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Message Publié : 18 Mars 2012 15:07 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant

Inscription : 17 Oct 2003 19:37
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Mais, je garde le mot "révolution", pour 2 raisons. Le premier est qu'il semble bien que lorsqu'on change de paradigme, lorsqu'on réalise la bascule, il est pratiquement impossible de revenir de manière volontaire à l'ancien mode de vie.(...)


Là-dessus, je suis bien d'accord; je n'ai pas changé d'avis par rapport à mon message précédent. Je me demande juste si nous ne devons pas être prudents : il y a révolution parce que tout est irrémédiablement bouleversé de fond en comble; mais souvent dans l'histoire une révolution est aussi un phénomène rapide, avec un déclencheur brutal, une étincelle qui met le feu aux poudres accumulées depuis plus ou moins longtemps. Du coup, nous devons garder à l'esprit que vu la lenteur à laquelle se déroule la révolution néolithique, dans ce cas précis, le mot révolution ne doit pas nous amener à conclure qu'il y a forcément eu une étincelle.

Par exemple on pouvait imaginer qu'une série de bonnes récoltes de plantes sauvages - faisant augmenter la population - suivie d'une péjoration climatique entraînant de mauvaises récoltes aient engendré un stress face auquel les populations auraient tenté de concrétiser plus massivement leurs expériences balbutiantes et tâché de produire leur nourriture pour s'en tirer mieux à l'avenir. C'est une possibilité. Mais je pense qu'il ne faut pas rechercher obligatoirement un truc ponctuel de ce genre. Il a pu y en avoir un, ou pas.

Même si la récolte des ressources sauvages suffisait globalement, l'homme conscient que semer une graine donnait une plante d'une nature connue d'avance quelque temps plus tard a forcément eu l'idée de bricoler la chose (surtout que, par contre, au début, il ne peut pas être conscient de la charge de travail réelle que constitue l'agriculture. :mrgreen: ) On devait donc avoir de petites expériences en cours un peu partout, mais qui n'ont pu réellement prendre de l'ampleur qu'avec la sédentarisation - puisqu'il semble acquis que celle-ci précède l'agriculture et non le contraire. Et si le déclencheur n'avait été qu'un effet de seuil : arrivé à un certain niveau dans le nombre de proto-jardiniers qui sèment sur le pas de leur porte, qui réussissent, qui comprennent les facteurs de réussite d'une bonne récolte, qui échangent des recettes avec leurs voisins, la pratique se mettrait à se diffuser d'une manière accélérée, puis exponentielle à mesure que, les échanges aidant, les bonnes recettes circulent de plus en plus, maximisant les chances de réussite et donc l'attractivité de cette nouvelle pratique ?
Tout ceci sans qu'il y ait un événement extérieur ponctuel déclencheur, rien d'autre que le maintien depuis la fin du Dryas d'un environnement climatique compatible avec les expériences proto-agricoles.
Est-ce imaginable ?


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Message Publié : 18 Mars 2012 15:21 
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Jules Michelet
Jules Michelet
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Inscription : 30 Déc 2003 0:28
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Cuchlainn a écrit :
L'autosuffisance est présente ou non selon le pas de temps sur lequel on examine la chose. Bien sûr, à long terme, il y avait des surplus de nourriture, et des surplus de nourriture facile à stocker (grain) ce qui a permis un boom démographique, tandis que sur le long terme, les chasseurs-cueilleurs, qui ne contrôlent rien de la productivité de leur milieu, finissent inévitablement par atteindre un état d'équilibre avec les ressources qui leur sont accessibles.


Encore faut-il que la disponibilité des ressources soit relativement stable et prévisible. Or les milieux des premiers agriculteurs néolithiques (Levant et marges sahariennes de la vallée du Nil) sont caractérisées par une très grande incertitude, la variabilité inter-annuelle des précipitations et de l'ensoleillement étant très très amples dans les conditions climatiques "actuelles" (en gros celles de l'Holocène). Au bout d'un moment, avec une croissance démographique qui limitait forcément les mouvements de populations (si on admet que les communautés avaient des espaces réservés) il fallait sans doute optimiser l'exploitation du territoire pour réduire l'incertitude. Ce qui expliquerait le fait que la sédentarisation précède la domestication des plantes et des animaux, parce que dans un premier temps les hommes peuvent trouver d'autres moyens pour limiter les aléas (notamment la chasse sélective qui préserve les femelles qui vont mettre à bas et ne prélève pas trop les jeunes).

La "révolution néolithique" prend place quand les hommes mettent en place de façon systématique l'agriculture et l'élevage, avec sans doute des recettes qu'ils connaissaient déjà comme vous l'avez évoqué (faire pousser des plantes à partir de graines, l’élevage était déjà expérimenté avec le chien même si c'est un cas très très spécifique). Là où il y a bien révolution, c'est que les hommes accomplissent sur cinq siècles, dans une même région, la domestication des ongulés (moutons, chèvres, bœufs, porcs) et de céréales et légumineuses. Il y a manifestement un effort conscient de faire quelque chose de nouveau, même si ça prend un temps qui nous paraît extrêmement long. Cela suppose une transformation générale de la société : ses activités, ses habitudes, son paysage, son univers symbolique. En ce sens on doit comme d'habitude mêler les facteurs, on ne peut pas vraiment en garder l'un plus que l'autre : climat, démographie, moyens techniques, mentalités.


