Pierma a écrit :
L'ensemble donne l'impression d'un réseau de traités et de conventions dont le respect strict dépend pour chacun de l'achèvement des dispositions des autres.
Dans le cadre de la rédaction d’un traité, les négociations relatives aux engagements à venir des uns et des autres peuvent se nourrir, afin d’avoir une bonne perception des positions et possibilités de chacun, des engagements passés.
Il faut à ce sujet se référer aux instructions d’Hawkesbury à Whitworth en date du 9 février 1803 : « il n’a jamais été négocié de paix, qu’en se référant à l’état connu de possession des différentes parties, et aux traités ou engagements publics qui les liaient à l’époque où elles concluaient la paix. »
Cette prise en compte pouvait alors, pour des raisons diverses, se matérialiser, ou pas, par des articles précis ; le second cas ouvrant le flanc à l’éventualité de nouvelles sources de conflits.
Sur ce point, concernant la paix d’Amiens, on peut citer par exemple les questions du Piémont et de la Suisse qui vinrent sur le devant de la scène postérieurement aux ratifications, via pour le premier état son annexion sans compensation offerte par Paris à son souverain le roi de Sardaigne comme le stipulait la convention franco-russe du 10 octobre 1801 ; et pour le second, l’acte de médiation établi manu-militari par la France, malgré l’article 6 du traité de Lunéville du 9 février 1801 relatif à l’indépendance helvétique ; deux questions qui n’avaient pas été abordées dans le traité définitif d’Amiens et qui, au final, suscitèrent à Londres une forte inquiétude teintée de colère ; réaction britannique qui fut balayée par Bonaparte ainsi que le rapporta l’ambassadeur Whitworth à Hawkesbury, le 21 février 1803: « On aurait dû le prévoir pendant le cours de la négociation; vous n'avez pas le droit d'en parler à cette heure.»
Fin de non-recevoir illustrant deux lectures bien différentes et fort peu conciliables d’un même traité.
Ces relations entre traités n’envenimèrent d’ailleurs pas seulement la situation entre Londres et Paris dans le cadre de l’interprétation et de l’application du traité d’Amiens ; elles raidirent en effet les liens entre alliés. Je veux ici parler de la question de la présence des troupes françaises en Hollande qui, comme déjà dit, devaient s’en retourner à la conclusion définitive de la paix avec l’Angleterre en vertu de la convention de la Haye du 29 août 1801.
Si Bonaparte était favorable au départ d’une partie du corps auxiliaire afin de la convoyer secrètement vers la Louisiane (avec là aussi un autre traité, ici franco-espagnol, complexe à mettre en exécution : celui d’Aranjuez), il n’était en rien prêt à ne laisser aucune troupe en Hollande. Une telle présence n’était en effet pas seulement une mesure de prudence face au retour de la guerre rendu éventuel par la volonté des Anglais de renégocier Amiens, mais aussi une manière de pérenniser la domination de la France sur la petite république batave ; domination en contradiction avec les traités de paix de la Haye (16 mais 1795) et de Lunéville par lesquels la France reconnaissait et garantissait l’indépendance de son allié, mais domination à laquelle malgré tout tenait tout particulièrement le Premier Consul comme on peut le voir dans la lettre adressée par ce dernier à Talleyrand le 6 octobre 1802 : « Sous quelque prétexte que ce soit, je ne veux qu’il y ait aucun mouvement en Hollande, ni aucun changement dans le gouvernement ».
