Bonjour,
Après avoir considéré les sources secondaires, j'ai décidé d'aller chercher dans les primaires des indications qui permettraient de valider l'hypothèse "Otto" telle qu'élaborée par Klink et consorts. J'ai donc acheté le journal de guerre de Franz Halder dans une de ses traductions anglaises (War Journal of Franz Halder, édité par BiblioGov, 2013), dont j'ai consciencieusement écumé les entrées de juin et de juillet 1940 (volume IV parts 1 et 2).
1) il n'y a aucune mention de l'établissement d'un plan par l'OKH visant l'URSS le 2 juin 1940 (ni nulle part ailleurs à cette période) ; 2) à la date du 10 juin 1940, au matin, "l'insertion de l'état-major de la 18. Armee sur le front est également en débat. En faisant cela, nous voulant rendre possible le décalage de l'aile gauche de la 6. Armee, qui comprendrait également la Gruppe "Kleist", sur la Marne sans qu'elle ait à se préoccuper du front au nord de Paris. Il n'a pas encore été décidé si l'état-major de la 18. Armee prendrait le commandement de l'aile gauche ou de l'aile droite de la 6. Armee" et juste en dessous "Peu après, conférence avec le chef de la section Opérations de l'OKH : envoyer le chef opérations de la 18. Armee immédiatement auprès de la Heeresgruppe "B" pour établir la liaison et réaliser les préparations pour l'engagement" ainsi que "Wagner (Gen Qu) : étudier les problèmes logistiques soulevés par le transfert de la 18. Armee et faire les préparatifs nécessaires". Une discussion téléphonique aura lieu plus tard dans la journée avec Bock, qui commande la Heeresgruppe "B", puis avec Brauschitsch (le chef de Halder) au cours desquelles ils exprimeront l'un son désaccord avec cette option, l'autre son incertitude tant que Hitler n'a pas tranché. A 13h30, lors d'une conversation téléphonique avec Salmuth, l'ordre est donné d'engager la 18. Armee en France comme projeté. Pour un état-major censé être à la pointe du projet contre l'URSS à compter de mi-juin, c'est tout de même contradictoire... L'état-major de cette armée est d'ailleurs très rapidement à l'oeuvre, puisque c'est lui qui coordonne l'entrée dans Paris des premières unités allemandes (entrées du 13 et du 14 juin 1940) ; 3) au 12 juin 1940 : "méthode à employer pour réduire l'armée de 160 à 120 divisions, quand le personnel pourra être rendu à l'économie civile après la victoire contre la France. Je propose : désactivation des Landesschützen Divisionen, des divisions de la 3. Welle, et des divisions équipées de matériels tchécoslovaques. Les soldats les plus âgés dans toute l'armée seraient dégagés des obligations militaires et remplacés par du personnel plus jeune issu de ces divisions désactivées" - à nouveau contradictoire avec l'idée d'une guerre contre l'URSS immédiatement après ; 4) au 15 juin 1940, aucune entrée sur les opérations soviétiques dans les pays baltes (invasion de la Lituanie) ; en revanche, "dans la matinée, une directive du Führer arrive. Il ordonne que les mesures nécessaires à la réduction du Heer à 120 divisions, dont vingt blindées et dix motorisées, soient prises immédiatement. La directive est fondée sur l'idée qu'avec le maintenant imminent effondrement de l'ennemi, l'armée de terre aura rempli sa mission et donc, pendant qu'elle sera encore en territoire ennemi, pourra confortablement travailler sur l'organisation du temps de paix projetée. La Luftwaffe et la Kriegsmarine seules porteront l'effort de guerre contre la Grande-Bretagne". Stupéfiants propos, pour quelqu'un qui doit être en train de préparer ou au moins de penser à une offensive d'été contre l'URSS ! 5) au 16 juin 1940 : "conférence du matin avec l'Oberbefehlshaber des Heeres (Brauschitsch) : [...] Organiser les défenses côtières avec des réserves mobiles. Quinze divisions pour l'est, cinq divisions d'infanterie en Norvège, en plus des sept déjà présentes, plus deux ou trois divisions blindées (afin de faciliter les négociations avec la Suède concernant la route et la voie ferrée de Narvik), Danemark une division. Des 120 divisions (incluses les divisions blindées) qui doivent être formées par la fusion des 160 actuelles, environ 85 dont 65 d'infanterie devront être laissées en France [...]". Le 16 juin 1940 donc, il est évoqué pour la première fois l'envoi de forces d'un volume de quinze divisions à l'est. Sans aucune autre mention qui donnerait l'impression qu'elles soient là pour autre chose que pour la protection du Reich. Surtout que 85 des 120 divisions prévues (plus de 70%) demeureraient à l'ouest... Par ailleurs, le fait de mentionner des divisions blindées pour faire pression sur la Suède mais absolument aucune dans le cadre d'une action éventuelle contre l'URSS laisse plus qu'interrogatif sur la réalité de cette volonté d'en découdre... 6) au 18 juin 1940 est mentionnée une conférence sur la réduction de l'armée de terre à 120 divisions, et surtout sur l'extension du nombre de divisions blindées de dix à vingt unités, et la nature des unités qui devront être dissoutes (39 divisions sur 159) ; les unités provenant des provinces orientales du Reich (Wehrkreise I, VIII, XXI et XXII) doivent être renvoyées dans leur garnison du temps de paix au plus tôt dans le cadre de ce processus, ainsi que les divisions d'active de tout le Reich ; 7) alors qu'il n'y a toujours aucune entrée sur les évènements des pays baltes, le 19 juin 1940, Halder évoque la constitution de troupes coloniales allemandes ! 