Le thème intéressant ouvert sur ce forum par Châtillon « Maniérisme français et sexualité » induit inévitablement à l’aborder sur le plan religieux (voyez ce fil). Cela m’amène à l’élargir sur le problème plus général des rapports entre la religion et la sexualité dans l’art. Je vous propose une première analyse, qui je l’espère en suscitera d’autres de votre part. D’abord deux indications bibliographiques concernant l’interprétation des oeuvres :
Les aventures du regard, Jean-Louis Ferrier, JC Lattès, et
Le passé réfléchi par l’image, D. Serre-Floersheim, Les Editions d’organisation, qui ont servi de point de départ à cette réflexion.
Intérieur d’une maison de bains, miniature anonyme du XVème siècle, Bibliothèque Nationale. (Ma reproduction est un peu petite, mais vous la trouverez ici pour une lecture plus confortable) :
La scène présente onze personnages et quelques animaux plus ou moins domestiques, dans une composition conventionnelle : un intérieur artificiellement ouvert sur la rue par une colonnade. En face, une fenêtre où apparaissent deux personnages, au fond les remparts d’une cité.
Clairement, il y a volonté de distinguer un intérieur confortable voire luxueux (carrelage ouvragé, vaisselle rare, nappes, lourdes tentures... et un extérieur désolé (rue vide, herbes folles, animaux errants...).
Il s ‘agit d’une étuve fréquentée par trois couples, deux prennent un bain, l’autre est couché. Cela était en effet usuel au XVème siècle que les étuves proposent des lits et des repas.
Alors hygiène ou licence ? La scène est construite sur une série d’oppositions. Examinons-les et essayons de leur donner un sens :
Maîtres/domestiques, nu/habillé
Des domestiques habillés avec raffinement s’affairent, et cela ne semble pas gêner les protagonistes : ce sont des puissants en effet (un indice supplémentaire: le lévrier, animal aristocratique) et la distance est telle entre eux et les serviteurs qu’ils semblent évoluer dans un autre espace (regardez comment l’homme de droite se fait servir du vin). Mais le contraste nu/habillé crée un second clivage, générateur de scandale.
Jeunes femmes/barbons
Les femmes sont conformes au stéréotype féminin de l’époque : seins hauts et fermes, silhouettes graciles, courbées en S (hanches en avant), presque maniéristes. Mais le contraste est évident avec leurs partenaires, dont deux sont clairement des vieillards (leur barbe). Le thème du vieillard lubrique et de la jeune fille dépravée est un lieu commun de l’art et de la littérature moralisante du Moyen-âge.
Fauteurs/censeurs
Qui sont ces deux personnages à la fenêtre ? Leur taille démesurée n’est pas une maladresse de l’artiste mais une convention indiquant leur importance sociale, encore accentuée par la présence de tapis précieux sur le rebord de la fenêtre. La mitre et la crosse de celui de gauche en font un ecclésiastique de haut rang (remarquez son attitude figée, hiératique, qui contraste avec la souplesse des occupants de l’étuve ; faut-il y voir la réprobation ?). L’autre est sûrement un clerc de rang moindre (notez le parallèle avec les statuts identiques puissants/subalternes dans l’étuve, mais il y a ici communication, collaboration, identité de pensée). Remarquez son index accusateur : propose-t-il une excommunication ? Cela est plausible et il y aurait alors dans cette étuve une métaphore de l’enfer : après tout, qu’est-ce qui ressemble le plus à un confortable bain chaud en compagnie de jeunes demoiselles que le supplice collectif des corps nus dans les marmites bouillonnantes de la damnation qui est un leitmotiv des représentations infernales ? D’autant plus que le péché de luxure s’aggrave ici du péché de gourmandise !
Bien/mal
On en arrive cette conclusion que la miniature est bien une parabole du bien et du mal. Les étuves concentraient en effet toutes les plaintes des gens « honnêtes » à cette époque et la condamnation de l’Eglise :
Archives Municipales de Lyon, cité par J. Rossiaud, La prostitution médiévale, Champs Flammarion, 1988
Sur le XIIIe article [...] dit que pluseurs en paissant et repaissant par devant lesdictes estuves il a veu de la rue que les femmes desdictes estuves et les ruffiens et plusieurs autres fréquentans lesdites estuves s’accoloyent et entrebaisont soient, et à veu aussi pluseurffoys que les femmes publicques estans esdictes estuves appelloient les compaignons illec passant et leur faisoient signes qu’ilz allassent parler à elles publicquement tant en ladicte rue que es portes et fenestres desdictes estuves à l’occasion de quoy pluseurs femmes de bonne vie et honneste conversacion doubtoyent de passer par devant lesdites estuves joingans à ladite rue et bien souvent estoient et sont contrainctes demeurer dedans leurs maisons affin qu’elles ne voyent lesdites choses.
Remarquez que la cité est représentée au loin, alors qu’il ne semble pas que les étuves aient été reléguées hors des murailles; le chemin qui y mène est interrompu par des rochers et un bois...séparation symbolique entre le convenable et le scandaleux ?
Dans cette condamnation, l’artiste a-t-il choisi son camp ? La vue plongeante, si l’on admet qu’elle est signifiante (un jugement par une autorité morale supérieure) et pas seulement une technique picturale, semble l’accréditer, d’autant plus que les deux hommes d’Eglise sont aussi en surplomb, comme lui. Mais c’est plus complexe qu’il n’y paraît : l’artiste a choisi un point de vue de l’intérieur de l’étuve, alors qu’il aurait pu prendre ses distances en la représentant de l’extérieur... N’y a-t-il pas là une forme de complaisance, de compréhension voire de complicité ? Complicité partagée par l’Eglise cependant, car assez hypocritement, l’Eglise possédait aussi, dans certaines cités, des bains publics dont elle tirait de confortables revenus !