Oscar de Incontrera
Un précieux manuscrit de notre bibliothèque municipale:
La grammaire latine de Louis XVII
Il existe dans notre bibliothèque municipale dans la section Manuscrits,
sous le numéro 1-29, un ouvrage peu connu, et plus précisément, une
émouvante et précieuse relique du Dauphin de France, fils du Roi Louis
XVI et de la Reine Marie-Antoinette.
Ainsi qu'on le sait, le Dauphin, selon les actes de décès, d'autopsie et
d'ensevelissement, mourut dans la prison du Temple, à dix ans et deux
mois, le 8 juin 1795. Mais, du point de vue historique, on ne peut
démontrer de façon irréfutable, que l'enfant décédé à cette date ait été,
dans les faits, celui que l'Europe coalisée et les royalistes reconnaissaient
tous comme Louis XVII, Roi de France. De nos jours encore, de
nombreux historiens rêvent d'une possible évasion et d'autres, de façon
plus réaliste, pensent que la mort est survenue à une date antérieure, et
que la république, en vertu d'intérêts politiques supérieurs, l'occulta en
mettant un autre enfant à la place du petit Prince décédé.
Le manuscrit, conservé à notre bibliothèque municipale, est le petit traité
élémentaire manuscrit de morphologie latine, dont se servit Louis XVI
pour apprendre à son malheureux jeune fils les rudiments de la langue Iatine.
Nous savons que la famille royale fut enfermée dans le donjon de la
demeure des chevaliers du Temple, qui, imposantè avec sa tour massive,
se dressait du centre de Paris le 13 août 1792, deux jours après le
second èt victorieux assaut contre le Palais des Tuileries.
Nous savons encore que le Dauphin Louis Charles demeura dans la
petite tour avec toute sa famille jusqu'au 24 octobre, et ensuite, seul avec
son père, au second étage de la grande tour carrée, jusqu'au 11 décembre,
jour où débuta le procès qui devait conduire le Roi, déposé, à la
guillotine, le 21 janvier 1793. Le 25 octobre donc, le petit Prince fut
transféré à l'étage supérieur, où étaient enfermées la Reine, sa mère, la
soeur célibataire du roi, Madame Elisabeth, et sa propre jeune soeur,
Madame Royale, Marie- Thérèse Charlotte, celle-ci future Duchesse
d'Angoulême, qui a sa tombe, avec cinq autres Princes de sa Maison, à
Gorizia, au couvent franciscain de Castagnavizza.
Durant les quatre premiers mois de sa captivité au Temple, Louis XVI
donna, à son fils âgé d'un peu plus de sept ans, des leçons d'écriture,
de grammaire française, d'arithmétique, de géographie, d'histoire, et lui
inculqua les premières notions de la langue latine. En attestent les plus
anciens biographes du Dauphin (1), ainsi que les devoirs et cahiers de
l'enfant, avec les corrections de la main de son père, qui sont conservés
au Musée Carnavalet et aux Archives Nationales.
Aux Tuileries déjà, Louis XVI s'était fait le professeur principal de son
fils, et c'est pour cette raison, qu'aussitôt après son emprisonnement au
Temple, il demanda à pouvoir disposer des livres dont il s'était servi
jusque-là, à cet effet. Parmi ceux-ci, on lui envoya la petite grammaire
latine , qui est, presque certainement, la même que celle que nous
possédons à la bibliothèque municipale.
Hüe (2), officier de la chambre du Roi, écrit dans ses Souvenirs, que
«dans la petite tour du Temple, Louis XVI dut la chance de trouver,
demeurée en place, la bibliothèque du chancelier de l'ordre de Malte, qui
avait occupé les lieux jusqu'alors, et qu'elle lui fut d'un grand secours
dans la vie oisive de prisonnier qui était la sienne désormais. Il se jeta
donc dans la lecture, et dans l'intention de se réhabituer à l'usage de la
langue latine et d'en inculquer, durant la captivité, les premières notions
à Monseigneur le Dauphin, le Roi se mit à traduire les odes d'Horace et,
de temps à autres, Cicéron ».
