Il faudrait préciser ce que vous entendez par "expérience". Stricto sensu, l'expérience n'est que l'accumulation de situations vécues.
En tant que telle, elle n'apporte aucune garantie sur la compréhension de situations nouvelles. Intuitivement, on sent bien que quelqu'un peut avoir passé 20 ans dans un métier sans jamais dépasser un niveau où il plafonne, faute d'autres qualités.
On pourrait faire par exemple une liste interminables de généraux ayant une longue expérience de guerre et qui se sont montrés incompétents et totalement dépassés dans une situation nouvelle. Moins connus que ceux de 1940, on peut prendre par exemple les généraux français de la guerre de 1870, vétérans de 20 ans de campagnes européennes et coloniales, et totalement dépassés dans l'affrontement contre la Prusse.
un triste exemple de général qui plafonne et à qui l'expérience n'apprend rien me semble être le général Joffre, qui persiste pendant deux ans dans des offensives terriblement coûteuses, faute d'être capable d'en faire la synthèse et de trouver des solutions. (Pétain en sera capable en 1917 et 1918.)
On peut en effet accumuler des expériences et persister dans l'erreur. Il semble que les Américains soient culturellement incapables de tirer la leçon de leurs nombreux engagements perdus dans des guerres dissymétriques : toujours leur réponse est de chercher de nouveaux moyens technologiques, de nouvelles méthodes tactiques, comme si la prise en compte de la composante politique leur échappait. Dans la même rubrique j'ajouterais froidement Napoléon, dont le génie ne fait aucun doute, mais à qui "il manque quelque chose" pour imaginer une politique fondée sur d'autres paradigmes. Et là ce n'est vraiment pas faute d'expérience ou d'intelligence.
Dans le domaine politique, je pense aux Bourbons de retour au pouvoir après la révolution et l'empire. On a dit des émigrés "qu'ils n'avaient rien oublié et rien appris." De fait sur les trois rois qui succèdent à Napoléon, deux seront virés par une révolution rapide, faute d'avoir su intégrer à leur politique la prise en compte nouvelle d'aspirations démocratiques. Mis en place par une révolution, Louis-Philippe aurait pourtant pu comprendre cela et éviter d'en subir une lui-même. Innovant au départ avec une dose de parlementarisme, il s'enferme au fil du temps dans une trajectoire inverse. (C'est un bon exemple pour votre recherche.)
En politique, le travers le plus courant est la difficulté à s'affranchir d'un dogme que l'expérience semble avoir validé et que la réalité vient soudain contredire. Il me semble que c'est le cas de tous les dirigeants surpris par la crise de 1929. Examinez par exemple le cas de Hoover. Le dogme est que le marché se régule tout seul et remettra les choses d'aplomb sans qu'il soit nécessaire d'intervenir. L'immobilisme général des gouvernements surpris aura des conséquences désastreuses.
Autres prisonniers d'un dogme : tous les gouvernements occidentaux qui ne comprennent pas en 1945 que l'ère des indépendances est venue, et que celle des empires au delà des mers est terminée.
En somme, l'expérience ne sert à rien lorsque la réalité évolue brusquement. Il faut alors des qualités supplémentaires pour y faire face : l'esprit de synthèse et l'imagination.
Tout cela est un peu déprimant. On aimerait lister en face tous les esprits lumineux qui ont tiré parti de l'expérience grâce à leur capacité de synthèse, et pour les meilleurs grâce à un dose de projection imaginative dans des situations nouvelles. Heureusement pour le monde, ces esprits-là existent.
Mon idole militaire, pour ces qualités ajoutées à l'expérience, est Galliéni (c'est mon avatar) pour sa lucidité sans faille en 1914 et 1915. Autant dans la guerre de mouvement que dans la guerre de tranchées, il a su tout de suite repérer l'essentiel de ces situations nouvelles. C'est une tragédie (je pèse mes mots) que son état de santé l'ait amené à refuser le poste de commandant en chef juste avant la guerre.
je m'en tiens là. Je pense que ce sujet, un peu philosophique, peut amener des échanges passionnants.
_________________ Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu. (Chamfort)
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