Je vous donne puisque le sujet vous intéresse, la totalité de l'article en question:
"Entre 1975 et 1979, le régime dit des « Khmers Rouges », dirigea le Cambodge d’une main de fer, le transforma en un royaume de la mort ubuesque, et provoquant la mort de 1,5 à 2 millions d’habitants, soit le 1/3 de la population de l’époque.
Qui étaient ces fameux khmers rouges ? Comment cela a-t-il pu être possible ? Quelle relation a aujourd’hui le Cambodge avec son sinistre passé ?
(quelques photographies de victimes de S-21)
I Rappels historiques
° A l’origine du régime khmer rouge
Ancienne colonie française au sein de l’Indochine, le Cambodge obtient l’indépendance totale en 1953, sous l’impulsion du prince Norodom Sihanouk*. De 1955 à 1969, celui-ci règne quasiment sans partage, et tente, avec les aides françaises et américaines, de développer l’industrie et l’agriculture du pays. Une classe moyenne cultivée se développe rapidement, mais également une classe de « sous-prolétariat urbain » misérable.
Sihanouk se déclare d’abord partisan d’une stricte neutralité, mais infléchit progressivement ses orientations vers le bloc communiste au cours des années 1960 (rupture diplomatique avec les Etats-Unis en 1965).
Mais de 1966 à 1969, les événements s’accélèrent : un gouvernement conservateur anti-Sihanouk, dirigé par Lon Nol, arrive au pouvoir, tandis que le pays sert de base arrière à environs 40 000 soldats viet-congs. En 1969, Lon Nol renverse Sihanouk, qui prend le chemin de l’exil. Ce coup d’Etat, piloté par Washington, et la destitution de Sihanouk en mars 1970, seront à l’origine de la guerre au Cambodge.
Sihanouk, en exil en Chine, s’allie alors au Nord-Vietnam. Le Khmers Rouges, minuscule rébellion maoïste, soutient le Nord-Vietnam et Sihanouk. Mais ce n’est pour l’instant qu’une bande de rebelles peu nombreux, mal armés, et repoussés dans des zones lointaines.
Mais Lon Nol, qui avait le soutien de nombreux étudiants, durcit son régime et perd ce précieux soutien, qui va grossir les rangs khmers rouges. Ces derniers recrutent aussi parmi la jeune paysannerie pauvre, bien que leurs leaders soient souvent d’anciens instituteurs formés en Occident.
° 1975-1979 : 4 ans d’horreur, histoire et idéologie
En 1973, les accords de Paris obtiennent l’évacuation des troupes étrangères. Seule armée non-gouvernementale en combat dans le pays, les khmers rouges sont désormais environ 20 000, et se dirigent vers Phnom Penh, écrasant une armée lassée et démoralisée. Lon Nol quitte le pays, et la population attend le retour de Sihanouk. Les Khmers Rouges prennent Phnom Penh le 17 avril 1975.
Dans la nuit du 17 au 18 avril, Phnom Penh est vidée de ses environ 2,5 millions d’hab. Il en est de même pour toutes les autres villes du pays, officiellement par crainte des bombardements américains. En réalité, leur idéologie absurde de haine de la ville trouve son expression par cette déportation en masse vers les campagnes, pour les travaux forcés.
Peu après, Sihanouk rentre d’exil, et cautionne durant quelques mois le régime, avant de démissionner. L’Angkar** organise la terreur dans le pays, qui prend le nom de « Kampuchéa démocratique ».
(soldats khmers rouges et une de leurs victimes)
L’idéologie khmère rouge, si elle peut nous paraître nébuleuse, est, malgré son absurdité, effroyablement cohérente. Pour ces maoïstes extrémistes, il faut « faire table rase du passé », mauvais par essence, car marqué par l’Occident et la religion. Leur idéal est rural et autarcique. La ville porte en elle tous les vices et la dégradation des peuples, il faut donc la détruire et remettre ses habitants à la terre. La majorité de la population est ainsi réduite en semi-esclavage dans de grands chantiers agricoles.
Tout ce qui rappelle la civilisation doit être détruit selon Pol Pot ; ainsi, l’on supprime les villes, mais aussi l’argent, les écoles, la propriété privée, les tribunaux, les téléphones, les marchés, etc…
La lutte contre le bouddhisme est importante, et passe autant par la dispersion des moines et l’incendie des temples que par diverses humiliations et provocations.