Notre opuscule porte le titre « Règles pour écrire le latin » et est anonyme.
Il est haut de 19 cm, large de 12, et comporte 268 pages numérotées,
outre 16 non numérotées comprenant les index analytiques. Il est
calligraphié en grands caractères anglais, élégants et uniformes, d'une
seule main, toujours sur le même papier vergé, traversé de vergeures
distantes de 25 mm l'une de l'autre. Les dimensions du petit livre font
que seulement quatre vergeures traversent chaque feuille et que le fili-
grane n'apparaît que ça et là, par fragment. J'ai néanmoins réussi à
recomposer le dessin de ce filigrane, et j'ai eu la chance de le retrouver
dans ma collection privée de papiers vergés du XVlllo siècle.
Grâce à cela, je suis en mesure de préciser avec certitude que le papier,
utiltsé pour le petit traité étudié, fut celui de la fabrique hollandaise Van
der Ley. Ce nom figure en toutes lettres dans le filigrane, surmonté d'un
grand écu avec des boucles et des volutes, ayant, au centre, un cor de
chasse et surmonté d'une couronne à trois fleurons fleur de lysés, et deux
pertes sortant des pointes. Sur l'écu, apparaît un grand chiffre 4, dont la
barre horizontale se termine en petite croix, et dont la verticale se prolonge,
au contraire, jusqu'au nom de la fabrique, en traversant une lettre V renversée.
Deux autres papetiers néerlandais, de la fin du XVlllo siècle, eurent la
même marque de fabrique: C. & J. Honig et D. & C. Blauw, dont les
noms en filigrane sont écrits avec les mêmes caractères que ceux utilisés
par le papetier Van der Ley.
Le papier de ce dernier fut largement diffusé en Europe, que ce soit pour
l'impression de livres, que pour la correspondance privée, ainsi que pour
les dossiers et actes officiels. Je l'ai trouvé souvent, dans la correspondance
privée et les actes des ministres français et, à Trieste, dans la
correspondance privée.
Le petit traité est composé spécialement pour le Dauphin, et très
exactement «ad usum Delphini», ainsi que l'on disait alors des livres épurés et
commentés expressément pour l'instruction de l'héritier du trône de
France. Le premier exemplaire était calligraphié à la main, et réservé à
la personne de Monseigneur le Dauphin; les autres, imprimés dans une
belle édition, et portant en frontispice l'inscription ad usum Delphini,
étaient mis dans le commerce. Etant donné la tourmente révolutionnaire
et l'accroissement des persécutions contre toute manifestation en faveur
de la monarchie, qui n'existait plus dès lors que de nom, il était
impossible de penser faire imprimer le traité. C'est ainsi que cet élégant
manuscrit doit être considéré sans autre, comme un exemplaire unique,
précieux à tant de titres, en dépit de la connaissance incertaine et insuffi-
sante de la langue latine que révèle l'auteur.
On peut fixer l'époque à laquelle a été composé ce petit ouvrage entre le
21 juin 1791, date de la fuite ratée à Varennes, et le premier semestre
de 1792, quand le Roi Louis XVI, privé de toute autorité, vivait au Palais
des Tuileries, avec sa famille, surveillé et tourmenté, à demi prisonnier
jusque dans l'intimité de ses propres appartements privés. Ces trois
exemples suffisent, je pense, à le prouver:
p.222 : Je pense que le Roi sera rétabli sur son trône
Cogito Regem restitutum iri super Thronum suum
p.252 : Il n'est personne qui ne voye combien un Roi est nécessaire
Nemo est quin videat quanto Rex necessarius est (sic)
p.253 : La faiblesse est cause que la France gémit dans le malheur
Debilitas est in causa cur in Gallia gemat in infelicitate (sic)
La reliure du volume est précieuse et très belle. Elle est toute en
maroquin rouge, avec impression or. Sur les deux couvertures, un coin
fastueux d'enjolivures et de dentelles florales renfermant, à travers des
entrelacs et des arabesques culminant dans une couronne royale
disproportionnée, l'écusson de France de forme légèrement ovale avec les
trois fleurs de lys. Le livre a les tranches dorées, et pour signet un ruban
de soie verte; un simple papier à dessins vert et rouge sur fond blanc
forme la page de garde du livre.