8) mention est faite d'actions menées par la 18. Armee au sud de Paris le 21 juin 1940, puis à nouveau le 23 ; 9) première entrée conséquente sur les évènements à l'est le 24 juin 1940 : "OQu IV : […] compte-rendu de la situation dans les pays baltes etc." ; la suivante le lendemain 25 juin : "OQu IV : la Russie veut la Bessarabie. Nous ne sommes pas intéressés par la Bessarabie. La question de la Bukovine soulevée par la Russie est nouvelle et va au-delà de nos accords avec les Russes. Dans tous les cas, il est impératif pour nos intérêts qu'il n'y ait pas de guerre dans les Balkans" ainsi que "réunion avec Greiffenberg, Buhle, Roehricht et Weinknecht : les ordres d'organisation et de réorganisation sont en discussion. Nouvelle considération : force de frappe à l'est, quinze divisions d'infanterie, six divisions blindées et trois motorisées". C'est donc le 25 juin 1940 qu'il est discuté pour la première fois d'une présence éventuellement offensive – les écrits d'Halder ne permettent pas de trancher si c'est pour des raisons défensives ou offensives – de l'armée allemande à l'est. A mon sens, mais là j'interprète, c'est bel et bien dans un cadre défensif qu'un tel déploiement aurait lieu (aurait puisqu'il n'est ici que discuté), soit pour dissuader les Soviétiques, soit pour parer une éventuelle attaque de leur part, parce que 24 divisions c'est bien trop peu pour envisager autre chose qu'une optique défensive (cela ressemble plus à une force de protection et à une réserve mobile pour contre-attaquer) ; 10) au 26 juin 1940 : "en matière d'affaires étrangères, l'attitude de la Russie est passée au premier plan. L'opinion prévaut qu'il sera possible de régler la question bessarabienne sans guerre" – mais je crois comprendre qu'il parle d'une guerre balkanique sans qu'elle implique la participation de l'Allemagne ; 11) au 27 juin 1940 : "La Russie a pénétré en Bessarabie sans aucune opposition !" ; 12) au 28 juin 1940 est mentionnée la question du regroupement des unités à l'ouest et à l'est, ainsi qu'un compte-rendu de l'OQu IV sur la situation européenne et par Etzdorf sur les vues du ministère des affaires étrangères sur le sujet ; 13) au 30 juin 1940 : "c) Nous devons garder un œil attentif sur l'est ; d) la Grande-Bretagne a encore besoin d'une démonstration supplémentaire de notre puissance militaire avant de renoncer et de nous laisser les mains libres à l'est" ainsi que "Dans l'ensemble, satisfaction à propos de la retenue affichée par la Russie […]" et "Remplacement graduel des diplomates de la "vieille école" par le ministre des affaires étrangères a commencé dans les postes des pays de l'est" ; 14) au 3 juillet 1940 : "La Grande-Bretagne, qui doit être traitée séparément, et l'est sont les principaux problèmes désormais. Le dernier point doit être abordé en référence aux prérequis d'une intervention militaire qui obligerait la Russie à reconnaître la position dominante de l'Allemagne en Europe. Des questions spécifiques, telles que les pays baltes ou balkaniques, peuvent introduire des variantes" ; 15) au 4 juillet 1940 à 9h30 intervient la première entrée concrète sur le sujet : "Réunion avec Küchler et Marcks (respectivement commandant de la 18. Armee et son chef d'état-major) : orientation sur la mission de l'état-major de la 18. Armee en ce qui concerne le contrôle des unités, des fortifications et de l'administration dans les territoires de l'est. Kinzel procède à un tour d'horizon des forces russes" ; à 13h00 : "Réunion avec Gercke : […] ; b) le calendrier de transport stratégique ; les unités blindées doivent débuter leur mouvement vers l'est à compter du 18 juillet 1940 ; […] e) intensification du programme d'expansion des voies ferrées orientales".
Par la suite, il y a plusieurs entrées sur la situation à l'est, mais aucune ne donne de détails concrets sur des mesures prises. Surtout, elles sont en quantité infiniment moindre que les entrées concernant les sujets majeurs qui sont les mesures offensives prises contre la Grande-Bretagne, le déploiement des forces terrestres en France et les conditions d'armistice ou encore la réorganisation de l'armée allemande sur une base de temps de paix (ainsi, au 9 juillet 1940, toute une page est consacrée à la réorganisation des unités blindées sous quatre semaines, la création d'une nouvelle division de montagne, les permissions de 21 jours accordées à l'intégralité des troupes des armées ayant combattu à l'ouest à compter du 20 juillet 1940 – quelle armée attaquerait un de ses voisins sans son fer de lance mécanisée et mettrait en permissions un tel nombre de ses soldats au moment même où elle compte prendre l'offensive contre l'URSS ?).
Je vais procéder à un listing complet des entrées du mois de juillet dans un autre message. En tout état de cause, du 2 juin au 16 juillet 1940, il n'y a que bien peu sur la situation à l'est à part les éléments que j'ai mis en valeur dans ce message, et absolument rien sur un plan destiné à prendre l'offensive contre les Soviétiques à l'été 1940. Et ce n'est qu'à partir de début juillet qu'on constate que l'armée de terre entame un renforcement limité de son potentiel militaire dans les provinces orientales.
Cela va complètement à l'encontre de la théorie d'un plan préparé par l'OKH dans le dos de Hitler dès la mi-juin 1940.
CNE503
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