Alvarez a écrit :
La particularité du régime khmer rouge est, entre autres, son racisme particulièrement poussé. Il y avait une idéalisation de la paysannerie khmere non-corrompue par la vie citadine. Les minorités vietnamienne, chinoise (malgré le soutien de Pekin) et chame (musulmans) ont été particulièrement touchées par la violence khmere rouge.
Les aspects "ultra-agrariens" et ultra-racistes des khmers rouges les distinguent des autres régimes communistes (même si Staline-Brejnev, Mao, Kim Il-sung ou Ceaucescu ont pu instrumentaliser une forme de nationalisme/xénophobie).
Je voudrais revenir sur ce point, avec lequel je ne suis pas d'accord. Je cite ici un passage de la synthèse qui va suivre, effectuée il y a quelques temps sur une autre plateforme à partir d'articles et de certains ouvrages spécialisés.
Le sort des minorités ethniques est complexe : il n'y a pas de politique systématique d'extermination, mais une politique délibérée de dispersion. Par exemple, les Cham (les musulmans du Cambodge), qui vivaient jusque là dans des communautés, avec leur propre mode de vie, leurs vêtements, etc., se voient refuser toute singularité. Et comme la plupart refusent de renoncer à leurs pratiques, la communauté subit une intense et terrible répression et un taux de pertes humaines considérables. Mais ils ne sont pas tués pour un motif racial ou religieux, mais parce qu'ils ne se conforment pas au modèle imposé par l'Angkar. C'est la même chose pour les minorités chinoises, chrétiennes et finalement, vietnamiennes. Ceux qui sont khmers mais qui ne rentrent pas dans le moule sont eux aussi tués. Mey Mann, qui a été proche de Pol Pot à Paris, formule les choses ainsi : "Si Pol Pot voulait que tous les Khmers mesurent 1,60 mètres exactement, on coupait tout ce qui dépassait". Trivial.Pol Pot, de son vrai nom Saloth Sar, est né en 1925 dans une famille de paysans assez riches du Cambodge alors intégré à l'Indochine française. Son père avait les moyens d'envoyer ses fils étudier à Phnom Penh. Il a reçu une formation très hétérogène. A 10-12 ans, il est novice dans un temple bouddhique -il semble qu'il ait été assez nostalgique de cette période. Son frère aîné travaille comme officier de la cour royale et une de ses soeurs est concubine favorite du roi Monivong : il a ses entrées au palais royal. Jusqu'à 15-16 ans, il peut pénétrer dans le quartier des femmes. Par la suite, il est envoyé dans une école catholique, puis dans un collège à Kompong Cham, à 120 kilomètres de Phnom Penh. A cet âge, Pol Pot aime jouer de la musique ou au football et fait partie de la troupe de théâtre du collège. Toutefois, il n'ets pas doué pour les études. Malgré son admission au lycée Sisowath -le meilleur du Cambodge-, il rate ses examens et doit intégrer une école technique pour suivre des cours de menuiserie. C'est sans doute pour lui un coup rude. En 1949, il obtient une bourse pour partir étudier la radioélectricité en France. Il séjourne à Paris jusqu'en 1952. C'est là qu'il découvre le marxisme et acquiert sa formation politique. Il fait partie des étudiants cambodgiens qu'y s'initient au marxisme sous l'égide du PCF. A l'origine, ces Cambodgiens ne sont pas spécialement attirés par le marxisme ; mais les communistes français sont alors les seuls à soutenir la lutte pour l'indépendance de l'Indochine. Dans ce sens, ils deviennent des communistes "par circonstance". D'ailleurs, on ne peut pas dire que Pol Pot (pas plus que les autres Cambodgiens) ait une grande connaissance du marxisme. La plupart ont seulement lu l'Histoire du Parti communiste de l'URSS de Staline. Pol Pot s'intéresse aux écrits de l'anarchiste Pierre Kropotkine sur la Révolution Française, dans lequel il voit un modèle pour son pays : comme en France avant 1789, il y a au Cambodge un roi, chef d'un Etat quasi féodal. C'est au début de 1953 que Pol Pot rentre au Cambodge, sans diplôme. Neuf mois plus tard, à l'issue d'une épreuve de force avec la France (qui sera tout de même nettement moins douloureuse que celle du Viêtnam), le Cambodge accède à l'indépendance sous la direction du prince Sihanouk (à la tête du pays depuis 1941). Monarque constitutionnel, Sihanouk cherche alors à asseoir son pouvoir, dans une forme d'équilibre entre la gauche et la droite. C'est lui qui invente l'expression "Khmers rouges", pour désigner l'opposition progressiste, khmer désignant l'ethnie majoritaire au Cambodge (les révolutionnaires eux-mêmes n'utilisaient pas ce terme et préféraient "kampuchéen" à "khmer", qui rappelait trop l'"ordre ancien").