Le texte du traité, entièrement écrit dans un cadre formé d'un double
trait, est précédé du frontispice qui reproduit le titre
Règles I Pour I Ecrire le Latin, et en dessous, séparé par un double trait,
la devise de Cicéron :
Non tarn praeclarum est Scire / Latine, quam turpe nescire. Cic.
Plus bas encore, on peut lire, toujours renfermé dans le cadre de la
page, la date: 1795. (en lettres romains)
C'est l'année de la mort officielle du fils Capet, le petit martyr Louis XVII.
La date fut évidemment ajoutée quand arriva la triste nouvelle, lancée et
largement répandue par le gouvernement de Thermidor .
Le frontispice est précédé du portrait du pauvre petit Roi et d'un encart
blanc, visiblement ajoutés l'un et l'autre, et certainement en ces tristes
jours. Le papier de l'encart, bien qu'il ait la même vergeure et les mêmes
fils que les autres, n'a pour filigrane qu'un écusson, semblable, par la
forme et la couronne, à celui de la firme Van der Ley, mais comportant
en son centre un lion rampant. La gravure sur cuivre avec l'effigie royale
eut ses marges diminuées pour pouvoir l'insérer dans le petit volume.
Dans un ovale, l'image de Louis XVII se détache sur fond noir, en
demibuste, le visage tourné vers la droite, avec jabot, manteau royal, le
collier du Saint-Esprit, et sur les longs cheveux frisés, la lourde couronne
de Saint-Louis. Entre les deux traits qui entourent l'ovale, on peut lire en
bas à gauche H. I. delint., et à droite Hibbert sculpt.
En dessous, se trouvent les armoiries royales de France, avec la couronne
et le collier du Saint-Esprit, qui séparent la légende :
Louis Dix Sept / Roi de France et de Navarre / né à Versailles le 27 mars
1785.
Et, plus bas encore, on peut lire en caractères plus réduits :
Publié et présenté à L.A.R. Mes Dames de France I par Barbiellini place de
la Minerva Rome.
Il s'agit de la gravure que l'éditeur-libraire, Francesco Barbiellini, publia,
pour être distribuée à Rome, à Saint-Louis des Français, le 25 août
1793, jour de la fête de Saint-Louis IX Roi de France, à l'issue d'un
service funèbre en l'honneur de Louis XVI, durant la solennelle cérémonie ,
propitiatoire célébrée pour obtenir du Très-Haut la paix dans le royaume
de France, sous le sceptre du fils et héritier légitime de l'Auguste
Monarque décapité (3).
Dans le choeur royal de la belle église du XVlo siècle, assistaient,
émues, à cette fête du Roi, survenant cette année-Ià en de si tragiques
circonstances, les deux Princesses de France, exilées, auxquelles
Barbiellini avait voulu dédicacer le portrait du nouveau Roi, le prisonnier que
la Révolution continuait à tenir reclus dans la tour du Temple. Ce portrait
est, ainsi que j'ai pu le constater, la reproduction, avec toutefois des
différences marquées. de l'effigie de louis XVII, gravé par une main
anonyme au lendemain du régicide, et diffusée clandestinement un peu
partout à l'époque de la Terreur. Cette effigie est rarissime parce que la
majeure partie des exemplaires fut confisquée et détruite, et parce que
celui qui la possédait, s'il était découvert, risquait la guillotine, à peu près
de même que si on trouvait sur lui un des trois signes symboliques de
reconnaissance dont disposait le parti royaliste. Sur les dessins
respectifs et semblables de ces signes -surtout en gravure -on retrouvait,
dans les contours blancs d'une urne funéraire et du tronc du saule
pleureur qui la surmontait, les profils du Roi, de la Reine, de Madame
Royale, et enfin de louis XVII, qui devait être mordu par le serpent de la Révolution.
