Plusieurs éléments à prendre en compte : - la majorité "bleu horizon" de Chirac avait été élue en 1993, dans le sillage d'élections législatives catastrophiques pour le PS et ses alliés. La nouvelle majorité RPR-UDF, écrasante, rafle 472 sièges sur 577, l'opposition socialiste est réduite à 57 députés, l'opposition communiste à 23 députés. C'est cette majorité, élue pour cinq ans, qui est conduite par Alain Juppé, Premier ministre à partir de mai 1995. Elle a sa légitimité propre, différente de celle du président en raison de son antériorité et de sa masse écrasante ; - les grandes grèves de 1995 contre la réforme Juppé sont le plus important mouvement social en France depuis mai 1968. Leur volume est six fois plus important que la norme des douze années précédentes. Il s'agit donc d'une contestation de grande ampleur, dans la rue, du pouvoir législatif, issu des élections de 1993, et du pouvoir exécutif, issu des présidentielles de 1995 ; - le tandem Chirac-Juppé a deux solutions : 1) retirer le plan Juppé et passer à autre chose, ce qui ne pourrait satisfaire la majorité législative, rendue d'autant plus exigeante qu'elle n'a pas de contrepoids au palais Bourbon ; 2) passer en force pour l'imposer. La première n'est pas une option politique très viable, car il signifierait l'explosion de la majorité et rendrait périlleuses les élections de 1998. La seconde ne peut être endossée sans que les Français ne tranchent entre les "légitimités" concurrentes, celle du président élu en 1995, celle de l'assemblée élue en 1993 et celle de la rue ; - ces trois légitimités concurrentes sont importantes, car le président éprouve des difficultés à contrôler la majorité tant celle-ci est imposante et se prévaut de la vague bleue de 1993 pour jouer sa partition, même parfois contre le président. Celui-ci, en retour, peut se targuer d'une élection plus récente et bien sûr d'avoir été élu au suffrage universel direct (ce qui fait la force institutionnelle du président) ; - Chirac est parfaitement conscient qu'il va perdre une bonne partie de sa majorité, mais celle-ci est tellement pléthorique (près de 82% de l'hémicycle est bleu foncé ou bleu clair) mais son élection, plus récente (moins de deux ans auparavant), ainsi que sa popularité toujours élevée, lui laissent penser que des législatives anticipées seront victorieuses ; - l'objectif est double : 1) la majorité sera très clairement plus resserrée, certes, mais aussi plus facile à contrôler, et elle devra une bonne partie de sa légitimité au président qui l'a provoquée, ce qui la domptera définitivement ; 2) assurer le contrôle politique du reste du septennat, puisqu'il ne vous aura pas échappé qu'en 1997 et avec un mandat de cinq ans, le septennat chiraquien s'achèvera avec cette majorité - alors qu'en attendant 1998, le risque de cohabitation semble plus élevé ; - cette dissolution tactique présente donc de bonnes chances de succès. Mais elle est un échec retentissant.
Je rajouterais pour ma part (même si je ne voyais pas ça comme ça il y a encore une douzaine d'années) que Chirac, en praticien consommé de la Ve République et de ses institutions (premier portefeuille ministériel en... 1967 !), sait qu'il ne peut y avoir concurrence dans les légitimités et qu'il est préférable, pour que l'adhésion aux institutions demeure, d'avoir recours au vote populaire pour trancher. Gagnant, il a un blanc-seing pour mener à bien la réforme Juppé et la politique qu'il entend mener ; perdant, sa politique est désavouée mais les institutions ne perdent rien à ce qu'on ait eu recours au peuple, au contraire. Du coup, ce qui me semblait n'être qu'une erreur tactique monumentale m'apparaît aujourd'hui comme un réflexe finalement très sain de recours au peuple quand le blocage est important. L'homme politique n'en est pas sorti grandi, mais l'homme d’État peut-être plus (de mon point de vue, et c'est très récent que j'en sois venu à penser ainsi).
CEN EMB
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