Bonjour,
Je comprends votre remarque. C’est tout à fait normal. Je me pose ces questions depuis un moment. Et, fait curieux, beaucoup plus depuis quelques jours. Il faut dire que le sujet est délicat, qu’il y a largement matière à s’y fourvoyer.
Ceci m'amène à préciser comment j'écris, par quel biais je me retrouve à composer un roman.
En fait, le point de départ est presque toujours le fait que quelque chose me choque, que je ne comprends pas, qui m'irrite, me bouleverse. De là le besoin de m'exprimer à ce propos. Du temps passe, ça mijote en moi, je ne sais trop comment. Tous les sujets qui me choquent, ne ressortiront pas en tant que schéma directeur pour un livre. Certains trouvent à s’organiser. Et une partie d’entre eux va jusqu’à un travail abouti.
Jusqu'à présent, j'ai écrit des histoires policières qui mettaient en scène des tueurs en série. Ce faisant, à certains moments dans mes romans, j'étais obligé de me mettre dans leur peau, de décrire leur vision des choses. Paradoxe, j'en venais à plonger dans ce qui m'horrifiait, et ça constituait à la fois une sorte de catharsis, et en même temps il fallait tout de même se documenter sur tel ou tel phénomène, et là on apprenait des choses qu'on n'aurait pas soupçonnées, donc encore pires que celles qu’on connaissait. Et on se retrouvait à affronter d'autre éléments plus horribles, qu'il fallait décrire si possible.
Le processus est tel que, lorsqu'il est terminé, si j'ai atteint mon objectif, les gens sont profondément choqués. Cela me parait normal, puisque j'écris sur ce qui me choque. En quelque sorte, à travers mon roman, j'amplifie et je restitue l'émotion qui était en moi. Par exemple, mes ouvrage précédents ont parlé de sectes et de manipulations mentales, du trafic de vidéos montrant des scènes de violence, des groupuscules néo nazis, d'organisations regroupant des personnes aisées et profitant de leurs importants moyens pour se livrer à des actes de barbarisme mondain, etc.
Ce sont des fictions mais elles font écho à certaines réalités. Dans ces fictions je dénonce, sur un mode baroque, des choses qui me paraissent épouvantables. En temps et heure, on a parlé de mes romans comme étant d'une noirceur sans fond, sans doute avec raison. Un mélange de ton clinique, froid, ponctué d’éclairs d’humour décalé, avec tendance nette à délirer par moments. Enfin, c’est ce qui revient des commentaires dans la presse.
En m'attaquant à ce thème du nazisme, pour le roman actuel, je dois préciser que lorsque j’étais jeune, un jour on m’a amené, dans le cadre du collège, dans une salle obscure, pour « voir un film ». Cela se produisait parfois, on nous installait dans la salle obscure et on nous projetait du théâtre filmé, du Molière, des choses comme ça. Là, ce fut, sans présentation ni commentaire, le « Nuit et brouillard », d’Alain Resnais. Je dois dire que j’en suis sorti profondément marqué. J’ignorais tout, à cet âge, de l’existence du nazisme, encore moins des camps. A partir de ce jour, je n’ai plus jamais été le même.
Je pense que le nazisme et ce qu’il a entraîné constitue un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’homme et que l’esprit bute sans cesse devant des horreurs qu’il ne peut tolérer, assimiler. On a beau en connaître sur ce sujet, sans cesse on en découvre encore et encore, et en fin de compte, personnellement, j’ai des périodes où je ne veux pas y penser, et des périodes où ça s’impose à moi. Je réprouve au plus profond de moi cette idéologie, mais je n’arrive pas à comprendre, à accepter, et donc je me suis retrouvé à lire des ouvrages sur ça, pour tenter de jeter quelques lueurs sur la question du pourquoi, ou, à défaut, du comment. Ce faisant, j’ai emmagasiné des connaissances, plus ou moins éparses. Je ne lisais pas constamment sur ce sujet. C’en était un parmi beaucoup, qui m’intéressaient.
Je ne peux pas dire comment, mais l’été dernier, alors que ça faisait une dizaine d’années que je n’écrivais plus, des bribes se sont organisées en moi : un roman me venait, scène par scène, dont l’argument était le suivant : décrire par le menu détail comment un jeune garçon ( que j’ai nommé Wolfgang ), au départ rêveur, pas très sûr de lui, timide, etc. devient un rouage de ce féroce système meurtrier. Alors certes, il vient d’une famille, on le découvre peu à peu, dans laquelle règne un climat latent d’antisémitisme, de nationalisme, une non-acceptation du traité de Versailles, enfin, tout ce que Hitler a su exploiter par la suite. Mais cela n’aurait pas suffi à l’entraîner aux actes qu’il va commettre. En fait, il y a aussi le fait que son père va devenir un membre influent du parti nazi local et surtout, surtout, sa rencontre avec un autre garçon ( Franz ), qui va devenir son mentor, son maître à penser, et va littéralement le transformer, par un véritable processus d’emprise.