Les Princesses Marie Adélaïde et Victoire Louise, auxquelles l'éditeur
Barbiellini dédia le portrait du petit Roi prisonnier, étaient, ainsi qu'on le
sait, les filles célibataires du Roi louis XV et de la Reine Marie leczinska,
les tantes de Louis XVI, qui, en 1791, pour pratiquer librement leur
religion, avaient quitté la France, en proie aux factions et s'étaient réfu-
giées à Rome, accueillies paternellement, et avec tous les honneurs, par
le Pape Pie VI. Elles s'étaient installées chez l'Ambassadeur de France,
Cardinal Duc de Bernis, au palais de Carolis, aujourd'hui siège de la
Banco di Roma, via Corso 307 (autrefois Corso Umberto 1), à peu de
distance donc de la place de la Minerva et de l'église Saint-louis des
Français (4).
Comment et par qui notre petit traité est parvenu entre Ies mains de
Mesdames Tantes?, il ne nous a pas éte donne de le savoir. De toutes
façons, les deux Princesses le considérèrent comme une précieuse
relique de leur famille, fauchée par la Révolution, et quand. elles apprirent
que le petit louis XVII aussi etait mort, elles en ont fait inscrire I'année
sur le frontispice, et insérer son portrait dans le volume.
Mesdames de France restèrent à Rome jusqu'en 1796, quand, à la suite
d'une avance menaçante des armées de la république qui inondaient
l'Italie, elles se retirèrent dans la villa de San Leucio, mise à leur
disposition par Ferdinand IV de Bourbon, Roi de Naples. Elles durent fuir deux
années plus tard pour les mêmes raisons et, après d'infinies errances
désespérées, et diverses péripéties, elles traversèrent le territoire napolitain
en révolte, pour finir par rejoindre Trieste par mer, le 19 mai 1799,
exténuées au physique et au moral. C'est là, que moururent Victoire
Louise le 7 juin suivant, et Marie Adélaïde le 27 février 1800.
Leurs dépouilles restèrent ensevelies à San Giusto, jusqu'au début de la
Restauration. quand leur neveu, le Roi Louis XVIII, le 12 novembre 1814,
les fit solennellement transporter en France sur une frégate. Le 21 janvier
1817, elles furent ensevelies dans la crypte de l'abbaye parisienne de
Saint-Denis, à côté de quarante générations de Rois, dont les tombes
furent profanées sous la Terreur (5).
Le souvenir de ces deux princesses, auxquelles Goldoni, à Versailles,
avait appris l'italien et le vénitien de ses comédies, est toujours vivant à
Trieste, grâce à un ostensoir, chef-d'oeuvre de l'orfèvrerie parisienne,
dont Louis XVIII fit don à San Giusto et à un merveilleux vase de Sèvres
et â un portrait du Roi Charles X, précieuse copie à l'huile de la main de
Nesse de la célèbre toile de Gérard, ceux-ci cadeaux de ces deux
souverains, qui sont conservés au Musée Revoltella. A la bibliothèque
municipale, nous avons cependant le moins voyant, mais en même temps
le plus émouvant des souvenirs: les règles pour écrire le Latin du Dauphin
En fait, au pied du frontispice de la petite grammaire, on peut lire
l'annotation suivante, rédigée dans une belle écriture soignée:
"Ce livre est précieux, Monsieur le Dauphin / de France s'en étant servi
Lui même pour Son / instruction, & étant un Don que Mesdames les /Princesses
de France en firent à la Bibliothèque / de Trieste, lors de Leur
Séjour en la dite Ville l' An 1798 ».
La note referme une erreur de date: Mesdames, je le répète,
rejoignirent Trieste en 1799, et non en 1798. Je pense, par conséquent, qu'elle
a été composée quelques années après que le livre ait été donné.