Mais la haine la plus forte est à l’encontre des villes et des intellectuels. L’ignorance est une vertu. Sous le règne de Pol Pot (le « Frère numéro un »), Phnom Penh, capitale autrefois deux fois millionnaire, ne compte qu’au plus 20 000 habitants qui survivent tant bien que mal dans une cité déserte où l’herbe pousse dans les avenues.
Les intellectuels, et tout ce qui a une apparence intellectuelle, est impitoyablement massacré. Ainsi, porter des lunettes était un motif suffisant pour être exécuté. Pour survivre, les enfants devaient prétendre que leurs parents étaient trop pauvres pour les envoyer en classe.
Evidemment, les exécutions sommaires sont monnaie courante.
(Pol Pot)
La politique de grands travaux agricoles, sensée permettre au pays de vivre en autarcie, est un douloureux échec, et le Cambodge, qui exportait auparavant 300 000 t. de riz, connaît une famine atroce, qui tue impitoyablement.
En 1978 enfin, l’ancien allié vietnamien, cédant à sa soif expansionniste, dénonce les crimes, et les prend pour prétexte à une intervention militaire. Les troupes vietnamiennes prennent Phnom Penh le 25 décembre 1978, et à partir de janvier 1979, dirigent le pays. Le Vietnam gardera tutelle sur ce pays jusqu’en 1991.
Depuis 1991, le pays se reconstruit lentement, sous l’autorité du roi Norodom Sihanouk***, et l’on envisage désormais un procès des Khmers Rouges.
* Norodom Sihanouk (né en 1922) : Surnommé le « prince changeant », Sihanouk est considéré comme le père de l’indépendance cambodgienne. Homme intelligent, cultivé et fin politique, il est néanmoins assez versatile politiquement et réputé fantasque.
** Angkar : Organisation mystérieuse qui dirigeait le pays. En réalité, ce n’est ni plus ni moins que le PC du Kampuchéa.
*** Et depuis 2004 de son fils, Norodom Sihamoni.
II S-21, autopsie d’une machine de mort
S-21 n’est pas un nom très connu sous nos latitudes, malgré le documentaire du réalisateur Rithy Pahn. Et pourtant, dans nos mémoires collectives, il devrait résonner de la même façon que Auschwitz ou la Loubianka…
Je ne rentrerai pas dans les détails du fonctionnement hiérarchique de S-21, sinon pour préciser que la réalité est, comme toujours, très complexe, et les échelles de responsabilités multiples. Comme dans tout régime de terreur, il s’y combinait à la fois la peur, l’endoctrinement et les plus bas instincts sadiques de l’être humain, le tout menant à l’abomination la plus atroce qui soit. La lecture du détail de l’organisation fait irrésistiblement songer aux fonctionnaires des camps nazis ou aux soldats des goulags : un organigramme surpuissant et une obéissance aveugle au chef, combinés au sentiment d’impunité, conduisant à transformer des êtres ordinaires en bourreaux en les déresponsabilisant entièrement de leurs crimes*. L’abjection est là.
° Les lieux
Situé au cœur de Phnom Penh, S-21 est un ancien lycée. Le projet d’en faire un vaste complexe de torture et de police débute dès l’automne 1975. Le centre est opérationnel au printemps 1976. On a conservé un nombre important d’archives (liste, interrogatoires, photos), qui sont désormais entièrement microfilmées.
De 1976 à 1978, 17 000 personnes environ passeront entre les mains des bourreaux. On comptera 7 survivants** (enfuis dans la confusion successive à l’entrée des vietnamiens dans Phnom Penh)
Ces bâtiments abritent depuis 1980 un musée du génocide.
(Ossuaire du musée)
° Objectifs
S-21 combinait des attributions judiciaires, d’incarcération, de contre-espionnage, et de torture. Mais il est extrêmement malaisé de définir les fonctions exactes dévolues à ce centre, le Kampuchéa ne disposant d’aucune loi, et tout étant soumis à l’appréciation de quelques dirigeants de l’Angkar.