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Message Publié : 18 Mars 2012 16:37 
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Jean Froissart
Jean Froissart
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Inscription : 14 Avr 2006 22:21
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Localisation : Blois
A propos du chien domestique, je lis sur Wikipedia (pas forcément une grande référence, mais ça permet déjà une première approche) que les traces les plus anciennes de chiens domestiques remonteraient à 31 700 ans sur le site des grottes de Goyet en Belgique et que ce serait un chien de chasse qui guiderait l'homme (on ne peut évidemment pas parler de chiens de troupeau à cette époque). Mais cela prouve qu'il y a plus de 30 000 ans, les hommes étaient capables de s'entourer d'animaux et que ce qu'ils ont pu faire avec le chien, ils ont aussi pu le faire avec d'autres espèces selon les climats et l'environnement... sans parler d'élevage ou de troupeau, ce qui serait hors de propos.


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Message Publié : 18 Mars 2012 17:43 
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Grégoire de Tours
Grégoire de Tours

Inscription : 26 Fév 2011 10:10
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Localisation : france
En tout cas je trouve l'etude de ces phases de transition entre mesolithique et neolithique assez passionnantes.
Sans contraintes demographiques, climatiques , religieuses , sociales , voire conflictuelles je ne vois pas comment l' homme aurait pu passer d'un systeme qui lui laissait pas mal de temps libre (même si ce mode de vie chasseur cueilleur etait forcement plus dangereux et risqué) à un systeme qui l'oblige a travailler tout le temps.
Est ce qu'il n' a pas été pris au piège de ses propres innovations ? l'agriculture -elevage lui permettant de booster sa natalité , toujours plus d'individus à nourrir suite à cela , qui le pousse toujours plus dans ce modèle productif et rend le mode chasseur-cueilleur insuffisant au fur et a mesure de l' accroissement des populations?
Mais c'ets un modèle qui néanmoins devait lui convenir puisqu'il s'est largement diffusé par la suite.
Il faudrait se pencher sur d'autres zones géographiques où les hommes sont restés chasseurs cueilleurs pour comparer les contextes par rapport au levant / proche orient.


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Message Publié : 18 Mars 2012 17:54 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant

Inscription : 17 Oct 2003 19:37
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Sans contraintes demographiques, climatiques , religieuses , sociales , voire conflictuelles je ne vois pas comment l' homme aurait pu
passer d'un systeme qui lui laissait pas mal de temps libre (même si ce mode de vie chasseur cueilleur etait forcement plus dangereux et risqué) à un systeme qui l'oblige a travailler tout le temps.


Encore faut-il fortement nuancer le "temps libre" en question. Ce qui est vrai pour les chasseurs-cueilleurs de l'époque des grottes ornées ne l'est plus forcément dans un autre environnement. Lorsque le réchauffement a fait disparaître la mégafaune des steppes froides, il a fallu se rabattre sur des proies soit beaucoup plus rares, soit beaucoup plus petites (et moins prestigieuses... finie l'épique chasse au mammouth de nos belles images d'Epinal, bonjour la traque impitoyable du hérisson et de l'escargot de Bourgogne), ce qui prenait beaucoup plus de temps. Et que dire de la collecte des graminées sauvages et autres plantes comestibles ? Je ne sais pas si on a pu quantifier le budget-temps pour les derniers chasseurs-cueilleurs mésolithiques, mais l'écart n'était pas forcément si énorme que ça.

Par contre tout à fait d'accord sur la dimension engrenage de ces inventions, c'est J. Guilaine qui en parle il me semble...


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Message Publié : 18 Mars 2012 17:56 
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Jules Michelet
Jules Michelet
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Inscription : 30 Déc 2003 0:28
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Le chien (ou plutôt sa version sauvage le loup) est en fait un animal spécifique, qui se nourrit des mêmes choses que l'homme et a un mode de vie en groupe qui ressemble à celui de l'homme, ce qui favorise l'association entre les deux, qui pour le coup est bien différente de celle découlant de la domestication des ongulés. D'ailleurs on peut imaginer que l'initiative de cette domestication a pu venir de loups/chiens qui ont suivi des groupes humains au point d'y être intégrés, et pas forcément des humains seuls, alors que pour les autres animaux domestiques ce n'est assurément pas le cas (même si les animaux domestiqués ne l'ont pas été au hasard). En cela le chien est à part, même si sa domestication a effectivement dû instiller à l'homme l'idée qu'il pouvait faire la même chose avec les autres animaux.

Quant à l'idée selon laquelle l'homme devait avoir beaucoup de temps libre dans un mode de vie chasseur-cueilleur, ce n'est pas si sûr, attention aux conclusions du type de celles de Sahlins sur "l'âge d'abondance" qui ne sont pas si assurées que ça. Et puis au fond, si les changements ont été faits pour limiter l'incertitude, c'est peut-être que la survie d'une grande partie de la communauté était in fine menacée par la poursuite de ce mode de vie suite à certaines évolutions, et c'est là où le "génie" propre à l'homme lui a permis de passer (lentement) à un autre mode de vie.