D'après l'écriture, il ressort qu'elle est de la main de Giuseppe de Coletti,
lequel a fondé notre Bibliothèque en 1793, en dirigeant donc le destin
jusqu'à sa mort, en 1815. Nous savons que cet acadien, toscan
d'origine, mais natif de Rome, auquel la culture triestine doit tant,
réorganisa la Bibliothèque après le passage de la tourmente napoléonienne,
dans 1e climat de paix retrouvé, alors qu'il avait déjà 70 ans. Et durant ce
travail, auquel la mort mit fin à sa moitié, il se complut à porter des
explications en tête de quelques volumes, pour en faire connaître la
provenance, ou en valoriser le contenu.
Coletti suivit, avec angoisse et haine, les développements de la Révolution,
et prit vivement part au martyre de Louis XVI et de sa famille; c'est
ce qui paraît dans les vers qu'il nous a laissés et dans les innombrables
colonnes de son Osservatore Triestino dédiées à ces événements
sanglants. Dans sa bibliothèque, qui fut créée d'abord dans le giron de
l'Academia degli Arcadi Romani-Sonziaci, et qui devint ensuite
municipale, il recueillit tout ce qu'il put trouver de mieux de la littérature
française, qu'il préférait et admirait beaucoup, et il accueillit avec
empressement tous ceux, qui, parmi le millier et plus d'émigrés français
s'abritant là de la Révolution, souhaitaient approfondir leurs connaissances
de la littérature (6). Il leur prêta même souvent, contre reçu, des livres
à emporter chez eux, et aida ceux, qui, comme ce fut le cas pour
cette délicate femme savante que fut la Comtesse de Pontgibaud, se
constituèrent à Trieste leur propre bibliothèque. Il ne fut pas avare de
conseils envers ces émigrés et, au contraire, s'occupa en personne de
leurs ordres de librairie en France, où ils figuraient encore sur les listes
de proscription. Pour les aimables attentions dont Monsieur de Coletti
avait usé envers lui, le chanoine Rousseau de Lepinoy, déjà confesseur
de Madame Marie Adélaïde, légua, à sa mort, à notre Bibliothèque, ses
livres et divers objets d'art (7).
La duchesse Françoise de Narbonne-Lara, née de Chalus, principale
majordome et dame d'honneur de cette princesse, qui demeura ensuite :
à Trieste jusqu'en 1811 -elle habitait dans l'actuelle villa Necker -fré-
quenta assidûment notre Bibliothèque, et Coletti lui rendait souvent
visite, entrant ainsi en contact avec les plus illustres émigrés de France
demeurant à Trieste, ou qui y étaient de passage (8). Cette dame, à la
mort de Madame Adélaïde, distribua divers souvenirs de la défunte et de
Madame Victoire, prédécédée, auxquelles notre ville avait apporté des
adoucissements à la douleur de l'exil et qui avait entouré de respectueuses
prévenances les tantes des Rois martyrs. C'est ainsi que reçurent
des souvenirs: le Gouverneur comte Pompeo de Brigido et sa famille, le
Consul d'Espagne Don Carlos de Lellis, qui avait hébergé Mesdames
dans son palais, le patricien Leopoldo de Burlo, qui avait recueilli les
deux dépouilles royales dans son caveau à la Cathédrale, et le Colonel
Marquis Albert François de Moré, Comte de Pontgibaud, devenu à
Trieste le commerçant et le banquier Giuseppe Labrosse, et son
épouse, et quelque autre émigré de France. Les souvenirs consistèrent
en objets utilisés par les deux Princesses, en ouvrages confectionnés de
leurs mains, en miniatures, en bijoux, en lettres écrites à Mesdames par
Louis XVI et sa famille, et en livres aux somptueuses reliures armoriées,
qui avaient déjà appartenu à la bibliothèque, quelles avaient possédés
dans leur château de Bellevue, et qu'elles avaient emportés avec elles
en exil.
