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 Sujet du message : Un prêtre alsacien à Dora
Message Publié : 31 Oct 2022 6:52 
Hors-ligne
Marc Bloch
Marc Bloch

Inscription : 10 Fév 2014 7:38
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Localisation : Versailles
On trouve de nombreux témoignages sur le système concentrationnaire. Je partage ici un récit indirect qui n a pas été publié en papier mais que j'ai trouvé sur le net.


 

                        A la mobilisation de 1939 il partit, je crois que ce fut comme officier de réserve d’artillerie. Démobilisé, il fut aussitôt résistant. Arrêté en 1942, il resta un certain temps à l’isolement. Pour garder sa santé mentale, il se mit à composer des poèmes. Il devait avoir une forte mémoire, car il put ensuite les écrire, et me disait qu’il butait spécialement aux passages sur lesquels il avait hésité avant d’adopter une version définitive. Au camp de Compiègne, avec quelques confrères, il lança quelques cours de formation religieuse. Le thème retenu fut « le magistère en avance d’un siècle, les cathos en retard d’un siècle. » Je ne sais si ce fut le thème général, ou seulement celui de ses propres interventions, mais c’est tellement dans son style que je ne doute pas qu’il soit pour beaucoup dans ce choix. Il y avait d’autres activités : quelques détenus faisaient de la soupe sous les combles, la faisant chauffer avec des fils électriques dénudés. « Nous croyions naïvement avoir atteint le fond de la misère », commentait-il en se rappelant ce fait. Mais il se rappelait aussi d’avoir été repéré par les communistes.

 

                        Arrivé à Dachau, il se déclare comme prêtre lors des formalités d’admission. Un vicaire général lui en fit le reproche, et lui dit qu’ils ont réparé l’erreur dans les papiers : « Heureusement pour vous ! Mais où vous croyez-vous donc ? » Toutefois, sur intervention des communistes il fut envoyé à Dora. Le camp de Dora était certainement l’un des pires, car il était surnommé « Franzosengrube », le tombeau des Français : ceux-ci étaient réputés de constitution trop faible pour y survivre.

 

                        Là, nouvel interrogatoire :

- Bonjour ! fait-il.

- Name ? (votre nom ?)

- Bonjour ! reprend-il.

On fait alors appel à l’interprète.

Il décline son identité et toutes sortes de choses qu’on lui demande, parmi lesquelles le nom de sa grand’mère. Il voit que celui qui prend des notes orthographie mal « Altmeyer ».

- Nein, nicht mit A, sondern mit E !

- Aber Sie sprechen deutsch ! Warum haben Sie es nicht gesagt ?

- Sie haben aber es mir nicht gefragt !

(Non, pas avec un A, mais avec un E. – Mais vous parlez allemand ! Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? – Mais vous ne me l’avez pas demandé !)

Cela suffit à calmer le fonctionnaire.

L’entretien se poursuivit donc en allemand. On lui demanda sa profession.

- Vervaltung.

-Welche Vervaltung ?

(Administration – Quelle administration ?)

Là le Père se dit : « Quitte à mourir, autant mourir sous mon drapeau » - et on retrouve là encore un de ses traits de caractère.

- Bischöffliche Verwaltung.

(Administration épiscopale.)

Cela aurait pu le conduire à la mort, mais sans doute avait-il en face de lui des gens pas très motivés par l’idéologie nationale-socialiste, et cela le sauva. On l’affecta non aux travaux manuels, mais comme aide à un ingénieur civil. A ce poste ils étaient deux, et devaient se relayer pour être dans le bureau de jour et de nuit. L’abbé proposa à son compagnon de ne pas changer chaque semaine, afin de prendre un rythme. Le compagnon choisit de travailler de jour et le Père Renard prit l’habitude de travailler la nuit ; encore lorsque je l’ai connu, il me disait que c’était le soir qu’il se sentait en forme pour commencer à travailler.