J’ai visionné pas mal de documents sur la jeunesse, sur la façon dont le système nazi a su détourner les jeunes, les séduire, et ce que je veux montrer, c’est comment Franz va tomber dans le piège et, par son ascendant sur Wolfgang, l’entraîner avec lui. C’est donc l’histoire d’une sujétion, d’un abandon de la personnalité. Wolfgang s’en remet à Franz, se laisse dominer par lui, et le suit partout, agit comme lui, quoi qu’il fasse. Il ne choisit pas, il suit.
Après, il comprendra ce qu’il a fait et s’éveillera de ces années comme d’un cauchemar. Beaucoup d’allemands qui ont suivi ont eu ainsi un réveil douloureux. Certains continuèrent de penser que le régime nazi aurait du dominer le monde et en resteront nostalgiques. D’autres se sentiront floués, comprendront qu’ils ont été exploités, mais trop tard.
Il n’est donc pas question pour moi de cautionner ce régime, mais je veux restituer, vécu de l’intérieur, comment quelqu’un s’y est laissé piéger. Quand on visionne le documentaire de Guido Knopp ( les complices d’Hitler ) sur Baldur Von Schirach, on voit bien que les personnes qui sont rentrées dans le jeunesse hitlérienne, des années après, même en ayant un regard critique sur cette période, retrouvent le sourire quand elles racontent des anecdotes et ressentent, malgré elles, une certaine nostalgie. C’est qu’en fait la ruse nazie a trouvé les biais pour les séduire, les subjuguer, et c’est ce mécanisme que je veux montrer. Un triple mécanisme, en fait : celui, institutionnel, que je viens de décrire. Celui de la pression psychologique exercée par le père sur Wolfgang, puisque il est un membre influent de cette communauté, que son meilleur ami est un S.A, etc. Et emprise de Franz sur Wolfgang, dans un rapport d’égal à égal, avec récupération au passage de la révolte adolescente, de la soif d’idéal, des défis, des bravades, etc. Les adolescents n’ont pas leur pareil pour s’entraîner mutuellement, et ça, je pense que des gens comme Schirach l’ont sciemment utilisé.
Bref, je choisis de ne pas juger, de juste montrer comme si j’avais été témoin. Dans la vie, on se fait avoir par pas mal de pièges et souvent on ne comprend qu’après, bien plus tard, et on regrette. Je ne suis pas né à cette époque ni dans ce pays, mais rien ne me garantit que si ç’avait été le cas, j’aurais fait preuve de suffisamment de discernement pour me préserver des effets pernicieux de ce travail de séduction. On se croit toujours très malin, on l’est bien moins qu’on ne l’imagine. Wolfgang est un suiveur, il a choisi de s’en remettre à son ami, c’est commode pour lui. Certains ont dit après qu’ils avaient obéi aux ordres. D’autres qu’ils y avaient cru. D’autres encore ont profité de ce système pour donner libre cours à leur bestialité, leur sadisme, ou leur rapacité. Wolfgang, lui, a fait comme son copain, parce qu’il ne tenait pas debout tout seul. Voilà mon argument.
J’ignore comment et pourquoi cette idée m’est venue. J’ai le sentiment de m’être attaqué à quelque chose que je ne maîtrise pas. Je maitrise à l’échelle d’une scène, oui. Je me fixe un objectif pour une scène, je veux faire passer telle ou telle impression. Mais l’ensemble, je ne sais pas. Possible que ce roman, s’il est publié, soit très mal reçu. Possible aussi qu’on me dise qu’il ne fait qu’enfiler des clichés les uns après les autres. Par moments, j’ai le sentiment que je ferais mieux de me consacrer à toute autre chose. Je n’arrive pas à y voir clair et, comme j’ai cette capacité à écrire, je me dis que si ça émerge de moi, je dois le faire. Mais j’ignore vers quoi ça tend, pourquoi j’écris ça.
Je veux illustrer ce que j’ai compris, ces mécanismes de séduction, de sujétion, d’aliénation qui sont montrés dans les documentaires. Les restituer à la première personne. Montrer comment Wolfgang se laisse séduire et comment peu à peu il comprend, mais est piégé et ne peut plus reculer. Jusqu’à l’issue finale, qui sera une forme de fuite.
J’espère avoir réussi à faire comprendre mes motivations. Je ne dis pas que ce que je fais est une noble et saine entreprise, mais en tous cas, je ne fais pas l’apologie du système nazi. Je montre comment quelqu’un s’y est laissé engluer. C’est mon seul propos, le but que je me suis fixé.
A vous lire,
Ubik.
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