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Message Publié : 18 Mars 2012 17:58 
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Salluste
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Inscription : 30 Jan 2009 23:17
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Esther a écrit :
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D'ailleurs, la domestication des animaux précède-t-elle peut-être légèrement (ou moins légèrement, c'est difficile à mesurer) l'agriculture. Les bergers du Néolithique, nomades ou semi-nomades, semblent former un stade intermédiaire entre chasseurs-cueilleurs et agriculteurs.

Pas au Moyen-Orient où l'élevage est postérieur à l'agriculture. Ailleurs peut-être comme dans certaines régions d'Afrique. Mais je n'ai jamais lu nulle part que le pastoralisme ait pu servir de transition entre le Paléolithique et le Néolithique. Le nomadisme pastoral est issu du Néolithique.

Il semble que l'unique endroit où la transition paléolithique/néolithique ait eu lieu en commençant par une domestication soit les Andes où les chasseurs cueilleurs nomades sont devenus éleveurs nomades avec des troupeaux de lamas.


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Message Publié : 18 Mars 2012 18:14 
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Jean Froissart
Jean Froissart

Inscription : 26 Août 2008 8:11
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Localisation : Corsica
Une simple parenthèse concernant le climat, on peut quand même constater de nos jours que les températures très basses ou très hautes ne sont pas des conditions suffisantes pour que l’homme ne s’implante pas dans des régions supposées hostiles.
L’attrait pour les climats tempérés ou plus cléments est probablement du indirectement à une nourriture plus abondante mais beaucoup moins à la température ambiante ?
L’homme cherche d’abord à se nourrir.
Ce sont des considérations pour le comportement actuel sans trop préjuger du passé.


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Message Publié : 18 Mars 2012 18:17 
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Inscription : 15 Avr 2004 23:26
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Localisation : Alsace, Zillisheim
Pour le mode de vie au mésolithique, voici un article de 1995 : http://membres.multimania.fr/rozoyprehistoire/travauxpdf/mdviemeso.pdf

Il a déjà été cité plusieurs fois sur le forum.
Citer :
Les animaux présents étaient bien plus nombreux dès la fin de la glaciation qu'au temps des Magdaléniens : le renne (135 kg) avait émigré, mais était remplacé par le cerf (175 kg) et le chevreuil (22 kg). Au lieu de 5 rennes au km2 (200 à 400 kg de viande selon le poids attribué au renne) il y a 4 à 8 cerfs (420 à 840 kg de viande), plus 2 sangliers (120 kg) et 10 chevreuils (130 kg). L'aurochs était resté, peut-être même plus abondant dans un climat plus doux. Elan, cerf géant, bison d'Europe remplaçaient avantageusement le cheval. Dans un rayon de deux heures de marche (10 km) il y avait autour d'un groupe d'archers 1 200 cerfs (en tablant sur l'effectif minimal de 4 au km2), 600 sangliers et 3 000 chevreuils. Cela aurait même permis une vie sédentaire, en ne tuant chaque année que 15 à 20 % des bêtes, taux limite pour permettre la survie des espèces (Rozoy 1978, chapitre 21).


Citer :
Les archers ont chassé les plus grands animaux du milieu : aurochs, cheval dans les époques (Dryas III, Préboréal) ou les zones (Provence, Causses) pas trop boisées, mais on trouve encore de l'aurochs au Boréal dans la Somme (Ducrocq 1995) et dans l'Ardenne (Cordy 1976). Renne et cerf géant là où il y en avait (Remouchamps au Dryas III, Dewez 1974 a), ou bouquetin (en montagne), cerf et sanglier ensuite dans la généralité des cas : plus de sanglier au Préboréal et au Boréal, dans une forêt claire, plus de cerf à l'Atlantique dans une forêt plus fermée, cela correspond à la fréquence des espèces (Rouffignac, Barrière 1973-74, Rozoy 1978). Le chevreuil, omniprésent, abondant, mais trop petit, n'a été utilisé que très occasionnellement. En poids de viande, castor, loutre, lapin et tous animaux petits n'ont constitué que des appoints gustatifs, tout comme les coquillages de bords de mer ou les escargots (les amas de coquilles sont impressionnants, mais en poids de viande c'est minime et ne peut fournir plus de 3 % des calories nécessaires, Peterssen 1922, Rozoy 1978 p. 1035). Martre, blaireau, putois, loup, renard, lynx, peu sapides, sont chassés pour leur fourrure, de toutes façons les quantités en sont trop faibles pour intervenir dans les comptes de poids de viande. L'ours lui-même ne fournit que peu, dans un seul site connu (Birsmatten, Bandi 1963, Rozoy 1978). Nos archers sont des chasseurs de grands herbivores, ils n'ont pas peur des plus dangereux (aurochs). Si l'on reprend les calculs en ne comptant que 20 % de viande par bête (la bonne viande à rôtir), la place des petits animaux (lapin compris) reste minime. L'homme apparaît à cette époque comme un prédateur parmi les autres, ne prélevant probablement pas beaucoup plus que le loup : 5 à 7% des animaux chassés. Aucune espèce n'a été exterminée, à ce niveau les archers n'avaient pas même à s'en préoccuper.