A S-21 régnait une discipline sans faille et une atmosphère quasi-militaire. Il fallait débusquer et éliminer l’ennemi intérieur par tous les moyens. Mais avant, il convenait d’arracher des aveux aux prisonniers, de leur faire dire leurs crimes imaginaires avant de les exécuter. La torture prend un tour inquisitorial : il ne s’agit pas juste d’obtenir des aveux, mais il faut que le prisonnier croit à ses aveux, qu’ils soient sincères, même s’ils sont faux. La torture est là pour persuader le prisonnier qu’il est effectivement coupable des crimes dont on l’accuse. Une fois le prisonnier persuadé de l’atrocité de ses crimes envers le parti, preuve est faite que le parti, réputé infaillible, avait eu raison de les arrêter, et les dirigeants khmers rouges, débusquant des ennemis intérieurs en grand nombre, justifiaient leur paranoïa délirante.
° Prisonniers et bourreaux
- Tous les détenus étaient des « politiques » (ou considérés comme tels) et devaient en finalité, mourir. L’épuration de tout ce qui était « intellectuel » s’était faite systématique. Et pourtant, si l’on observe la structure sociale des victimes et des bourreaux, on constate qu’elles sont identiques ou presque.
En effet, parmi les bourreaux, les gradés sont souvent d’anciens instituteurs et les subordonnés des paysans. Ces prisonniers déshumanisés ne se distinguaient ni socialement ni ethniquement de leurs bourreaux. Et c’est peut-être là le nœud de l’irréductible singularité et complexité du génocide khmer rouge : ici, les bourreaux et les victimes sont identiques en tous points.
- S-21 comptait 10 groupes de 6 interrogateurs. Parmi eux, au moins deux femmes.
Parmi les principaux responsables de S-21, quelques noms doivent être cités, par devoir de mémoire :
Son Sen : Dirige la sécurité et la défense. Il reçoit tous les rapports de Douch et connaît précisément tout ce qui se passe à S-21. Il a été assassiné par Pol Pot en 1997.
Douch (Kang Keck Ieu) : Né vers 1942, il dirigeait S-21, torturant beaucoup, mais ne tuait que très peu lui-même. Converti au christianisme en 1996, il a été retrouvé et arrêté en 1999, en attendant le procès.
Kim Vat, alias Ho : Second de Douch, il a disparu après 1979.
Peng : Chef des gardiens de S-21, réputé pour sa sauvagerie, il est mort dans les années 1980.
Chan : Il dirigeait les interrogatoires. Interrogateur des khmers rouges jusque dans les années 1990.
Pon : Adjoint de Chan.
(prisonnier après la torture)
° Les tortures
Sur les tortures, il est difficile de dire beaucoup plus. Je me contente donc de recopier deux témoignages issus du livre de David Chandler cité en fin d’article.
« Les détenus torturés mouraient souvent. Les autorités de la prison se fichaient qu’un individu meure s’il avait déjà avoué, mais, s’il mourait avant, l’interrogateur pouvait être suspecté de sabotage. »
Liste des tortures mentionnées par les archives :
« Coups
avec les mains
avec un gros bâton
avec des branches
avec des fils électriques noués
brûlures de cigarettes
chocs électriques
forcé de manger des excréments
forcé à boire de l’urine
forcé à mangé
pendu la tête en bas
tenir les mains en l’air toute une journée
enfoncer une aiguille dans le corps
se prosterner devant une (des) image(s) de chiens (à partir de 1978)
se prosterner devant le mur
se prosterner devant la table
se prosterner devant la chaise
arracher les ongles
griffer
bousculer
suffocation avec un sac plastique
tortures avec de l’eau
immersion
gouttes d’eau sur le front »
° Choeung Ek
A Choeung Ek, sur l’emplacement d’un ancien cimetière chinois, à 15 km environ de Phnom Penh, fut créé un champ d’exécution.
« On leur ordonnait de s’agenouiller au bord du trou. Ils avaient les mains attachées dans le dos. On leur tapait dans le cou avec un essieu de char à bœufs en fer, parfois un seul coup, parfois deux. »
° Essayer de comprendre S-21
S-21 et son univers mental ne sont hélas pas des cas uniques dans le tragique XXème siècle. Comme dans les camps nazis, comme dans les goulags soviétiques, comme chez tous les tortionnaires et les génocideurs, il n’y a que l’homme, bourreau ou victime***. L’homme ordinaire, plongé dans un bain de violence, dans la banalité du mal absolu.
Le mélange qui mène des gens ordinaires à la folie criminelle, à l’abjection, est complexe. Mais parmi les tortionnaires, peu de vrais sadiques à l’origine, de fous criminels, mais surtout des gens banals, dépassés et plongés dans la folie devenue leur ordinaire. Le totalitarisme et ses atrocités, qui impliquent toujours une complicité de la population « ordinaire », est un mélange de soumission totale et de peur paralysante.