Face à de pareilles dispositions, les demandes pressantes des Bataves relatives à l’application de la convention de la Haye ne pouvaient que difficilement être recevables à Paris. Ainsi, le 2 septembre 1802, l’ambassadeur Schimmelpenninck demandait que les engagements de la France, au nom de la paix conclue avec l’Angleterre, soient enfin respectés et l’évacuation des troupes françaises effective. Une telle doléance fut encore renouvelée le 6 décembre de la même année, par le nouvel ambassadeur, Vos van Steenwyk :
« Depuis la signature du traite d'Amiens mon prédécesseur n'a cessé de réclamer auprès du gouvernement français l’exécution de la convention du 29 août 1801. Dans cette convention il est positivement stipulé qu’à l’époque de la paix définitive et générale les troupes françaises évacueront le sol batave. Pressé par le sentiment de d’indépendance nationale, forcé par les circonstances les plus impérieuses qui ne laissent à sa disposition aucun moyen pour subvenir plus longtemps aux dépenses de ces troupes, mon gouvernement a fait jusqu'ici les démarches les plus instantes pour obtenir du premier Consul l'évacuation du territoire batave. Je suis encore chargé, citoyen ministre, de renouveler à cet égard les demandes les plus légitimes, et d'avoir l’honneur de vous prier de vouloir bien les présenter au premier Consul. Sa justice est trop exacte et sa sensibilité trop éclairée pour ne pas apprécier la noblesse et la dignité des motifs qui portent mon gouvernement à solliciter avec tant de persévérance l'accomplissement d'une promesse dont l'exécution ne peut manquer de produire les plus heureux effets dans l'opinion politique de l'Europe. »
A quoi, il fut répondu par Talleyrand dans deux notes non exemptes de menaces destinées à l’ambassadeur français à la Haye :
« La Hollande a presque toujours eu des troupes étrangères à sa solde. Il faut qu'ils calculent bien que, s’ils essayaient de faire un éclat contre le premier Consul, ils commettraient d'abord un acte de la plus haute ingratitude, puisque, s'il est une puissance qui ait tiré quelques avantages de la roideur qu'il a mise dans la négociation de la paix, c'est eux — et que, si le premier Consul pensait une fois qu'ils sont soumis à des instigations anglaises, il leur retirerait sa bienveillance et ne la retournerait jamais.
Dans la circonstance actuelle, la bienveillance du premier Consul leur est utile pour les cas imprévus, elle leur est utile pour leur commerce, car si le premier Consul prohibait la navigation des bâtiments hollandais sur le Rhin, que deviendrait la Hollande ? II est donc essentiel pour eux de se conduire avec réflexion et de ne pas compromettre leur tranquillité à l’instigation d'un parti ennemi de l’Europe et qui voudrait la replonger dans les horreurs de la guerre. »
« [J’]ai fait sentir [au Premier Consul] que c'était l’Angleterre qui poussait à quelque éclat en Batavie pour donner matière aux criailleries du Parlement; que si le gouvernement se laissait aller à des suggestions aussi perfides, et qu'il essayât de réclamer avec ostentation le départ des troupes françaises, il ferait à la fois un acte d'imprévoyance et d'ingratitude ; d'imprévoyance parce que ces troupes qui sont si peu nombreuses qu'elles ne peuvent donner aucun ombrage, forment cependant la seule garantie du repos intérieur de la Hollande et de la stabilité du gouvernement; d'ingratitude, parce que sil est une puissance qui ait tiré avantage de la roideur que le premier Consul a mise dans la négociation de la paix, c'est la Hollande.
Qu'en résultât-il, il faut attendre pour l'entière évacuation des troupes françaises que le traité d'Amiens ait eu sa pleine exécution ; que le Cap et les colonies orientales aient été remises en la possession des Bataves. C'est donc dans cette direction que vous continuerez à agir. »
Les deux républiques finirent cependant par s’entendre et s’accordèrent en janvier 1803 sur le fait que deux demi-brigades françaises (contre cinq à l’origine) seraient maintenues en Hollande pour une durée d’un an. Si cet accord réglait la question de la convention de la Haye, celle de l’indépendance de la Hollande était toujours posée… Et sur ce point, Talleyrand, dans sa missive du 19 janvier adressée à l’ambassadeur de France, restait clair :
« Lorsque dans la discussion on cherche à faire valoir et à mettre en opposition certaines joies d'indépendance, vous devez observer que dans la réalité cette question se réduit à savoir si la France gardera la Belgique, et sans doute on ne croit plus à la Haye que cette conquête lui soit enlevée.
Or tant que la France et la Batavie seront limitrophes, il faut que la Batavie se dévoue à prendre part à toutes les querelles de la France contre l’Angleterre. »
Pour revenir aux relations entre traités, on a pu remarquer plus haut dans la correspondance de Talleyrand qu’à la non application de la convention de la Haye par Paris, la diplomatie française répondait, tant aux Hollandais qu’aux Anglais, par la non application par Londres du traité d’Amiens relatif à la restitution des colonies bataves, et tout particulièrement à celle fort stratégique du Cap.