Mais la politique de Sihanouk a en réalité fermé toute possibilité d'opposition. C'est pourquoi les Cambodgiens de gauche sont partis résister dans le maquis. Parmi eux, Pol Pot, qui entre dans la clandestinité en 1963. Il est devenu le chef du jeune Parti communiste cambodgien, fondé en 1960, dans l'orbite des communistes vietnamiens. Ce n'est qu'en 1965-1966, après un séjour à Hanoi, que Pol Pot comprend que les Vietnamiens, jusque là regardés comme des alliés, nourrissent des intérêts bien personnels et différents des siens. L'écart se creusera, jusqu'à la rupture en 1977.
L'arrivée des Khmers rouges au pouvoir :
Il y a d'abord le contexte de la guerre du Vietnam et l'intervention des USA dans ce conflit à considérer sérieusement : les Khmers rouges n'auraient pas pu accéder au pouvoir sans cette déstabilisation de l'Indochine. D'autres facteurs, ancrés dans l'histoire cambodgienne, jouent un rôle important. Notamment la situation géopolitique du pays : le Cambodge -jadis l'immense Empire Khmer- est, dans les années 1970, un petit pays qui se sent menacé par ses deux grands voisins, le Vietnam à l'est et la Thaïlande à l'ouest. Les Cambodgiens craignent de manière obsessionnelle pour leur survie nationale. Et cette paranoïa permet aux Khmers rouges -mouvement mineur en 1970- de s'étendre vite. Mais surtout, il y a, le 18mars 1970, le renversement de Sihanouk par la droite républicaine, tacitement encouragée par les Etats-Unis. Le prince s'allie alors aux Khmers rouges (notez l'ironie) et forme avec eux un gouvernement en exil à Pékin. Or cette coalition confère aux communistes cambodgiens une forme de respectabilité, qui leur permet d'identifier leurs objectifs à un rappel politique sous l'étendard royal. Le Cambodge sombre dès lors dans une guerre civile qui oppose pendant cinq ans la nouvelle République khmère de Lon Nol, soutenue par les USA et le Vietnam du Sud, aux forces du prince déchu et des communistes, soutenus par le Vietnam du Nord d'Ho Chi Minh et par la Chine de Mao. C'est ainsi que, le 17 avril 1975, les Khmers rouges s'emparent du pouvoir. Le Cambodge devient le Kampuchéa. Sihanouk est placé en résidence surveillée. Au début, les Khmers rouges sont bien accueillis : beaucoup sont contents que la guerre civile soit terminée, et personne ne regrette de régime corrompu de Lon Nol. Mais la dureté du nouveau régime lui a vite retiré ses soutiens, excepté peut-être l'appui de la paysannerie la plus pauvre. C'est par la terreur qu'ils vont ensuite rester au pouvoir.
