Duc de Raguse a écrit :
[...] un agglomérat de roturiers peu habitués à manier les armes, non ?
Certes, ils n'étaient pas (pas tous) des soldats de métiers, mais il ne faut pas se laisser abuser par le mot "bandes" qui est connoté péjorativement et qu'on utilise en français faute de d'un mot comme le "Haufen" allemand qui signifie rassemblement, ensemble d'hommes en armes réunis (et non "un tas", amas inorganisé, comme pourrait le faire croire une traduction littérale de ce mot). Si la quinzaine de bandes de paysans et autres personnes du monde rural, qui comptaient chacun plusieurs milliers d'individus, ne méritent pas d'être qualifiées d'armées (c'est à voir...), il n'en reste pas moins qu'elles présentaient un certain nombre de caractéristiques inspirées voire issues de l'organisation et du modus operandi des vraies troupes professionnelles de l'époque :
- unité du commandement et l'efficacité des rouages : lors d'une réunion des chefs des 15 bandes paysannes à Molsheim, Erasme Gerber a été reconnu comme le "Hauptmann" (capitaine, chef) de tous les bandes paysannes alsaciennes ;
- les bandes fonctionnent en réseau et ce mode de fonctionnement porte la marque d'une élite rurale expérimentée et remarquablement instruite dont le premier atout est la maîtrise de l'écrit : "l'état major" de Gerber avait une véritable "chancellerie" qui produisait une correspondance abondante ; une bonne demi-douzaine de scribes différents et tous très compétents si l'on en juge par leur écriture ; l'autorité de la lettre est le ciment idéologique de l'insurrection, ce qui prouve que le "parti" des insurgés fourmillait de lettrés capables d'interpréter les textes, sacrés ou profanes. L'état major de la paysannerie compte de nombreux "Schultheis" (agent seigneurial qui préside le "Gericht", conseil de village) techniciens de la coutume et de la jurisprudence ;
- l'organisation des bandes est calquée sur celle des armées en campagne : il y a des officiers d'intendance, chargés des questions matérielles et de la gestion courante ("proviantmeister", c'est-à-dire munitionnaire), des trésoriers ("seckelmeister"), des officiers intermédiaires ("Houptmann", c'est-à-dire capitaine, ou plus simplement "Rottmeister" – meneur, ou "Fenrich" – porte-enseigne). Le désordre n'est qu'apparent, ou, comme l'a écrit un historien alsacien (Georges Bischoff), le désordre apparent venu de ce que le soulèvement avait de massif et de spontané s'est coulé dans une organisation ordonnée.
- La logistique est organisée et ça fonctionne : quand l'armée paysanne se déplace (par exemple lorsque Gerber avance le gros de sa troupe d'Altdorf à Marmoutier), on distribue des "billets de logement". Les monastères et autres sites occupés procurent le gîte et le couvert. Un exemple : à Neubourg, les stocks disponibles étaient de 400 foudres (400 000 litres !) de vin, 1000 viertel (une centaine de tonnes!) de semoule, et de la viande en quantité suffisante.
- après la phase de "défoulement" initial, un système de relève est mis en place : le 29 avril, Gerber a donné l'ordre que "
chaque ville, bourg et village détache vers nous, sur l'heure, au vu de cette lettre, un homme sur quatre afin que ceux qui maintenant se trouvent avec nous dans la troupe puissent rentrer chez eux et prendre soin de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs biens. Que ceux dont c'est maintenant le tour restent huit jours dans la troupe et puis alternativement d'autres, afin que nous formions une troupe permanente et que la situation soit la même pour tous ; cette façon d'agir est faite pour le bien, le réconfort et le secours de l'homme du peuple". La marche de Marmoutier a montré que la mobilisation s'est effectuée conformément aux règles prévues : le quart ou le tiers des effectifs disponibles se sont agrégés à la bande paysanne à son arrivée en ville et l'a fait "par commandement", dans la discipline.
- existence d'un véritable règlement de campagne : le "congrès" des 15 bandes à Molsheim a adopté une "Feldordnung" (règlement de campagne), en 11 articles qui instaurent une discipline sur le modèle établi par les Confédérés Suisses : respect des amis, des femmes, des vieillards et des enfants ; interdiction du butin sauvage ; obéissance aux ordres écrits ; solidarité et unité du commandement. Deux articles l'emportent sur les autres parce qu'ils répondent directement aux circonstances : le 4ème, qui prévoit, pour ceux qui ont prêté serment et ont été désignés à l'avance pour cela, d'accourir en armes auprès de la bande dès que retentira le tambour ou sonnera le tocsin, et le 12ème, qui stipule que "
toutes les bandes se sont unies et ont juré de mourir en restant ensemble, ou de vivre dans le saint Évangile, et de se tenir à cela pour toujours". Des copies de cette proclamation ont été adressées aux différentes troupes.
- il y a une "science" militaire bien réelle. Certes, la plupart des paysans de la troupe ne sont pas des soldats aguerris, mais il y a chez eux une culture militaire issue des milices villageoises et des sociétés ou confréries de tir, qui sont nombreuses dans les villes et les villages. Pour l'encadrement et la tactique, qui nécessitent des compétences particulières, les insurgés alsaciens et lorrains n'ont pas bénéficié de la science de nobles qui se seraient ralliés à leur cause (comme l'a fait Götz von Berlichingen en Allemagne), mais il est indéniable que l'armée des Rustauds comptait plusieurs milliers de lansquenets : gens du pays ayant fait un service armé, ou mercenaires stipendiés.