Pour les quantités de viandes disponibles, je dois reconnaitre que ma mémoire m'a trahi :
Citer :
Le nomadisme était purement culturel : Nos gens connaissaient leur terrain, puisqu'ils revenaient aux mêmes points et campaient au même endroit du site, où ils avaient leurs habitudes, on peut même imaginer qu'ils y avaient leurs traditions et leurs légendes. Ce n'était pas une errance au hasard, mais des retours plus ou moins fréquents dans des lieux bien connus qui portaient certainement des noms. Ils auraient pu vivre sédentaires, disposant dans le rayon de deux heures de marche de 160 tonnes de viande, dont 30 abattables sans raréfier le gibier (plus les petits animaux et le poisson, voir ci-dessus, au 2.), alors que 20 personnes n'en consomment que 9 tonnes par an. Même en tenant compte du gaspillage, deux ou trois camps de base auraient suffi, qui auraient laissé des traces bien plus fortes que ce que nous trouvons.
Ce n'aurait pas été plus nomade que nous-mêmes, qui allons ailleurs l'été et en fin de semaine. Mais, comme la plupart des peuples chasseurs subactuels (Constandse-Westermann 1995), les archers mésolithiques ont déménagé beaucoup plus souvent, sans nécessité économique : c'est une question d'état d'esprit.


J'ai parlé de 20 tonnes, en fait, il y a 160 tonnes de viande disponible dont 30 tonnes abattables sans raréfier la ressource. Les besoins se montent à 9 tonnes.
Citer :
La capacité nutritive maximale du territoire est, pour estimer les nombres absolus des habitants, le seul mode de calcul acceptable (et très approximatif). Ni le nombre de sites, ni les restes de cuisine ne permettent un calcul des effectifs d'ensemble : beaucoup de sites sont détruits, ou enfouis, et nous ignorons dans quelles proportions; les carnivores emportent les os, qui de toute façon ne se conservent pas s'ils ne sont pas enfouis rapidement, or ce cas est rare. On se base donc sur la population animale consommée : 4 cerfs (minimum) et 2 sangliers au km2, dont on peut tuer sans risque de disparition un
animal sur six, et qui fournissent 60 % de viande (le chevreuil a été très peu utilisé). Et une consommation moyenne de 2 500 calories par personne et par jour, soit 1,2 kg de viande. Mais la population effective (observée sur les peuples chasseurs subactuels) ne suit que de loin cette capacité nutritive théorique, ne serait-ce qu'en raison des mauvaises années où les effectifs des animaux s'effondrent de moitié. Il paraît raisonnable de n'en compter que le tiers. On parvient alors, en tenant compte aussi (forfaitairement, vu le manque de données) de la pêche et du gaspillage, à 30 000 à 70 000 rations réellement disponibles : 50 000
habitants en France à l'Atlantique, peut-être moitié plus au Boréal (Rozoy 1978, p. 1064-1066). Il ne s'agit que d'un ordre de grandeur, une base de discussion à peu près raisonnable. Elle donne toutefois la mesure de l'abîme qui nous sépare des chasseurs mésolithiques : l'agglomération de Périgueux répartie sur toute la France, 500 personnes par département, soit 25 à 50 groupes de 10 à 20 personnes (enfants compris), ou encore deux groupes de 15 personnes par canton.
Les gisements sont beaucoup plus nombreux qu'au Paléolithique, dans une proportion énorme qui compense très largement leur petite taille, et suggère que la population dépasse très fortement celle du Magdalénien, culture la plus abondante (en France) de tout le Paléolithique. Des recensements basés sur les publications, sans examen systématique du terrain (Kwamme et Jochim 1989), montrent pour les zones à peu près étudiées un site mésolithique pour 5 à 6 km2, et c'est ce qu'on trouve aussi partout chaque fois que l'on prospecte sérieusement (Rahir 1903, Fagnart 1993), contre un site pour 1 400 km2 pour le Magdalénien sur l'ensemble de la France, mais un site magdalénien pour 230 km2 effectivement occupés en Périgord.
Compte tenu de divers correctifs (Rozoy 1992 c), l'augmentation des populations totales atteignait quatre à cinq fois plus pour le Boréal ou l'Atlantique, juste avant la néolithisation. Le Périgord est la seule région où les populations du Magdalénien supérieur avaient atteint une densité comparable à celle du Mésolithique. La différence entre le Magdalénien et le Mésolithique est essentiellement dans l'occupation totale et uniforme par les archers, opposée à une utilisation d'îlots dans un désert glacé pour les lanceurs de sagaies. François
Bordes (1968, p. 235) a écrit, à juste titre : "On pourrait définir le monde paléolithique comme un désert humain fourmillant de gibier" et aussi : "un homme pouvait sans doute vivre toute sa vie en ne rencontrant que très rarement un homme d'une autre tribu, surtout d'une autre culture". Ce n'est plus le cas au Mésolithique, il n'y a plus ces immenses espaces vides entre les groupes régionaux, chaque groupe régional (tribu, probablement) a des voisins qu'il connaît et fréquente. En témoigne la très rapide diffusion à travers toute l'Europe des inventions importantes, comme localement celle des petites particularités typologiques qui permettent de sentir au niveau des frontières interculturelles des influences réciproques.

