Emile Mâle, en effet, insiste sur le caractère pédagogique de l'image. La première phrase de la préface de l'Art religieux du XIIIe siècle en France est : "Le Moyen Âge a conçu l'art comme un enseignement" (dans mon édition de 1958, en tout cas, je ne sais pas si ça a pu changer ensuite). Il ne dit pas cela sans sources : la plus importante est une lettre de Grégoire le Grand (v. 540-604) à Sérène, évêque de Marseille, dont voici deux extraits :
Citer :
"ce que l'écriture (sciptura) est pour ceux qui lisent, l'image (pictura) l'offre aux ignorants, car en elle, il voient ce qu'ils doivent suivre. En elles peuvent lire ceux qui ignorent les lettres."
(Jérôme Baschet, l'iconographie médiévale, p. 27)
"Donc, il n'aurait pas fallu briser ce qui été placé dans les églises non pour y être adoré, mais seulement pour instruire l'esprit des ignorants. Et puisque l'Antiquité a permis, non sans raison, de peindre l'histoire des saints dans des lieux vénérables, si tu avais agrémenté le zèle de discrétion, tu aurais pu obtenir sainement le résultat visé et, au lieu de disperser le troupeau rassemblé, le faire revenir de la dispersion." (traduit par D. Menozzi, je cite depuis le très bon ouvrage d'Erlande-Brandenburg, De pierre, d'or et de feu, p. 47.)
On est à une période où le rôle de l'image dans la chrétienté pose problème, en raison d'une peur de l'idolâtrie (les mêmes questions se posent avec plus de force à Byzance, comme le prouve, un siècle et demi plus tard, l'iconoclasme) : c'est l'usage pédagogique qui justifie l'image. Il faut néanmoins bien rétablir la lettre dans ce contexte : elle répond à une situation bien particulière, ce n'est pas un exposé systématique sur l'image. La lettre établit surtout une "via media" : pas d'adoration, pas de destruction.
Dans sa lettre, mais aussi dans son
commentaire à Ezechiel, Grégoire mentionne aussi le fait que l'image est un vecteur pour s'élever vers Dieu, une manière de contempler la cour céleste.
Les intellectuels des XIe-XIIe s. (ce qui correspond grosso-modo à la période romane en histoire de l'art) attribuent classiquement trois fonctions aux images : instruire, remémorer (c'est à dire inviter à la méditation) et émouvoir. On trouve aussi l'idée d'orner dignement la maison de Dieu. Pour Suger, la richesse du décor contribue à élever l'âme vers les choses divines.
Hors des textes normatifs, on n'a toutefois que deux ou ou trois exemples, assez tardifs, d'usage pédagogique de l'image : c'est par exemple un prédicateur franciscain du XVe siècle qui, au cimetière des innocents, s'appuie sur la danse macabre.
Jérôme Baschet insiste aussi sur le fait que l'image et son support sont, au Moyen Âge, indissociables. Il parle d'"image-objet" : les fonctions de l'image et de son support objet ne sont pas les mêmes, mais dialoguent. L'image-objet rend présent le sacré : c'est sensible sur les enseignes de pèlerinage (étudiées par Denis Bruna), qui représentent souvent non pas le saint, mais son reliquaire, donc l'image-objet elle-même.
Jean-Claude Schmitt parle quant à lui d'image corps, en insistant sur le fait que l'image est vivante : elle pleure, elle saigne, elle prend les gens dans ses bras (un exemple en 1080 est rapporté par Goscelin de Saint-Bertin).
L'image est aussi imaginée, rêvée, et ce depuis saint Augustin , qui parle de "vision spirituelle".
On peut également noter que la production d'image n'est pas toujours, et même pas souvent destinée à des illettrés : jusqu'au bas moyen âge, les images peintes se trouvent essentiellement dans des manuscrits destinés à des clercs. Les destinataires de l'image sont donc souvent des lettrés (la distinction essentielle entre clercs et laïcs est souvent celle de la connaissance du latin, dans les sources médiévales) ; l'image ne sert pas à les instruire, mais elle peut ajouter du sens à leur réflexion théologique.
L'image se trouve aussi souvent dans des lieux inaccessibles pour l'homme, trop hauts (vitraux), enfermés (dans des tombes, fondues dans des cloches), ou bien elle n'est visibe que par certains ou à certains moments liturgiques (reliquaires, livres). En ce sens, leur destinataire n'est pas humain : c'est Dieu lui même. L'image est une œuvre de dévotion. C'est encore plus sensible lorsqu'elle représente le donateur. L'efficacité propre des images (qui soignent, qui protègent...), est fondée plus sur leur présence que sur leur visibilité.
Bon tout ceci est résumé à gros traits, évidemment. Je tire ces informations en grande partie de deux saines lectures : Jérôme Baschet,
L'iconographie médiévale, en particulier son introduction, "L'image objet", et Alain Erlande Brandenburg,
De pierre d'or et de feu et
Le sacre de l'artiste (qui sont les deux volumes d'un mêe ouvrage, en fait). On peut aussi se référer à Jean-Claude Schmitt,
Le corps des images : essais sur la culture visuelle au Moyen-Âge, ou aux article de Daniel Russo, "image, imago" et de Pascale Charron, "image épaisse" dans le tout récent
Dictionnaire d'histoire de l'art du moyen-age occidental. Ceci dit, l'encre coule énormément depuis quelques années sur ce sujet.