 

                        Il racontait comment les prisonniers russes sabotaient le travail. On fabriquait dans les tunnels de cette ancienne mine les pièces des fusées V1 et V2, qui devaient être assemblées à Peenemünde. Les Russes travaillaient lentement, puis faisaient comprendre que la machine avait besoin d’un sérieux nettoyage. Les Allemands, impressionnés par cette conscience professionnelle, acceptaient. On démontait donc la machine, on la nettoyait, on la remontait en mettant trop d’huile. Il fallait alors la redémonter, la sécher, la remonter et cette fois on veillait à ce qu’il y ait la bonne quantité d’huile. Et enfin la production allait à très grande vitesse, et là encore les Allemands admiraient le zèle des travailleurs. Et puis un beau jour quelqu’un arrivait de Peenemünde, qui disait qu’il fallait cesser la production, car les pièces étaient mal ajustées… au dernier remontage, on avait soigneusement déréglé la machine !

                        Les conditions de vie étaient cependant extrêmement dures – par exemple on était à deux par paillasse pour dormir. Mais il y avait un paradoxe dans cet enfer : les détenus pouvaient recevoir des colis. Il y avait un paquet de farine dans l’un d’entre eux et son propriétaire en fit don à l’abbé : « Toi, tu sauras en faire bon usage. » Il en confectionna des hosties. Pendant ses veilles de nuit où il était seul dans le bureau, il récupérait de l’eau qui suintait le long des parois du tunnel, faisait de la pâte et l’étalait pour la découper en ronds avec le tuyau d’un stylo. Il les cuisait sur le chauffage de la pièce et les consacrait ensuite. Evidemment après coup on peut se permettre de discuter de la validité de cette consécration, alors qu’en en prononçant les paroles le Père savait pertinemment qu’il n’y aurait pas de consécration du vin. Personnellement je ne peux pas penser que Dieu ne fasse rien en de telles circonstances. Toujours est-il qu’en distribuant ses hosties, il apporta du réconfort à ses compagnons qui le savaient prêtre et venaient se confier à lui. Il avait récupéré une boîte de cirage qu’il avait nettoyée pour s’en servir de ciboire. Il la plaçait dans une poche qu’il avait cousue dans sa veste sous son aisselle, mais contre le bras pour qu’elle ne soit pas décelée à la première fouille. S’il avait été pris, il eût été tué. Pourtant son ministère était connu, car des prêtres belges, internés dans la partie du camp située à l’extérieur de la mine, purent entrer en contact avec lui et lui demander des hosties consacrées : eux-mêmes n’osaient pas en faire.

 

                        Le camp fut vidé à l’approche des Russes, les prisonniers épuisés devant marcher… Jusqu’à ce qu’enfin ils soient rejoints par les Soviétiques. L’Abbé Renard disait qu’il avait été libéré deux fois, une fois par les Russes, qui n’avaient pas fait grand-chose pour les détenus, et une deuxième fois par les Américains.

                        On leur remit des colis de la Croix Rouge. Certains se jetèrent sur les victuailles, ce qui les tua, tant leur organisme était déshabitué d’une nourriture abondante. L’Abbé eut à ce moment encore assez de maîtrise de soi pour ne prendre que de petites doses à chaque fois. Mais dans leurs pérégrinations ils arrivèrent dans un camp abandonné par les SS. Avec quelques camarades, ils allèrent dans la maison du chef de camp, et là, trouvant de la nourriture, ils perdirent le contrôle d’eux-mêmes et se firent un festin. Cela faillit leur être fatal.

 

                        C’est donc dans un état lamentable que l’abbé fut rapatrié. Il se souvient d’avoir entendu son père dire à sa mère, croyant qu’il n’entendait pas : « Jean ne nous est revenu que pour mourir. » En lui-même il était peiné d’imposer un travail épuisant à sa mère, qui devait lui faire boire du bouillon toutes les deux heures, de jour comme de nuit.



Source : https://pageliasse.blog4ever.com/hommag ... ean-renard


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 Sujet du message : Re: Un prêtre alsacien à Dora
Message Publié : 31 Oct 2022 14:29 
Hors-ligne
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Inscription : 15 Avr 2004 22:26
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Localisation : Alsace, Zillisheim
Merci de ce témoignage

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