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Une théorie n'est scientifique que si elle est réfutable.
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Message Publié : 18 Mars 2012 18:54 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant

Inscription : 17 Oct 2003 19:37
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Effectivement je n'avais plus ces chiffres en mémoire et j'avais en tête une forêt sensiblement moins nourricière.
Dans ces conditions le passage au mode de vie sédentaire apparaît comme une évolution logique, puisque techniquement possible.


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Message Publié : 18 Mars 2012 19:03 
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Localisation : Alsace, Zillisheim
Cuchlainn a écrit :
Dans ces conditions le passage au mode de vie sédentaire apparaît comme une évolution logique, puisque techniquement possible.


Effectivement, c'est une évolution logique. Mais la bonne question devient qu'est-ce qui les pousse à devenir sédentaires. Causes sociales ou causes écologiques.

Causes sociales : le fait de pouvoir mieux aménager son habitat et de pouvoir amasser des objets qu'on n'est plus obligé d'abandonner lorsqu'on change d'habitat.

Causes écologiques : si la population croit, les sédentaires exploitent mieux leur environnement, mais ils sont dépendants des tribus d’à-côté pour leur fournir les produits qu'ils se procuraient lors de leur nomadisme.

Bref, comme chaque fois quand on pense résoudre une question, il y en a d'autres qui apparaissent.

Au fait, cette étude correspond à l'Europe occidentale, j'ignore si elle est transposable pour le Croissant Fertile.

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Message Publié : 18 Mars 2012 19:18 
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Grégoire de Tours
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Inscription : 28 Août 2007 12:04
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Localisation : Göbekli Tepe
Zunkir a écrit :
Quant à l'idée selon laquelle l'homme devait avoir beaucoup de temps libre dans un mode de vie chasseur-cueilleur, ce n'est pas si sûr, attention aux conclusions du type de celles de Sahlins sur "l'âge d'abondance" qui ne sont pas si assurées que ça. Et puis au fond, si les changements ont été faits pour limiter l'incertitude, c'est peut-être que la survie d'une grande partie de la communauté était in fine menacée par la poursuite de ce mode de vie suite à certaines évolutions, et c'est là où le "génie" propre à l'homme lui a permis de passer (lentement) à un autre mode de vie.

D'accord avec vous Zunkir, il me semble que le livre de Sahlins s'appuyait essentiellement sur une seule tribu. Et les conclusions étaient très conformes à la mentalité "retour à la nature " des années 70. C'était le mythe de l'âge d'or revisité :wink: .

Túpac Katari a écrit :
Esther a écrit :
Citer :
D'ailleurs, la domestication des animaux précède-t-elle peut-être légèrement (ou moins légèrement, c'est difficile à mesurer) l'agriculture. Les bergers du Néolithique, nomades ou semi-nomades, semblent former un stade intermédiaire entre chasseurs-cueilleurs et agriculteurs.

Pas au Moyen-Orient où l'élevage est postérieur à l'agriculture. Ailleurs peut-être comme dans certaines régions d'Afrique. Mais je n'ai jamais lu nulle part que le pastoralisme ait pu servir de transition entre le Paléolithique et le Néolithique. Le nomadisme pastoral est issu du Néolithique.

Il semble que l'unique endroit où la transition paléolithique/néolithique ait eu lieu en commençant par une domestication soit les Andes où les chasseurs cueilleurs nomades sont devenus éleveurs nomades avec des troupeaux de lamas.

Oui, vous avez raison. Mais je me demande si des peuples comme les Khoïkhoï du sud de l'Afrique qui sont /étaient des éleveurs ont été un jour agriculteurs. J'avais lu aussi plusieurs articles qui présentaient des domestications animales très précoces dans le nord de l'Afrique.


Cuchlainn a écrit :
Et si le déclencheur n'avait été qu'un effet de seuil : arrivé à un certain niveau dans le nombre de proto-jardiniers qui sèment sur le pas de leur porte, qui réussissent, qui comprennent les facteurs de réussite d'une bonne récolte, qui échangent des recettes avec leurs voisins, la pratique se mettrait à se diffuser d'une manière accélérée, puis exponentielle à mesure que, les échanges aidant, les bonnes recettes circulent de plus en plus, maximisant les chances de réussite et donc l'attractivité de cette nouvelle pratique ?
Tout ceci sans qu'il y ait un événement extérieur ponctuel déclencheur, rien d'autre que le maintien depuis la fin du Dryas d'un environnement climatique compatible avec les expériences proto-agricoles.
Est-ce imaginable ?


Il y a sans doute un peu de cela. Mais comme le dit Zunkir:
Citer :
on doit comme d'habitude mêler les facteurs, on ne peut pas vraiment en garder l'un plus que l'autre : climat, démographie, moyens techniques, mentalités.


Pour commenter les extraits de Narduccio : les hommes du Mésolithique ont déjà un territoire et des camps de base. Sans doute est-ce déjà le cas au Paléolithique. L'homme ne faisait rien d'autres que ce que font encore les animaux vivant en troupeaux en Afrique qui se déplacent selon les saisons et reviennent toujours à peu près aux mêmes endroits. La sédentarisation n'est pas tombée du ciel.