Ce régime n'est pas communiste, au sens orthodoxe du terme en réalité. Ils ont emprunté des idées à Staline, notamment dans la façon de gérer le Parti, de pratiquer une politique d'épuration pour avoir une élite très soudée. Ils se sont également inspirés de Mao, avec l'idée qu'une révolution doit commencer à la campagne, mais aussi du Mao des années 50 et du Grand Bond en avant. Mais il est aussi certain que la pratique khmère rouge puise aussi dans la société et dans la culture cambodgienne elles-mêmes. L'élément clé de l'idéologie est la renonciation absolue. On doit renoncer à sa famille, aux liens avec le monde extérieur, à l'argent... Une abnégation qui rappelle celle des préceptes bouddhiques. L'Angkar -littéralement "l'organisation", c'est à dire le noyau dirigeant du Parti- est regardé comme le père et la mère. Quand on veut épouser quelqu'un, seul le Parti décide si l'on en a le droit. Le Kampuchéa démocratique était véritablement un Etat esclavagiste. Ce mot fort est utilisé volontairement : les Cambodgiens n'avaient aucun contrôle sur le moindre aspect de leur vie. Il ne leur restait aucune liberté, d'aucune sorte.
L'idéal recherché derrière cette politique agressive d'un Etat tout puissant est l'égalitarisme absolu. Khieu Samphan, ex-président du Kampuchéa démocratique, expliquait ainsi en 1976 le mot "communisme" dans un entretien en français : "Communisme, c'est comme un". Et comment peut-on "être un" ? Il ne faut rien avoir, même pas un petit peu. Si quelqu'un possède ne serait-ce qu'un soupçon de plus que les autres, c'est déjà trop : cela provoque des différences. Le fait que tout le monde n'a rien met tout le monde justement sur un pied égal.
Pol Pot contrôle presque tout. Lorsqu'il a pris une décision, il convoque une réunion du comité permanent et y oriente la discussion dans le sens qu'il souhaite. Puis il fait la synthèse de ce qu'il vient d'entendre en prenant soin de ne garder que les éléments qui lui conviennent. On annonce alors : "la collectivité a décidé"... Ensuite, les chefs de provonce ou de district reçoivent des ordres, généralement par télégramme. Mais au dessous de ce niveau là, peu de gens savent lire. Il faut communiquer les ordres par voie orale, avec le risque de perdre les nuances. Du coup, chacun interprète à sa façon les ordres du pouvoir -ce qui, pour les villageois, fait souvent la différence entre la vie et la mort. De plus, Pol Pot ne fait jamais vérifier si les ordres ont été exécuté. Il y a par conséquent un abîme entre la réalité sur le terrain et l'idée que les dirigeants se font de cette même réalité. A côté de cela, Pol Pot est un homme charismatique et souvent décrit comme absolument charmant. Certains l'ont rencontré lors de ses visites officielles à l'extérieur, particulièrement à Pékin. Ce qu'ils ont constaté et senti correspond à ce qu'en ont dit les Khmers : lorsqu'il souriait, vous étiez conquis. De nombreux Khmers pensaient que Polt Pot serait leur ami pour la vie. Et parmi eux, beaucoup ont été assassinés sur ses ordres.
Le régime de terreur instaurée par Pol Pot commence dès avant 1975 : en fait, à partir de 1967-1968 si l'on en croit les dires de l'ancien aide de camp de Pol Pot. Celui-ci était alors un petit guérillero qui se battait contre les soldats de Sihanouk. On lui a demandé ce qu'il faisait des prisonniers capturés ; il a répondu qu'il les laissait partir s'ils étaient du coin, et si c'était la première fois qu'ils étaient pris. Quant aux autres, il les tuait. Pourtant, personne ne le lui ordonnait mais dans son esprit, les choses étaient claires. Cette dichotomie entre soi et les autres est enracinée dans la culture cambodgienne : il y a ce qui existe dans le village et ce qui existe dans laforêt ; ce qui est domestique et ce qui est sauvage, etc. Pour les Khmers rouges, si l'on n'est pas de leur bord, on n'a aucune valeur comme être humain. Torturer, tuer n'a aucune importance. Les atrocités se sont accrues pendant la guerre civile, à partir de 1971-1972 : les Khmers rouges ont assez vite contrôlé une grande partie des campagnes et ont tout de suite appliqué leurs réformes dans ces zones "libérées". En 1974, lorsqu'ils s'emparent de la ville d'Oudong, à 40 kilomètres au nord de Phnom Penh, ils évacuent la population (30 000) et la déportent à la campagne : la terreur a alors vraiment été déclenchée.