Devant de tels crimes, les mots semblent impuissants et inutiles. Je peine à trouver les miens.
Mais savoir est nécessaire pour comprendre, comprendre pour se souvenir, et se souvenir pour être méfiant.
* Sur ces sujets et la banalité de l’horreur, lire notamment :
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal
Primo Lévi, Si c’est un homme
** Soit un taux de survie d’environ 0,05%.
Seuls trois vivent encore à ce jour, dont le peintre Vann Nath, qui a survécu miraculeusement en réalisant un portrait de Pol Pot.
*** En aucun cas il ne s’agit de placer bourreaux et victimes sur le même plan toutefois, et inverser les rôles serait un mensonge criminel.
III La mémoire inachevée
° Vers un procès ?
Après leur chute en 1979, les Khmers rouges ont formés des maquis puissants, qui ont fini par se disperser disparaître à la fin des années 1990, après la disparition de Pol Pot*, mort de sa belle mort en 1998. Jamais encore leurs crimes contre l’humanité n’ont été jugés.
Depuis 1997 pourtant, le Cambodge demande l’aide de l’ONU pour organiser un procès, avec une majorité de juges cambodgiens. Des accords entre l’ONU et le gouvernement cambodgien sont intervenus en juin 2003, mais le procès éventuel connaît de nombreux retards, liés notamment au manque d’argent et à une crise politique récurrente du royaume, mais aussi au fait que de nombreux anciens Khmers rouges soient encore présents au sein des instances dirigeantes du pays).
Si un procès devait avoir lieu, les principaux accusés seraient Ieng Sary (ministres des affaires étrangères de l’époque) ; Khieu Samphan (président du Kampuchéa démocratique) ; Nuon Chea (« Frère numéro deux, idéologue de l’Angkar) ; Ta Mok (ancien commandant, emprisonné depuis 1999) ; Douch (directeur de S-21, prisonnier depuis 1999).
En droit, les chefs d’accusation seraient sans doute : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et génocide.
° Le nécessaire devoir de mémoire
Depuis la fin des années 1990, les anciens Khmers rouges vivent une retraite tranquille, notamment à Pailin, une de leur ancienne base, où la population les respecte. La plupart se sont converti au christianisme, dans l’espoir peut-être d’une rédemption.
Si aujourd’hui l’éventualité d’un procès les inquiète, la plupart des cambodgiens n’a pas connu cette sombre période, et le désir est beaucoup plus de comprendre que de se venger.
Un procès, s’il devait avoir lieu, aurait une fonction cathartique pour tout un peuple.
Le réalisateur Rithy Panh** parle de « l’absence de travail de mémoire », et dénonce le manque de connaissance de la population sur le génocide, lié en grande partie à la quasi absence de cette période dans les manuels scolaires. Dans un pays où la plupart des gens sont nés après 1979 et où l’Angkar a falsifié les faits, Histoire et Mémoire se dérobent, se travestissent et se déforment.
* « Frère numéro Un », Pol Pot était le principal chef et idéologue khmer rouge.
** Réalisateur de « S-21, la machine de mort khmère rouge », en 2004
Un procès ne sera utile que s’il est accompagné d’un travail pédagogique en profondeur sur cette période. Il est l’électrochoc dont le Cambodge a besoin, et dont nous avons tous besoin, pour nous souvenir qu’il n’y eut pas qu’en Europe que d’atroces cohortes sanglantes de corps mutilés disparurent corps et biens, dans la nuit et le brouillard…
Ouvrages utilisés :
DELVERT, J., Le Cambodge, PUF, Que sais-je ?, 1983
CHANDLER, D., S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, éd. Autrement, 2002
Courrier International n°692, 5-11 février 2004, pp. 30-32"
Quant à vos questions, j'y réponds: la majorité de la population est morte de faim et d'absence de soins, mais le nombre des massacres est important également. Je ne possède pas de chiffres précis sur le nombre de gens tués, mais à titre indicatif, à la prison S-21, près de 20 000 personnes passeront. Seules 7 survivront.
_________________ "[Il] conpissa tous mes louviaus"
"Les bijoux du tanuki se balancent Pourtant il n'y a pas le moindre vent."
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