Pour les plus courageux :mrgreen: , un mémoire bien plus long que le cours d'UBP préhistoire, qui recense en 197 pages toutes les théories émises sur les causes du Néolithique :
https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/4443/2/Senecal_Pierre_2010_memoire.pdf

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"Passa corselet d'or Et luisant haubert, Mit heaume sur sa tête En main prit une épée. Se jeta sur l'épée, Et s'écroula, blessée."
« Je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval. »


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Message Publié : 18 Mars 2012 19:23 
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Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant

Inscription : 17 Oct 2003 19:37
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Citer :
Causes écologiques : si la population croit, les sédentaires exploitent mieux leur environnement, mais ils sont dépendants des tribus d’à-côté pour leur fournir les produits qu'ils se procuraient lors de leur nomadisme.


Il n'est pas forcément évident que des sédentaires exploitent mieux leur environnement que des migrateurs saisonniers, cela dépend de la répartition des ressources. Si celles-ci sont réparties d'une manière telle que dans un rayon inférieur à une demi-journée de marche on trouve à peu près tout, alors il n'y a pas grande raison de se déplacer... sauf une : puisque nous sommes, au Mésolithique, dans une situation où le peuplement humain est réparti d'une manière homogène et à peu près jointive, ce territoire, il va falloir le défendre contre ses concurrents. Apparemment les traces archéologiques montrent que les frictions meurtrières existent bel et bien. On ne peut pas aller plus loin si on trouve le quartier déjà occupé par un autre groupe à l'instant t.
Du coup, si la population a augmenté jusqu'à arriver à ce stade où il n'y a plus guère de territoires vacants, et si l'on admet que chaque territoire fournit à peu près ce dont on a besoin, une sédentarisation de fait finit par s'imposer, chaque groupe se heurtant à son voisin dès qu'il veut se déplacer... Dès lors, un modus vivendi avec tantôt des échanges commerciaux plutôt que de volées de flèches apparaît aussi.

Mais cette sédentarisation n'a pas de raison spécifique d'aboutir à l'agriculture, on aura plutôt en toute logique un équilibre proie-prédateur tout à fait classique. Seulement, s'il vient l'idée à un groupe de semer, il est sur place pour récolter, c'est tout.

Quant au Croissant fertile, si je ne m'abuse, avant même l'apparition de l'agriculture, ce n'est pas vraiment la même donne niveau milieux naturels. Le paysage n'était-il pas plus prairial que forestier ? Les mésolithiques là-bas n'étaient-ils pas plus versés dans la récolte des graminées sauvages des prairies locales que dans la chasse ?


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Message Publié : 18 Mars 2012 19:38 
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Esther a écrit :
Zunkir a écrit :
Quant à l'idée selon laquelle l'homme devait avoir beaucoup de temps libre dans un mode de vie chasseur-cueilleur, ce n'est pas si sûr, attention aux conclusions du type de celles de Sahlins sur "l'âge d'abondance" qui ne sont pas si assurées que ça. Et puis au fond, si les changements ont été faits pour limiter l'incertitude, c'est peut-être que la survie d'une grande partie de la communauté était in fine menacée par la poursuite de ce mode de vie suite à certaines évolutions, et c'est là où le "génie" propre à l'homme lui a permis de passer (lentement) à un autre mode de vie.

D'accord avec vous Zunkir, il me semble que le livre de Sahlins s'appuyait essentiellement sur une seule tribu. Et les conclusions étaient très conformes à la mentalité "retour à la nature " des années 70. C'était le mythe de l'âge d'or revisité :wink: .


Désolé, mais plusieurs études montrent qu'à certaines périodes du mésolithique la quantité de gibier disponible est telle que quelques heures de chasses suffissent pour nourrir toute une tribu et même plus. Ce n'est pas toujours le cas, il devait y avoir des périodes plus difficiles. Mais, les squelettes retrouvés montrent que s'il y avait des carences alimentaires, elles ne furent jamais assez longues pour marquer les os. Ce qui n'est pas le cas au néolithique.

En fait, il faut tenir compte d'un point particulier : la conservation des aliments. On connait plusieurs méthodes simples qui permettent de conserver sur des longues périodes de la viande. Mais, on ne sait pas à partir de quel moment on a su les utiliser. Prenons un groupe de 10 personnes (donc de 2 à 3 chasseurs adultes) qui tuent un renne ou un cerf. Ils se retrouvent avec environ 100 kg de viande sur les bras. De quoi nourrir tout le groupe pendant une bonne dizaines de jours, voire plus. Or, sans moyens de conservation, au bout de 3 à 5 jours, la viande n'est plus consommable.

La conservation des aliments représente un travail supplémentaire qui parfois est loin d'être anodin. Boucaner 100 kg de viande représente au moins une bonne journée de travail. Mais, il permet de maximiser le rendement de la chasse. Encore plus dans le cas de très gros gibiers, comme les mammouths.

Pour avoir de la nourriture à toutes les saisons, je pense que les chasseurs-cueilleurs du mésolithique maîtrisaient plusieurs techniques de conservation des aliments. Cela augmente la part de travail, mais ça diminue la durée de la chasse.

Et au fait, s'il y a des gens qui se sont emparés de certaines conclusions pour prôner un retour à la nature, ça ne discrédite en aucune façon les études, mais seulement les conclusions qui en ont été faites par les béotiens.