Phnom Penh, prise le 17 avril 1975, est elle aussi vidée de ses 2,5 millions d'habitants en quelques heures. Il en de même pour toutes les villes du Cambodge. Ceux qui viennent des régions urbaines sont appelés "le peuple nouveau". Ils sont traités comme des prisonniers de guerre qui doivent racheter leur trahison -le fait d'être restés en ville sous le régime de Lon Nol- en travaillant plus dur et en mangeant (encore) moins que les autres. Les paysans, qui se sont ralliés aux Khmers rouges dès la première heure, sont désignés comme "le peuple ancien" et bénéficient d'un traitement meilleur. En fait, à partir de 1978, la distinction n'est plus vraiment valable, et tous subissent la même dureté implacable de la part des Khmers rouges.
D'une manière générale, la ville, pour les Khmers rouges, c'est la corruption, la débauche (on retrouve cette démarche chez Mao en Chine, qui voit les villes comme l'endroit où pullulent les parasites et autres profiteurs ; c'est ce qui va l'amener à mettre en place les "unités de production", qui regroupent et enferment les travailleurs dans de gigantesques complexes leur fournissant tout ce dont ils sont censés avoir besoin, sans développer plus avant les villes, en les isolant même) : elles sont donc vidées de leurs habitants. Après l'évacuation et la déportation dans les campagnes, il n'y a plus que l'administration khmère rouge, les ouvriers des usines, les soldats des garnisons : pas plus de 40 000 personnes à Phnom Penh. Sans même parler de l'horreur virtuelle de cette décision sur le plan humain, les bâtiments sont laissés à l'abandon ; la nature reprend lentement ses droits. Le régime apprécie d'ailleurs que cette différence entre la ville et la campagne s'estompe. Ce fut un gaspillage extraordinaire.
Les premières cibles du régime sont les intellectuels, haïs par les Khmers rouges, pour qui seuls les pauvres, sans éducation, sont fiables. Du point de vue des paysans pauvres, les gens instruits les méprisent ; aucune compassion n'est possible à leur égard. Alors on les tue. Cela est loin d'être nouveau : à la fin des années 1940 et au début des années 1950, les guerriers Issarak, indépendantistes en lutte contre la France, tuaient des gens simplement parce qu'ils portaient des lunettes. Il y a aussi les soldats du régime de Lon Nol, ainsi que les anciens fonctionnaires et leurs familles. Quant aux immigrés vietnamiens, ils sont, au début, expulsés comme les autres étrangers du Cambodge : entre 100 000 et 150 000 d'entre eux sont chassés dans les six derniers mois de 1975. Par la suite, lorsque les relations entre le Cambodge et le Viêtnam se détériorent, les Vietnamiens restés dans le pays sont eux aussi menacés de se faire tuer, au même titre que les autres cibles privilégiées.