Il est logique de penser que le dévoué et serviable bibliothécaire de Co-
letti, aussi, a bénéficié de ces dons, et qui peut exclure que celui qu'il n'a
reçu n'ait pas justement été la petite grammaire latine dont nous nous
occupons, et ceci nonobstant l'annotation attestant que le livre est un
don de Mesdames elles-mêmes? Le traité était, aux yeux des deux augustes
exilées, une relique trop précieuse de leur famille pour qu'elles
renoncent à la posséder de leur vivant.
Qu'il me soit donc permis d'avancer l'hypothèse que les Règles pour
écrire le latin ont été données au brave Coletti, non directement par les
deux tantes de Louis XVI, mais par la Duchesse de Narbonne, en 1800,
après le décès de Marie Adélaïde de France. Le cadeau, dans ce cas,
ne perd en rien de sa valeur sentimentale; il constitue toujours une
marque de gratitude envers Trieste, pour la généreuse hospitalité
accordée de leur vivant et à leur mort aux deux exilées royales, et démontre
en même temps la confiance inébranlable mise dans notre Bibliothèque
en la constituant gardienne d'un livre manuscrit qui réunit dans une
même mémoire Louis XVI et son malheureux fils.
Nous inclinons pour cette thèse, et pensant que la duchesse de
Narbonne se sera rendue compte de l'extrême difficulté qu'il y avait à le
faire parvenir jusqu'en Courlande, à Mitau, où le frère du Souverain
i guillotiné, ce Comte de Provence, qui, à la mort du Dauphin, s'était
proclamé Roi sous le nom de Louis XVIII, et Madame Royale,
libérée de la prison du Temple et venue épouser son cousin le Duc d'Angoulême,
vivaient dans la gêne d'une vie obscure. La Restauration semblait d
ésormais bien lointaine, si ce n'est irréalisable. La Vendée était
complètement vaincue; l'armée du Prince de Condé était sur le point d'être
dissoute et en France, Bonaparte, le Premier Consul, gouvernait d'une
main de fer, écrasant tant les royalistes que les jacobins.
Le visiteur de notre Bibliothèque municipale, après avoir admiré les
précieuses collections de Pétrarque et de Piccolomini dont elle est
justement fière, se doit d'examiner aussi les Règles pour écrire le Latin.
Le manuscrit s'impose à tous ceux qui se passionnent pour cette époque,
souillée de sang et auréolée d'une gloire, qui commence avec la prise
de la Bastille et se termine dans la plaine de Waterloo. Pour lès âmes
sensibles, il remémore, à une si grande distance de la scène parisienne
où elle s'est déroulée, la tragédie du Temple et la petite silhouette de la ,
plus innocente et de la plus pitoyable victime de la Révolution Française.
Cette petite grammaire se relit facilement à certains épisodes que nous
ont transmis les historiens et les mémorialistes.
De Beauchesne (9), après avoir parlé des commissaires principaux qui,
par groupe de six, exerçaient la surveillance sur tous les détails du
service, précise que celle-ci concernait jusqu'aux bases de l'éducation à
donner à l'ex-Dauphin, de telle sorte que le Roi déposé se voyait atteint
aussi dans ses prérogatives de père. Et il en cite pour preuve divers
exemples, dont deux se rapportent expressément aux leçons de latin.
«Un jour, Louis XVI, la grammaire latine en mains, posait des questions
à son fils, et ce dernier, dans sa réponse, prononça de façon erronée un
mot plutôt difficile, sans qu'il ne le corrige. Alors, un des commissaires
présents se leva brusquement en prononçant ces mots:
Vous devriez bien enseigner à cet enfant une meilleure prononciation
étant donné que par les temps qui courent, il aura peut-être plus d'une
fois l'occasion de parler en public.