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Message Publié : 18 Mars 2012 19:44 
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D'ailleurs, un article qui permet de tordre le cou à certaines croyances des gens qui prônent ce retour à un ancien eldorado :
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/03/16/cro-magnon-cuistot-d-avant-garde_1669829_1650684.html

Citer :
Cro-Magnon cuistot d'avant-garde ?

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 16.03.2012 à 20h10 • Mis à jour le 17.03.2012 à 20h04

Est-ce vraiment dans les vieilles marmites que l'on fait les meilleures soupes ? Oui, à condition que la marmite soit vraiment ancienne, répondent les tenants du "régime paléolithique". Le concept, né dans les années 1970 et popularisé dans les années 1980 sous les plumes de diététiciens et d'anthropologues anglo-saxons, fait toujours recette en librairie et sur Internet outre-Atlantique.

Le principe est de revenir à notre régime alimentaire d'il y a 40 000 ans pour retrouver une ligne de chasseur-cueilleur et la santé de Cro-Magnon. Au menu, viandes maigres, poissons et produits de la mer, fruits et végétaux, mais surtout pas de céréales ou de lait, produits issus de l'agriculture...

Ce retour aux sources permettrait de lutter contre les maladies dites de "civilisation" qui touchent nos sociétés modernes, victimes en plus de la malbouffe : hypertension, diabète, cholestérol, maladies cardiovasculaires, obésité...

Cette "paléodiète" séduit des citadins aisés en mal de nature, mais elle figure parmi les régimes les moins efficaces en termes d'effets sur la santé, de perte de poids et de facilité de mise en oeuvre. Elle repose en outre sur une erreur de perspective : les questions de santé nées de bouleversements très récents de nos modes de vie (quelques décennies seulement) ne peuvent avoir de liens directs avec l'apparition de l'agriculture il y a environ 11 000 ans. Et ne peuvent de surcroît pas être réglées en allant chercher des réponses encore plus loin dans notre préhistoire, chez des hommes dont le mode de vie était radicalement différent.

Jean-Jacques Hublin, directeur du département d'évolution humaine de l'Institut Max-Planck, récuse ainsi le postulat de départ du "paléorégime", qui veut que nous ne soyons pas adaptés à notre mode alimentaire actuel, mais à celui de nos ancêtres : "C'est un fantasme de croire que les gens qui vivent aujourd'hui sont des Paléolithiques égarés dans un monde de McDo, et il est faux de dire que nous n'avons pas évolué biologiquement et génétiquement depuis le néolithique."

Jean-Denis Vigne, de l'unité Archéologie et archéobotanique du Muséum, questionne pour sa part une vision rousseauiste un peu naïve qui consiste à "méconnaître les faits et les analyser en fonction de nos propres référentiels, de façon pas très respectueuse pour les humanités anciennes".

La première de ces méconnaissances consiste en une simplification extrême. Evoquer un régime paléolithique n'a guère de sens, si ce n'est pour signifier une référence vague à une économie de chasseurs-cueilleurs. Si l'on s'en tient à l'arrivée de l'Homo sapiens anatomiquement moderne en Europe (dès - 45 000 ans, selon des résultats récents), on a affaire à une multitude de diètes, qui se répartissent dans le temps en fonction des variations climatiques, parfois très brutales, et dans l'espace, en fonction des ressources végétales, dont l'importance varie selon un gradient Nord-Sud.

Forgé à une époque où l'image d'un ancêtre "supercarnivore" prévalait dans nos représentations, le "régime paléo" ne se trompe pas beaucoup en nous enjoignant de manger de la viande. Si l'on souhaite généraliser, la diète d'Homo sapiens (ou celle de Néandertal, très proche de la nôtre) a une dominance carnée claire. "Des poissons et des coquillages, mais surtout des grands mammifères herbivores, chevaux, bisons, rennes, qui constituaient leur alimentation la plus importante", résume Marylène Patou-Mathis, directrice de recherche au CNRS et responsable de l'unité d'Archéozoologie au Muséum. En soulignant que cette diète ne se résume pas à une quête de protéines, mais met aussi en jeu des "traditions culturelles et des choix non matérialistes : on oriente sa chasse sur une espèce indépendamment du milieu, selon qu'on appartient au clan des chasseurs de cheval ou de bison".

Quant à la viande maigre, elle n'intéressait guère nos ancêtres, qui délaissaient les mâles après la saison du rut ou les femelles après la mise bas et se livraient à une recherche intense et systématique de la graisse, broyant les extrémités articulaires des os pour pouvoir la consommer. De véritables "soupes de graisse", fortement déconseillées par les paléodiététiciens, mais qui constituaient une nécessité vitale pour équilibrer la quantité de protéines ingurgitée. Le lait, proscrit, était en réalité exploité occasionnellement, probablement dans des périodes difficiles, en abattant les femelles allaitantes - aberration cynégétique qui souligne l'importance de cette ressource.

Pour ce qui est des végétaux, l'intuition du paléorégime semble confirmée par les analyses biochimiques de la matière organique osseuse et dentaire (le collagène) : Cro-Magnon - tout comme Néandertal - incorporait aussi une part non négligeable de végétaux à sa diète, avec toutefois des différences régionales importantes. L'étude du tartre dentaire, en particulier, révèle des phytolithes (sécrétions siliceuses produites par les plantes) ainsi que des grains d'amidon qui nous renseignent sur la grande variété d'espèces consommées : graminées sauvages, tubercules, racines... jusqu'aux nénuphars !