Le sort des minorités ethniques est complexe : il n'y a pas de politique systématique d'extermination, mais une politique délibérée de dispersion. Par exemple, les Cham (les musulmans du Cambodge), qui vivaient jusque là dans des communautés, avec leur propre mode de vie, leurs vêtements, etc., se voient refuser toute singularité. Et comme la plupart refusent de renoncer à leurs pratiques, la communauté subit une intense et terrible répression et un taux de pertes humaines considérables. Mais ils ne sont pas tués pour un motif racial ou religieux, mais parce qu'ils ne se conforment pas au modèle imposé par l'Angkar. C'est la même chose pour les minorités chinoises, chrétiennes et finalement, vietnamiennes. Ceux qui sont khmers mais qui ne rentrent pas dans le moule sont eux aussi tués. Mey Mann, qui a été proche de Pol Pot à Paris, formule les choses ainsi : "Si Pol Pot voulait que tous les Khmers mesurent 1,60 mètres exactement, on coupait tout ce qui dépassait". Trivial.Il existe une surveillance directe de la populace par le biais des milices de village : ceux qu'on appelle les chlorp. Ce sont souvent des jeunes, parfois même des enfants. Ils sont choisis par le chef du village et sont formés pour espionner leurs voisins, leurs parents. Ils constituent l'échelon le plus bas de cette pyramide de sécurité qui se termine au centre de torture de Tuol Sleng, connu aussi sous le nom de S-21 à Phnom Penh. Il y a des prisons dans tous les districts. Soit les gens arrêtés y sont directement emmenés pour être incarcérés, soit ils sont tués sur place. Un paysan qui a volé de la nourriture est directement assassiné. Un autre qui éveille une certaine suspicion chez des observateurs ayant une quelconque autorité est souvent envoyé à la prison du district, puis de la zone, voire à Phnom Penh pour y être "interrogé". Il n'y a pas de système judiciaire, et donc pas de procès.
De plus, tout le pays est devenu un gigantesque camp de travail. Les gens travaillent dans des coopératives, mais ce sont comme des camps de travail sans barrières. Il est presque impossible de s'en échapper, car se déplacer est interdit et la milice les surveille en permanence. Pour tenir le pays sous un tel régime de terreur, les Khmers rouges ont beaucoup joué sur le secret. Il faut savoir qu'il y a très peu de membres du Parti communiste : entre 10 000 et 12 000, sur une population de 7 millions d'habitants. Dérisoire. Les soldats ne sont pas très nombreux non plus : on estime leur nombre à 100 000 maximum. Va pourtant se développer l'image d'un pouvoir omniscient, caché, invisible, presque métaphysique, résumé dans le terme d'Angkar. Dans un pays où le Parti tient les rênes de l'Etat, de l'armée mais sans que rien ne soit jamais clair, où tous les pouvoirs sont mêlés, ce mot évoque quelque chose d'incompréhensible et de monstrueux. Cette absence de clarté renforce le climat de terreur. Il y a un slogan khmer rouge qui résume parfaitement les choses dans leur poésie fascinante : "Angkar tue, mais on ne dit jamais pourquoi".
Ce climat de mystèe est donc, comme précisé précédemment, cultivé par les Khmers rouges. D'abord par prudence, avant la conquête du pouvoir, puisque le Parti communiste est alors interdit. Les Khmers rouges sont tenus au secret absolu : ils ne disent même pas à leurs propres membres le nom de leur parti ; ils attendront 1973 pour dire officiellement qu'il s'agit du "Parti communiste cambodgien" -et même cela reste à usage interne. Auparavant, ils se nommaient -à usage interne également- le Parti des travailleurs khmers. Ce n'est qu'en 1977 que les Khmers rouges annoncent que leur dirigeant est Pol Pot. Mais longtemps, personne, exceptés les membres du noyau dirigeant, ne connaissait la véritable identité du chef. Le caractère de Pol Pot en temps que leader joue certainement aussi. Il aurait préféré rester caché derrière le rideau du pouvoir et diriger dans l'ombre. Comme ces empereurs japonais qui abdiquaient et qui rentraient au cloître, d'où ils continuaient à manipuler leur successeur. Pol Pot n'avait acunement le culte de la personnalité, à la différence de Mao ou de Staline. Ce poids du secret n'a pas de réel équivalent dans le monde communiste. Pour ma part, je pense que même la Corée du Nord, tellement décriée sur ce genre de sujets, et à raison souvent, (!) n'a pas cultivé un tel goût du secret.
