Il est en effet difficile d'imaginer qu'en attaquant le 22 février avec une telle accumulation de moyens, l'armée allemande n'espérait pas a minima emporter Verdun et raccourcir leur front, au mieux réussir à percer. C'est l'échec initial et l'acharnement français à défendre Verdun (imposé par le politique, cf le Journal du général Buat : "si Verdun tombe, le gouvernement saute") qui a incité le haut état-major allemand, pour sauver la face, à affirmer que son intention n'était que de saigner l'armée française.
Pour l'attitude de Joffre vis-à-vis de Verdun et de la Somme, j'avais exposé, dans le numéro de L'Oribus consacré aux régiments de la Mayenne pendant l'année 1916, ce que je pouvais en penser à la lumière des informations contenues dans l'ouvrage que je cite souvent : Les armées françaises dans la Grande Guerre, du Service historique de la Guerre. J'y exposais ainsi, telles que je les avais comprises, les raisons qui avaient conduit Joffre à opter pour une offensive sur la Somme en 1916.
Le choix de la Somme Joffre avaient demandé le 27 octobre 1915 aux trois commandants de groupe d’armées d’étudier sans tarder « les conditions d’une offensive d’ensemble, à exécuter sur le front de leur groupe d’armées (choix de la zone d’attaque, évaluation des moyens matériels, résultats stratégiques)… L’ampleur de l’opération envisagée devra être au moins égale à celle de la dernière offensive de Champagne ». Le général Foch fait part de ses vues le 10 novembre. Le général Dubail adresse le 2 décembre son projet d’offensive. Le général de Castelnau, pour le groupe d’armées du centre, rend ses conclusions le 8 décembre.
La conférence tenue les 7 et 8 décembre 1915 à Chantilly entre les représentants militaires alliés avait entériné le plan d’action proposé par le général Joffre : rechercher la décision au moyen d’offensives concordantes et poussées à fond. Les attaques devaient commencer par une puissante offensive simultanée des Russes et des Italiens contre les Autrichiens, pour attirer sur eux une partie des réserves allemandes du front occidental. Deux semaines plus tard, délai estimé nécessaire au déplacement vers ces deux fronts des disponibilités allemandes, l’attaque décisive serait déclenchée par les Britanniques et les Français. Après d’assez longs pourparlers, le général Haig se rallie au principe d’une action d’ensemble franco-britannique à cheval sur la Somme, les Britanniques agissant au nord entre la Somme et Arras et les Français au sud entre la Somme et la région de Lassigny. Le 18 février, le général Joffre approuve le plan de Foch et fait le choix de la Somme pour la prochaine grande offensive ; elle sera entreprise dès le mois d’avril si la Russie est menacée par une offensive puissante, mais à partir du 1er juillet seulement si les Allemands nous laissent jusque là l’initiative des opérations. Restait à fixer le calendrier de toutes ces actions, ce qui s’avéra rapidement très problématique
Une coordination difficile. L’armée russe avait intérêt à attaquer le plus tôt possible, pour profiter de la situation relativement favorable sur son front : les Allemands et les Autrichiens, après leurs succès de 1915, n’y avaient laissé que des troupes assez peu nombreuses et de qualité moyenne. Il fallait donc prendre l’offensive avant que l’adversaire ne se soit renforcé. Mais les Russes ne pouvaient pas le faire avant de s’être réorganisés et ils ne seraient pas prêts avant la mi-juin ; attaquer plus tard leur ferait cependant perdre à coup sûr leur avantage numérique momentané.
Sur les divisions dont disposait désormais le corps expéditionnaire britannique en France, le général Haig envisageait d’en consacrer 26 à l’action prévue sur la Somme. Mais parmi elles, un grand nombre étaient de formation récente et encore inexpérimentées ; il fallait leur laisser du temps pour parfaire leur instruction et la date du 15 août semblait, de ce point de vue, s’imposer pour le commandement britannique. Ce qui laissait aux Allemands tout le loisir d’aller contrer l’offensive Russe, puis de ramener leurs réserves sur le front occidental.
Le dilemme devant lequel se trouvait la Coalition s’aggrava encore avec l’attaque allemande sur Verdun et la guerre d’usure dans laquelle l’armée française se trouvait entraînée malgré elle. A attendre que les armées alliées soient prêtes, on courait le risque de voir l’armée française trop affaiblie pour contribuer à la grande offensive. Mais en lançant dans la bataille des armées mal préparées, on n’obtiendrait que des résultats insuffisants. Le général Joffre va s’efforcer en conséquence, d’une part de tenir à Verdun au plus juste prix, en limitant le volume des forces qu’il accepte de consacrer à la défense de la place ; d’autre part d’amener les Alliés à hâter leurs préparatifs, en calculant au plus juste les délais qu’il convient de leur accorder. On ne s’étendra pas ici sur le détail des laborieuses tractations qui permirent d’aboutir au choix du 1er juillet.
Une complication supplémentaire était survenue avec l’attaque surprise de 15 divisions autrichiennes le 15 mai, bousculant les positions italiennes du Trentin. A la demande directe du roi d’Italie auprès du Tsar et malgré Joffre qui ne la jugeait pas utile, les Russes accepteront de prononcer dès le 4 juin une attaque en Galicie..
Conséquence de la guerre d’usure imposée par les Allemands à Verdun, la France devra réduire sa contribution à l’offensive sur la Somme, qui va devenir une affaire essentiellement britannique. Les 39 divisions articulées en 3 armées qu’il était initialement prévu de consacrer à cette affaire n’étaient plus que 22 au matin du 1er juillet. Quant à l’artillerie lourde, elle était en partie engagée à Verdun et, pour certains calibres (le 155 en particulier), l’approvisionnement en munitions était très délicat. Le succès de l’entreprise n’avait rien de certain.
Mais le but premier de l’offensive n’était pas d’aboutir à la rupture du front, objectif que l’on savait maintenant hors de portée, mais d’user l’ennemi, de l’affaiblir, avant de pouvoir lui porter, plus tard, le coup décisif. On comptait également sur l’offensive pour soulager Verdun. Si par surcroît la percée se produisait, elle ne serait qu’un bénéfice supplémentaire, certes non négligeable.
En résumé : Joffre ne faisait pas la guerre tout seul et ne décidait pas de tout. Il lui fallait aussi et avant tout convaincre les alliés ; Haig n'était pas à sa botte...
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