Je pense qu’Erasme fut plus politicien que réformiste, voir même philosophe car il savait comment faire entendre ses idées de son vivant, mais il n’était pas allé aussi loin dans sa philosophie pragmatique et peu révolutionnaire, c’est de là qu’on peut comprendre la discordance avec Luther et d’autres réformistes. Après sa mort il ne fut pas suivit ni de près ni de loin. Les idées perdurent parce qu’elle sont toujours audacieuses, toujours originelles mais Erasme ne fit que préconiser le retour à un « esprit chrétien originel », tel qu’on peut le suivre dan son testament politique de 1516, donc rien de nouveau depuis Saint Augustin.
En fait le cœur de son opposition avec Luther pourrait être expliqué de manière simple : le catholicisme était si structuré, si charpenté si intégré sous sa forme la plus conventionnelle qu’aucune réforme douce et comme le prétendit Erasme « une réforme du haut » ne pouvait le repositionner.
L’église catholique à force de s’étendre dans le monde temporel et concourir à une sorte de domination politico-réligieuse sur le monde chrétien, à force de se consacrer comme rivale au pouvoir temporel des empereurs et des rois, elle se corrompit et se développa comme un pouvoir temporel disant politique plutôt que spirituel. L’église prenait les apparences d’une puissance régnante sur les seigneuries foncières (l’octroi du droit de ban aux abbés, aux évêques) voire même sur des principautés ecclésiastiques. N’oubliant pas que l’une des raisons qui firent perdurer la guerre de trente ans entre réforme et contre-réforme fut successivement la confiscation des terres de l’église prises par les protestants dans les territoires allemands en 1555 et l’édit de restitution promulgué par l’empereur du saint empire exigeant la restitution de ces mêmes terres à l’église. Plus grave encore furent les vices du système ecclésiastique (trafic des sacrements et des fonctions religieuses –simonie – l’entretien de femmes et d’enfants par les clercs –nicolaïsme. Les différentes réformes de l’église entamée dès le 11ème siècle échouèrent successivement (réforme grégorienne, érmitienne, ….) car elle laissait le système tel quel et essayèrent de travailler à « l’extérieur ». Les grégoriens voulaient séparer le monde de l’église (intériorisation) les érmites voulaient partir au « déserts » (extériorisation) et créèrent les ordres monastiques comme l’ordre cistercien (Cîteaux de Robert de Molesme –1098- et de saint Bernard –1112 qui vivaient de leur travail et non pas des propriétés foncières) sans parler des autres « hérésies » cathare et autre qui furent réprimées dans le sang.
Au delà même de la réussite de ces tentatives, elle ne purent néanmoins réformer l’église. Celle-ci dominait le paysage politique et religieux et ce, quoiqu’en pensaient les tenants des différents ordres, elle possédait toujours terres et richesses. La réforme de la renaissance ne fit pas seulement que créer des mondes différents de l’église, elle bénéficia des siècles de condamnation des vices de cette dernière pour lui enlever l’herbe sous les pieds, d’abord en édifiant un nouvel mode de vie apostolique plus au fait des réalités de la vie, du travail, de la famille et donc propre à recueillir l’adoption de populations entières et en créant une nouvelle doctrine plus rationnelle qui défia les conceptions anachroniques et les élucubrations de l’église. Ensuite, elle pouvait s’attaquer aux propriétés foncières de l’église. La réforme luthérienne et le puritanisme calviniste étaient assez radicaux pour pouvoir, d’une part, s’établir comme une nouvelle religion ou une nouvelle vision du monde chrétien et d’autre part, chasser l’église catholique du nouveau terrain conquit.
Cette introduction est nécessaire pour comprendre la rivalité entre Luther et Erasme. Ce dernier ne pouvait saisir la portée de la réforme luthérienne, car il croyait pouvoir réformer intellectuellement le monde catholique tout en restant dans une sorte de « confort politique et doctrinaire ». Erasme mourût comme catholique quoique dans une ville protestante. Voilà une belle image qui reflète le décalage entre la conception d’Erasme et le monde qui vient de changer (le protestantisme était animé d’un dynamisme qui fit basculer le monde chrétien).
Après sa mort, il fut désavoué de toutes parts car il a été rejeté par les catholiques eux-mêmes qui ne pouvaient changer et les protestants qui commençaient à édifier un nouveau monde.
Une autre explication de la discorde avec Luther mais aussi avec Budé, à mon sens très importante, est la suivante : la réforme touchait toutes les franges de la société (peuple qui rejetait les vices de l’église catholique) les princes germaniques (bien conscient de la nécessité de défendre leur indépendance à la fois de l’église et de l’empereur catholique du saint empire) ainsi que les élites de la fine fleur de la société (qui trouvaient dans la doctrine de la réforme une vision plus conforme à la rationalité de l’humanisme et de la renaissance en général). Quant à Erasme, il ne fut adopté que par une minorité intellectuelle née dans l’euphorie humaniste et philosophique de son temps et soutenue par l’église catholique.
Par ailleurs, Erasme ne pouvait comprendre que l’Europe était définitivement divisée, chose qu’il combattit de toutes ses forces, non parce que il était un européen avant l’heure mais parce que cette idée de schisme et de division politique qui coïncidait avec l’apparition des premiers nationalismes mettaient en danger à la fois le saint empire et sa fidèle alliée l’église catholique.
Enfin, je pense aussi que si Erasme fut mal assimilé de son temps et même à titre posthume c’est en raison aussi d’un certain pacifisme politique. En fait, il fut un produit d’un humanisme dont les héritiers au 18ème et 19ème siècles lui firent un grand éloge mais l’échec de cet humanisme, un échec attesté par les conflits destructeurs qui ensanglantèrent durement l’Europe et par l’apparition de nationalismes reposant sur la raison d’état. L’échec de cet humanisme était aussi son échec car lui aussi fut berné par les idées pacifistes mais peu réalistes des contemporains.
Pallas
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