Les Cambodgiens vivaient dans la peur, dans l'oppression permanente. Un interprète cambodgien était dans une coopérative khmère rouge entre 1975 et 1979. Il raocnte qu'il y avait seulement quatre soldats armés pour 2 000 personnes qui travaillaient sur un chantier d'irrigation. Un jour, pendant la pause du déjeuner, ces quatre Khmers rouges ont tué un homme à coup de crosses devant tout le monde : le but était d'entretenir les autres dans un sentiment d'effroi et d'impuissance. Ils étaient 2000 contre 4, mais aucun n'a bougé, ni remué le petit doigt. D'une manière générale, les exécutions se faisaient en secret, dans ce que l'on appelait "la forêt de l'Ouest" (l'Ouest symbolise la mort dans cette culture), c'est à dire dans un endroit reculé dans chaque village, où les gens étaient exécutés, habituellement... à la bêche.
Les gens sont aussi morts de faim et d'épuisement. Le Cambodge a connu une terrible famine. Certains estiment que les deux tiers, voire les trois quarts des victimes ont péri de faim et de maladie, soit environ 1,4 millions de personnes. Il existe une controverse sur la question de savoir si la famine a été organisée et voulue par le pouvoir. L'idée récurrente est que la famine est avant tout une conséquence de la désorganisation et de l'incompétence du régime. On retrouve beaucoup de similarités avec ce qui s'est passé en Chine en 1959-1960 pendant le Grand Bond en avant. Le pouvoir décide d'un quota de production : on doit par exemple tirer trois tonnes de riz par hectare, que l'on soit dans une région montagneuse ou dans une bonne zone rizicole, dont une partie doit être reversée à Phnom Penh. Les récoltes ne sont jamais aussi bonnes qu'escompté, mais les cadres locaux ne peuvent pas admettre qu'ils n'ont pas rempli leurs objectifs : ils risquent de payer leur échec de leur vie. Ils envoient donc le quota de la récolte demandé à Phnom Penh, tandis que sur place, les populations meurent de faim. Les dirigeants savent que la famine sévit, mais ils refusent d'admettre que le problème puisse être politique. Si cela ne marche pas, c'est forcément à cause du sabotage, et notamment du sabotage d'agents vietnamiens infiltrés. Quelle est la réponse logique du Parti ? Des purges et autres tueries.
Pour évaluer les pertes humaines subies par les Cambodgiens entre 1975 et 1979, date de renversement des Khmers rouges par les troupes vietnamiennes et de mise en place d'un régime marxiste aligné sur le Vietnam, certains se fondent sur l'exhumation des corps des victimes et comptent les crânes et les squelettes ; ils arrivent à des estimations allant jusqu'à 3,5 millions de morts. Ce n'est ni crédible scientifiquement, ni statistiquement et fiable de manière méthodologique. Les historiens sont aujourd'hui relativement d'accord pour dire à l'unanimité qu'il y a eu entre 1,5 et deux millions de morts, sur une population de 7 millions de Cambodgiens -ce qui est déjà considérable. Les exécutions, à proprement parler, ont probablement fait autour de 500 000 victimes.
En 1979, le régime s'écroule sous l'offensive vietnamienne. Les Khmers rouges sont restés dans certaines régions du Nord, près de la Thaïlande, comme Pailin ou Anlong Veng. Certains ont continué à mener une guérilla : d'abord ils ont combattu les Vietnamiens, puis le nouveau gouvernement. Ils ont déposé définitivement les armes en 1999. Maintenant, ces anciens commandants de régiment sont devenus maires ou gouverneurs de districts. Le nombre des anciens Khmers rouges est important -on estime leur nombre à 100 000 au minimum- et quand ils n'habitent pas des fiefs à eux, comme à Pailin ou Malay, sur la frontière thaïlandaise, ils restent dans leur village d'origine, habitant côte à côte avec les familles de leurs victimes.
