Je veux bien admettre, cher Jérôme, que certains hommes d Etat de la monarchie de Juillet étaient animés par des buts très matériels mais je pense qu il y avait chez eux une part au moins de sincérité.
On peut trouver quelques éléments de défense dans leur propre bouche. Je pense à ce discours du comte Molé qui fut ministre de L Empereur et du Roi des Français.
http://www.academie-francaise.fr/repons ... ocqueville" Savez-vous ce que me disait Napoléon dans un entretien et à un moment solennel toujours présents à ma mémoire : « Après moi, la révolution, ou plutôt les idées qui l’ont faite, reprendront leur cours. Ce sera comme un livre dont on ôtera le signet, en recommençant la lecture à la page où on l’avait laissée. » Eh bien, Monsieur, vous le voyez, ce despote savant, rationnel, comme vous l’appelez, avait-il donc foi en lui-même ?
Le despotisme, pour lui, n’était pas le but, mais le moyen, le seul moyen de faire rentrer le fleuve débordé dans son lit ; de réaccoutumer la France révolutionnée à l’ordre, à l’obéissance ; de donner le temps à chacun d’oublier ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit, et d’ouvrir pour tous une nouvelle ère.
Quant au but, il n’en eut jamais qu’un, sa plus grande gloire, en faisant de la France le pays le plus puissant de l’univers. Voilà Napoléon tel que je l’ai vu, et si je ne vous craignais, j’ajouterais, tel qu’il a été. Mais en le considérant ainsi, ne croyez pas que je me rende moins juste que vous ; ce n’est pas moi qui dissimulerai rien des malheurs qu’il a attirés et qu’il devait finir par attirer sur la France. Il lui a manqué de savoir placer la limite du possible, et de croire que la vérité et la justice ne sont le meilleur moyen de gouverner les hommes que parce qu’elles sont la justice et la vérité.
Enfant lui-même de ce XVIIIe siècle qu’il jugeait avec rigueur, il n’avait foi que dans l’esprit, ne vivait que par l’esprit. Il croyait que le monde avait d’abord appartenu au plus fort, et que la civilisation le faisait passer au plus habile ; il redoutait par-dessus tout l’empire du grand nombre, comme le seul retour à la violence et à la barbarie que, sous une forme ou sous une autre, comportassent nos temps modernes. Son règne aura montré une fois de plus où peut entraîner la volonté absolue d’un seul homme, fût-il le plus surprenant et le plus intelligent de l’univers.
Le despotisme avait été le seul remède à l’état de dissolution où Bonaparte, au 18 brumaire, avait trouvé la France ; il était dans son-caractère de se l’approprier pour ainsi dire, et de risquer, au profit de ce qu’il appelait sa gloire, cette société française qu’il avait laborieusement et si habilement reconstruite.
C’est à cette œuvre de reconstruction, de restauration sociale, qu’il sut employer merveilleusement les hommes les plus compromis, les plus signalés dans l’œuvre de destruction ; d’autres qui, comme M. de Cessac, étaient nés pour seconder un pouvoir éclairé et organisateur ; et enfin ceux qui, jeunes encore, se trouvaient libres dans le présent et sans engagement pour l’avenir.
Vous avez parlé à ce sujet, et même avec un bonheur d’expression bien rare, de deux espèces de serviteurs que les souverains absolus trouvaient toujours sous leur main. Ne vous y trompez pas, Monsieur, Napoléon rencontrait une troisième catégorie, et celle-là ne se composait pas de serviteurs, mais bien de ceux qui, en l’aidant à. réparer tant de maux, à faire oublier tant de crimes, à détrôner tant d’orgueilleux mensonges, à réhabiliter tant d’éternelles vérités, croyaient embrasser une sainte et généreuse croisade.
Vous l’avez représenté sous l’Empire tel que je l’ai vu moi-même, homme d’ordre, de pouvoir, de conscience, de commandement et d’obéissance ; tel que le ciel l’avait fait.
À force d’admirer celui dont il exécutait les volontés, il avait fini par porter une sorte d’enthousiasme dans l’obéissance ; il aurait dit volontiers qu’elle formait, avec la probité, les deux principales vertus de l’homme public."