Le Roi répondit avec douceur:
Vous avez raison, Monsieur, votre observation est tout à fait juste, mais mon fils est encore
trop petit, et je crois qu'il faut attendre que le temps et l'habitude lui délient la langue »
«Un autre jour, le municipal Leclerc interrompit la leçon, trouvant exces
sivement inconvenants certains exemples qui suivaient quelques règles
de grammaire, et se mit à discourir sur l'éducation républicaine qui de.
vait, au contraire, être inculquée au garçon. Il faut que celui-là vive la vie
de son temps, dit-il, et non celle des temps passés, et en conséquence,
selon lui, il était mauvais que son père lui fasse traduire des passages tirés
jusque de l'Esprit des Lois de Montesquieu »
Lenotre (10) écrit: « Le 11 décembre 1792, alors que Louis XVI donnait
à son fils une leçon de lecture latine, deux municipaux se présentèrent
en annonçant qu'ils venaient chercher le petit Louis pour le conduire au.
près de sa mère. Le Roi embrassa longuement l'enfant qu'il ne devait
plus revoir avant l'entretien déchirant qu'il eut avec sa famille,
le 20 janvier 1793, la veille de son supplice ».
Peu après, la Reine, veuve Marie-Antoinette, décida que les leçons
d'écriture, de géographie et d'histoire, devaient être reprises, et
ellemême, sa belle-sreur Madame Elisabeth, et Madame Royale, la soeur de
quinze ans du Dauphin (11), s'en chargèrent. En ce qui concerne le
latin, la Reine en considéra l'enseignement comme indispensable pour
développer l'esprit de son fils et puisque, comme toutes les autres
Archiduchesses, elle aussi avait reçu à la Cour de Vienne une éducation
basée sur la langue des Césars, elle put se mettre facilement à lui en
enseigner les rudiments.
C'est encore De Beauchesne qui nous le raconte. Je ne crois pas
cependant que les Règles pour écrire le Latin servirent encore à cet effet:
Louis XVI déjà. après trois mois de détention, avait demandé au Conseil
Général de la Commune 33 ouvrages pour son usage et pour son fils,
parmi lesquels figuraient plusieurs classiques latins et le texte très
répandu et célèbre de Charles-François Lhomond, intitulé « Eléments de
la grammaire latine à l'usage des collèges » (12).
Il avait déposé cette demande au conseil du Temple le 21 novembre 1792, et les livres,
achetés spécialement aux frais de la Commune, lui furent livrés le
25, alors qu'il s'en manquait à peine de deux semaines du jour où il devait
être définitivement séparé de son enfant.
Je suppose. en conséquence, que le petit traité qui se trouve dans notre
Bibliothèque municipale aura été entreposé dans les greniers de la
grande tour, où furent entreposés les objets ayant appartenu auparavant
à Louis Capet. et que, de là, comme tant de ces objets, il aura été
soustrait par quelque commissaire ou domestique dans un but de lucre.
Nous savons qu'à cette époque à Paris, on payait à prix d'or toute relique du
Roi décapité.
Le manuscrit n'avait attiré jusque-Ià que l'attention de quelque érudit
(13) Le seul qui lui ait consacré un article spécifique fut le colonel
Francesco Vairo dans le Piccolo della Sera du 9 avril 1926 (14) : article
réédité ensuite, après révision, dans le même journal, le 18 février 1939 (15)
Vairo, cependant. constatant l'erreur sur l'année d'arrivée chez nous de
Mesdames, et la présence étrange dans le volume du profil du Dauphin
coiffé de la couronne royale, avait mis en doute l'authenticité du manus-
crit et conclu par ces mots: «je serais heureux si d'autres revenaient
sur le travail accompli pour dissiper mes doutes... Ce petit problème de
recherche attend encore sa solution »(16)
Je me suis efforcé maintenant de trouver cette solution. et je pense y
avoir réussi dans un sens positif et convaincant.