La question du génocide :
Le terme "génocide" a été utilisé par les Vietnamiens pour justifier leur invasion, puis leur occupation militaire du Cambodge, de 1979 à 1989. Ils ont volontairement essayé d'établir un parallèle avec les nazis pour rendre acceptable leur invasion du Cambodge. Le concept a été repris par des historiens, et notamment par Ben Kiernan. Selon les termes établis par la convention de 1948, un génocide correspond à "tout acte commis avec l'intention de détruire, totalement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux". Ce n'était pas le cas au Cambodge -ni envers les Cham, ni envers les Vietnamiens, et encore moins envers les Khmers. Il faut être très prudent avec la signification des mots, sans quoi on les vide de leur substance, de leur forme et de leur force. Les Khmers rouges ont très certainement commis ce qui est qualifiable de crime contre l'humanité à une échelle monstrueuse ; le crime contre l'humanité est un des crimes les plus infâmes qui soient dans notre échelle de valeurs. Pas besoin de recourir au terme de "génocide", à des fins de propagande, pour en saisir le sens.
Le procès des Khmers rouges est une question d'actualité, toujours brûlante. L'idée d'un procès des dirigeants khmers rouges a été lancée pour la première fois en 1993 par le prince Ranariddh, un fils de Sihanouk, alors "premier" Premier ministre, et par son rival Hun Sen, "deuxième" Premier ministre, pour des raisons de politique intérieure ; ils ne pensaient pas que cela aboutirait. D'autant qu'un tel procès pourrait être très embarrassant pour le pouvoir actuellement en place : les trois principaux dirigeants sont d'anciens Khmers rouges. Hen Samrin (président de l'Assemblée Nationale) était chef de division, le Premier ministre Hun Sen était chef adjoint de régiment et Chea Sim (l'actuel président du parti de Hun Sen) était chef de district. Après des tentatives de blocage à répétition, il semble que Hun Sen ait accepté la tenue du procès, persuadé de pouvoir le contrôler. Mais on peut s'attendre à de nouveaux blocages s'il pense que celui-ci lui file entre les doigts. Pol Pot est mort en 1998. Et aujourd'hui, on ne sait pas encore qui va être jugé. Pour l'instant, il n'y a que Kang Kek Leu (dit Douch), l'ex-directeur de la prison deTuol Sleng, qui est incarcéré. Il a été inculpé le 31 juillet 2007 à Phnom Penh par le tribunal spécial Khmers rouges (TRK). Il est devenu chrétien, s'est confronté à son passé et est disposé à témoigner, ce qui est moins sûr pour les autres. Nuon Chea, ex-président de l'Assemblée nationale du Kamputchéa démocratique qui vit librement à Pailin, est un homme très fermé, friand du secret tout comme Pol Pot. En 1978, il a déclaré à une délégation danoise : "Tout ce qu'on fait, on le fait dans le secret. Si nous ne gardons pas le secret, nous serons perdus". Jusqu'à maintenant, tout ce qu'il a dit n'a été que pure invention.
Ieng Sary, ancien beau-frère et ministre des Affaires étrangères de Pol Pot, qui habite, librement lui aussi, à Phnom Penh, essaie de faire jouer le pardon que lui a accordé Sihanouk pour ne pas être inquiété par le tribunal. C'est un homme habile, retors, voire pervers. Le troisième leader qui risque d'être appelé devant le tribunal est Khieu Samphan. Il était chef d'Etat, membre du comité central, et habite Pailin comme Nuon Chea. Mais il nie toujours l'importance de son rôle. Au total, seul quelques dirigeants Khmers rouges devront répondre de leur crime, et encore hypothétiquement. L'on va se retrouver dans la même situation qu'à Nuremberg, à juger Göring, Streicher et von Ribbentrop et à laisser partir tous ceux qui officiaient de manière basique, les gens qui tuaient, les gardes de camps, les responsables intermédiaires, et caetera.