Ces aliments, végétaux inclus, étaient bel et bien cuits - la cuisson, révolution de l'histoire de notre lignée, permettant de détoxifier les végétaux et de nous en approprier les ressources énergétiques. La consommation de végétaux crus, mise en avant dans certaines variantes du paléorégime, est donc un contresens complet.

Dans nos régions européennes, entre 9000-8000 avant J.-C. et 5 000 avant J.-C., nous basculons radicalement d'un mode de vie fondé sur la chasse et la collecte à un mode de vie essentiellement sédentaire reposant sur l'agriculture et l'élevage. Faire de ce processus de néolithisation la source de nos maux alimentaires actuels est sans doute aller un peu vite en besogne.

Opposer néolithique et paléolithique n'a guère de sens, tant les environnements diffèrent. Si l'on souhaite se livrer au jeu du comparatif entre diètes, la brève période intermédiaire du mésolithique paraît plus pertinente. "Les hommes font alors feu de tout bois, mangent des oiseaux gros comme le poing jusqu'aux aurochs, c'est une période de diversité et d'abondance", explique Jean-Denis Vigne. L'évolution vers un régime néolithique "typique" se produit ensuite lentement. On trouve donc localement une infinité de situations transitoires, dont le site de Pendimoun (Alpes-Maritimes) offre un bon exemple.

Selon Gwenaëlle Goude, du Laboratoire méditerranéen de préhistoire Europe-Afrique, "on y voit, au début du néolithique ancien, le début de la domestication des ovicaprins et du boeuf, mais aussi encore beaucoup de faune sauvage, des cochons, des cerfs, des chevreuils, des lapins, des lièvres, des grands ruminants, un peu de chats, des renards, de la martre pour la fourrure. On a aussi des restes de cultures céréalières (engrain, blé amidonnier, orge). En revanche, les études montrent qu'on exploite très peu les ressources marines, alors qu'on est proche de la mer. C'est le début d'une spécialisation".

Le paléorégime est fondé sur l'hypothèse que notre nouveau régime, riche en glucides d'origine végétale, signe le début de la fin, sur la base de deux seuls faits : les caries et la diminution de la stature. Si les caries se développent bien au néolithique, elles restent relativement peu nombreuses (des taux de 10 % dans les sites de Ligurie par exemple) et font vraisemblablement intervenir aussi des facteurs génétiques.

La réduction de notre stature s'explique quant à elle sans doute davantage par les nouveaux stress qui touchent les enfants que par des modifications alimentaires. Le répertoire de virus et de pathogènes s'étend, du fait de la promiscuité, des échanges avec les animaux et de l'insalubrité ; cela entraîne des infections qui jouent sur la stature à l'état adulte. Les enfants commencent également à travailler tôt et sont soumis à des portages physiques bloquant la croissance.

La hâte à statuer sur une dégradation générale de notre état de santé au néolithique procède sans doute d'une vision trop idyllique de celui des hommes du paléolithique. Or ceux-ci souffraient aussi de déséquilibres nutritionnels, relève Marylène Patou-Mathis : "Des hypoplasies de l'émail, sur les dents, ou des lignes de Harris, sur les os, montrent qu'ils avaient des carences affectant leur développement. Il n'était pas évident de trouver du calcium, peu abondant dans la viande, certaines vitamines comme la E, présente dans les champignons, eux-mêmes absents en période glaciaire, ou l'iode, difficile à trouver en milieu continental." Par ailleurs, note Jean-Jacques Hublin, "les épisodes de disette et de famine existaient et pouvaient être fatals non seulement à l'individu mais au groupe tout entier, qui pouvait disparaître d'un coup".

Par contraste, le portrait sanitaire du néolithique est sans doute trop sombre. Il y a loin de la sédentarisation à l'avachissement, comme le montrent par exemple des études sur les fémurs et humérus dans la région montagneuse de Ligurie. Les hommes du néolithique ont des membres inférieurs tout aussi robustes qu'avant et des membres supérieurs plus forts, grâce aux activités de défrichage !

De façon plus large, les travaux du paléodémographe Jean-Pierre Bocquet-Appel indiquent une probable corrélation entre le début de l'agriculture et l'élan démographique des populations. On assiste à une augmentation très forte de la fécondité grâce au rapprochement des intervalles entre naissances. La récupération après l'accouchement (les relevailles) est plus rapide, ce qui peut s'expliquer par une meilleure alimentation et par la capacité de stockage de nourriture.

Cet essor de la natalité s'accompagne d'une augmentation de la mortalité infantile, forte au néolithique, mais sans point de comparaison avec le paléolithique. Cela n'empêchera pas les populations de proliférer à la surface du globe au fil des millénaires.

D'un point de vue biologique, difficile de voir là le signe d'une dégénérescence due à l'apparition de l'agriculture et de l'élevage. C'est en revanche la preuve de notre extraordinaire capacité à vivre avec des modèles alimentaires très différents, qui ne sont pas uniquement contraints par les ressources de la nature, comme semblent le penser les tenants du paléorégime, mais aussi fondés sur des choix culturels, symboliques ou gustatifs, aujourd'hui comme il y a 40 000 ans.

Laurent Brasier

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