précis. Chacun a donc pu choisir celle qui convenait à son goût.
Le saumon à la genevoise était simplement masqué d'une sauce au fumet de poisson, oignon revenu, parures de champignons et de truffes, mirepoix, bordeaux rouge, persil, laurier, sauce espagnole, blond de veau, vin du Rhin, montée au beurre d'écrevisse et d'anchois. Probablement la sauce fut-elle servie en saucière, un domestique circulant avec elle et proposant à chacun de se servir, à la suite d'un précédent domestique qui faisait circuler le plat de saumon.
Le filet madère est difficile à identifier, une volaille, ou du boeuf plutôt (la sauce madère convenant bien) afin d'obtenir une sorte de "carré d'as" dans les entrées : poisson, canard, gibier et viande de boucherie. C'est révélateur de l'attention portée à la conception du menu de ce dîner, nonobstant les hors-d'oeuvre il est vrai...
La timbale est une croustade plus haute que large, en pâte, en croûte de riz, garnie d'une préparation en sauce.
Le gigot de chevreuil et les canetons aux olives étaient rôtis, ce qui montre bien le flottement de l'époque en matière d'agencement des services, la cuisson à la broche devant, en tradition française, être réservée au service du rôt. On servait les canetons sur le plat avec autour les olives cuites, masqués d'une sauce à base de roux délayé au bouillon et parfumé au madère.
Quant à l'Alhambra et au sorbet, que viennent-ils faire là ? C'est très simple. Il s'agit du coup du milieu (ancêtre de notre trou normand), adopté par les Français vers 1790-1800, d'abord sous la forme d'un tout petit verre d'alcool fort, supposé fortifier l'estomac avant le service du rôt, moment essentiel du repas. Mais ce verre d'alcool n'était pas du goût de tout le monde, notamment de bien des femmes, or il était impossible d'y couper si l'hôte l'offrait. Aussi, très vite avant 1850, vit-on apparaître à sa place les sorbets à l'italienne, légèrement alcolisés, et le punch glacé.
Les dindonneaux truffés constituent le service du rôt, apogée du repas français. Par tradition, la pièce de viande rôtie est servie seule et nue dans son plat, sur son jus. Mais on a très vite, au XIXe, ajouté des garnitures, la plus courante étant le cresson. Si l'on avait voulu rester dans le "canon" classique, ces dindonneaux n'auraient pas dû être truffé... Mais à l'époque, on mettait de la truffe partout, en abondance (ha les veinards...). La recette des dondonneaux rôtis, que l'on pouvait truffer, donnée par Urbain Dubois en 1856 est une splendeur de précautions dans le cuisson et de minutie dans le dressage des morceaux sur le plat de service.
Là encore, la bienséance avait ses droits. Si les domestiques n'effectuaient pas le découpage, l'hôte, l'hôtesse, ou un convive expérimenté pouvait s'en charger à la demande. Nous l'avons oublié, mais cet exercice était un véritable rite. Celui qui savait découper proprement, rapidement et parfaitement était un homme recherché et souvent convié. Et tout le monde ne savait pas le faire, loin de là ! Sous l'Ancien Régime, le dépeçage des viandes rôties faisait partie de l'éducation du jeune homme de l'aristocratie et de nombreux manuels illustrés de gravures en traitaient comme d'un art. L'adresse de certains amateurs étaient telle qu'ils découpaient promptement une pièce de petite ou moyenne dimension en la tenant en l'air fichée sur la fourchette. Il n'est que de voir le nombre et la qualité des services à découper du XIXe pour se persuader de la valeur accordée à cet instant du repas. Par ailleurs, il fallait attendre son tour de service (on servait selon une hiérarchie très précise, et selon les convives en présence femmes, hommes, religieux, militaires etc...), ne pas saisir le morceau le plus gros ou le plus beau...