Note:
L'effigie mentionnée de Louis XVII couronné, répandue à Paris au
lendemain du régicide, était -en examinant avec soin l'iconographie du petit
Prince -la reproduction en habit royal du portrait du Dauphin à 5 ans
( 1790), peint par Miéry et gravé par A.Gabrieli, et qui fut alors vendue à
Coblence par un entreprenant imprimeur anonyme -avec, en dessous, une
didascalie allemande -parmi les combattants des armées royales et les
émigrés établis le long des rives du Rhin. Pour les traits somatiques plus
mûrs du visage, l'effigie contenue dans notre traité s'inspire plutôt de la
gravure sur cuivre de N .Heideloff, publiée à Londres en 1793, qui
reproduit le petit Roi en entier et toujours en habit royal, et dont la physionomie
semble copiée sur une gravure qui se vendait à Paris, après la déposition de
Louis XVI (derniers mois de 1792), du fils du dernier Roi des Français,
représenté en habit civil, à l'age de sept ans.
(1)
A. DE BEAUCHESNE «Louis XVII: Sa vie, son agonie, sa mort»
Paris, Plon, 1861 vol. I, pp.233-237e 243-216
R. Chantelauze :«Louis XVII:Son enfance, sa prison et sa mort au Temple.»
Paris Firmin-Didot 1895, p 77
F.ckardt: «Mémoires sur Louis XVII»
Paris Albin Michel c.1905, pp 43-44
Clery: «Journal de ce que c'est passé à la Tour du Temple pendant la captivité de Louis XVI
Roi de France»
Paris 1825, p 32
---------------------------------------
(2)
Baron de Hüe: «Souvenirs» Paris, Calmann Lévy 1903. pp 89-90
------------------------------------------
(3)
E. de Barthélemy: «Mesdames de France filles de Louis XV»
Paris Didier e cic 1870, p 431
Diego Angeli : «Storia Romana di trenta anni (1700-1800)-Milano, Treves 1931. p 216
----------------------------------------------------
(4)
Alessandro Bocca:«Il palazzo del banco di Roma: Storia-cronache-aneddoti»
Roma, Staderini 1950, pp 133-143
--------------------------------------------
(5)
Oscar de Incontrera:
«La Basilica di San Giusto: Cenni storici e note note descrittive»
nel settimanale «Vita nuova», puntate 69-79 (5/4-216/1925
;
«Guida storico-artistica della Basilica di san Giusto»-Trieste Trani 1928, pp 62-63 e 123-129
;
«Le origini del consolato di Spagna e la caratteristica figura del Console de Lellis»
in «Porta Orientale» n.ri. 3-4 e 5/1936
;
«Chateaubriand a Trieste» in «Archeografo Triestino» vol. XLV-XLVI,1949-1950
;
«Giuseppe Labrosse e gli emigrati francesi a Trieste»
Puntate II e VII in :«Archeografo Triestino» vol. I.XVII - IXVIII, 1953-1954,risp. LXXIII/1962
--------------------------
(6)
Oscar de Incontrera:
«Giuseppe Labrosse etc....»
«Vita triestina nel Settecento nelle cronache dell'Osservatore Triestino»
in : «Porto Orientale» anni 1953 fino al 1963
-------------------
(7)
Camillo de Franceschi:
«L'Arcadia Romana-Sonziaca e la Biblioteca Civica di Trieste» in : « Archeografo Triestino»
vol. XLIII / 1929-1930 pp.199-200
-------------------------------
(8)
Oscar de Incontrera:
«Giuseppe Labrosse etc....»
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(9)
A. de Beauchesne. op.cit. vol. I pp. 243-244
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(10)
G. Lenotre ; «Le Roi Louis XVII et l'enigme du Temple»
Paris Perrin 1921, pp.88-89
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(11)
A. de Beauchesne. op.cit. vol. II p. 17
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(12)
Idem vol. I, pp. 517-519
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(13)
Il de Franceschi ed io l'avevamo menzionato nelle citate opere;
inoltre René Dollot in « Le dernier voyage et la mort de Mesdames Adélaïde et
Victorie » («Le Correspondant»- Paris mars 1931) et
Jean Duhamel in «A Trieste sur le pas des français»-Trieste 1958
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(14)
«Una grammatica di Luigi XVII alla Biblioteca civica?»
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(15)
«Un prezioso cimelio alla Biblioteca civica: Un libro del delfino di Francia»
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(16)
Francesco vario morì a Trieste il 18 settembre 1953
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