Les entremets de légumes, à cette date de 1886, étaient depuis bien longtemps servis avec le rôt, mais on ne mangeait normalement pas les légumes avec la viande. On se servait après la viande, si l'on voulait du légume. Les salades variées n'étaient pas de simples laitues vinaigrette, mais des salades crues (les plus appréciées) ou cuites (rares). Par exemple, on servait : coeurs de laitues avec jaunes d'oeufs ou mayonaise, endives crues, pissenlits, cresson, scarole, chicorée, romaine, haricots verts froids, macédoine (lentilles, haricots blancs, pommes de terre, céleri-rave, betterave), concombres, choux rouge, choucroute froide, céleri, salade russe, le tout mêlé, selon les goûts, à des herbes aromatiques, anchois, raifort, mayonnaise...
Pour ces salades, on inventa un gadget qui eut du succès, l'assiette à salade en forme de demi-lune, qui vient s'appliquer contre l'assiette, de façon à ne pas mettre sa part dans le reste de jus du rôti.
Les haricots panachés (par la couleur) et les cèpes à la bordelaise, tout le monde connaît.
Le service du rôt terminé, certains hommes considéraient le repas comme achevé. Depuis le XVIIIe siècle, les entremets sucrés et le dessert étaient toujours un peu considérés comme l'affaire des femmes et des enfants, voire des hommes "friands" comme on disait, ce qui n'était pas bien vu de la gent masculine (ha, ce machisme patriarcal...). Car la "friandise" était affaire de femme, jugeait-on. Aux hommes revenait la "gourmandise", plus virile. Le dessert, c'est le moment de la détente. On notera ici l'évolution importante de cette époque : les entremets de légumes, salés, sont bien distincts des entremets sucrés, alors qu'avant 1850, ce n'était pas vraiment le cas. La séparation actuelle entre service salé et service sucré de fin de repas est donc en cours d'intégration.
Pour le service à la russe, les éléments non périssables du dessert figurent sur la table depuis le début du repas. C'est d'ailleurs cet élément qui caractérise le service à la russe, et non pas, comme on le croit toujours, le service des plats prédécoupés servis à chacun selon son tour !En effet, le service plat à plat existe déjà au XVIIIe siècle.
Il ya donc sur la table, quand on mange le potage, les corbeilles de fruits frais, les biscuits secs, bonbons, fondants... Ce sont les "desserts variés " du menu. On n'amène à la fin que les préparations fragiles (glaces, pâtisseries, crèmes) après avoir débarrassé entièrement la table et donné à chacun le couvert de dessert : assiette, couteau d'acier, couteau d'argent pour les fruits, fourchette. Le plum-pudding à l'anglaise est un "must" depuis l'époque de la Restauration (1815-1830). Il a été souvent moqué par les caricaturistes, villipendé, mais reste apprécié par certains. C'est vrai que ce n'est pas un dessert bien léger. Les gelées sont plus agréables. On aimait beaucoup en ce temps les gelées de fruits, qui étaient presque semblables aux "jellies" tremblotantes anglaises tant redoutées des Français d'aujourd'hui ! Mais elles étaient meilleures, et on n'y mettait pas de gélatine animale. En effet, elles se faisaient uniquement à base de sirops chargés en sucre, cuits à consistance de gelée. On la versait dans de petits pots, et c'étaient ces pots que l'on renversait sur les compotiers au moment de servir. En effet, le peu de gelée qu'ils contenaient lui permettait de ne pas s'effondrer au démoulage.
Les vins ne sont pas indiqués. Dommage, parce qu'il y aurait beaucoup à dire du choix des vins, de leur service, des verres disposés à table !
Au final, que dire d'autre de ce menu sinon qu'il est très classique et somme toute banal, qu'il n'a pas été servi à des ogres appelés à manger de chaque plat, mais à des gens de la haute société, censés prendre peu à la fois, en aucun cas de tout.
Ne vous étonnez plus de ce genre de menu ! Si je vous montrais des menus du début du XIXe siècle, vous seriez encore plus effarés, parce que c'était une époque toute différente, dans un contexte social, économique et historique bien précis. Mais jetez un oeil sur des menus de cuisine bourgeoise, c'est-à-dire de la cuisine de tous les jours pour la majorité des familles françaises, et vous verrez qu'il n'y a rien d'excessif ou de particulier, sinon qu'on ne concevait pas un repas du soir, sans l'alternance potage ou bouillon, entrée, plat, dessert. Nous n'en sommes plus là actuellement, sauf exceptions.
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