Pourtant quand Talleyrand coucha sur le papier ce dernier argument (16 décembre 1802), il n’y avait pas lieu de soupçonner que cette dernière place ne serait pas remise à la Hollande. Sur place, les commissaires Mist et Janssens s’apprêtaient d’ailleurs à débarquer (ils le firent le 23 décembre) et à s’accorder avec le gouverneur anglais Dundas. La passation des pouvoirs prévue pour le 1er janvier n’eut cependant pas lieu, Dundas ayant reçu, la veille de la cérémonie, ordre de Londres (rédigé le 17 octobre précédent ; l’annexion du Piémont et la médiation armée en Suisse avaient grandement raidi les positions britanniques) de différer la restitution de la colonie et d’en garder possession jusqu’à nouvel ordre. Finalement (si les tensions franco-anglaises allaient grandissantes, on n’oubliait pas à Londres qu’il convenait de ne pas se mettre à dos la république batave que l’on espérait voir opter pour la neutralité dans un éventuel conflit à venir), un contre-ordre fut envoyé le 16 novembre et réceptionné au Cap le 19 février 1803. Le 21, le drapeau batave flottait enfin sur les fortifications, et les dernières troupes britanniques s’embarquèrent le 2 mars.
Talleyrand, le 30 du même mois, exigea des explications sur les nouvelles annonçant le maintien des troupes anglaises au Cap. A quoi, l’ambassadeur Whitworth, le 7 avril, assura que les ordres avaient été transmis en novembre et qu’en conséquence, en attendant confirmation, il n’y avait pas lieu de douter de la restitution de cette place à la république batave.
Remonter l’Atlantique n’est pas une mince affaire et la nouvelle de la remise de la colonie aux autorités bataves ne put être transmise en Europe que fin avril ; à cette date où le torchon n’en finissait plus de brûler et où l’on marchait à la guerre, la question de l’évacuation de la Hollande, déjà réglé par l’accord franco-batave de janvier, était cependant bel et bien oubliée.
Elle l’était d’autant plus qu’au contraire, un mois plus tôt, le 25 mars, en réaction préventive aux préparatifs militaires britanniques lancés depuis la déclaration du roi Georges III du 8 mars précédent face aux Chambres du Parlement (tout en se plaçant aux premières loges au cas où la décision d’envahir le Hanovre était prise), Bonaparte avait ordonné l’envoi de nouvelles troupes en Hollande. A ce sujet, on peut rappeler que si les deux républiques étaient unies depuis le 16 mai 1795 par le traité d’alliance de La Haye, ce traité n’autorisait cependant pas la France, vu que la guerre n’était pas encore effective, à envoyer des troupes en Hollande.
Ainsi le mois de mars 1803 vit les Hollandais notifier en vain leurs craintes vis à vis de l’arrivée de pareils renforts (van der Goes à Schimmelpenninck, 18 mars 1803) :
« Le gouvernement batave apprend avec la plus vive douleur les craintes conçues par le premier Consul sur la stabilité de la paix; il est plein de confiance dans les mesures qu’adoptera le gouvernement français pour prévenir une rupture ainsi que l’espère encore le premier Consul, rupture qui par les intentions manifestées du premier Consul à l'égard de cette république entrainerait dans le moment actuel non seulement sa ruine totale par la perte de ses vaisseaux et de ses colonies, mais fournirait à l'Angleterre des ressources infinies pour soutenir la guerre. Il supplie toujours le premier Consul de n’envoyer des troupes qu'à l'instant où tout espoir serait évanoui, afin de ne pas porter avant le temps le coup mortel au crédit, aux assurances et au commerce. »
La réponse de Talleyrand le 25 mars à l’ambassadeur hollandais ne souffrait guère de réponse :
« Le soussigné, ministre des relations extérieures, est chargé de faire connaître à monsieur l'ambassadeur de la République batave que les mouvements qui depuis quinze jours présagent une rupture entre la France et l’Angleterre et l'arrivée de deux frégates anglaises devant Helvoetsluys pour s'opposer à la sortie de tout bâtiment français permettent de penser qu'il y a eu en Angleterre des projets sur l’île de Walcheren.
Le premier Consul a donné en conséquence l’ordre à un corps de troupes de se rendre à Breda, de garnir l’île de Walcheren et de se porter dans tous les points du territoire batave qui seraient menacés par des croisières anglaises.
Le gouvernement batave est pénétré sans doute de la nécessité de se tenir en garde, et il n'ignore pas le peu de foi qu'on peut avoir à la parole d'un gouvernement qui a donné l'ordre de réoccuper le Cap en pleine paix et sans aucune déclaration préalable de guerre.
Le premier Consul se repose donc avec toute confiance sur le soin que mettra le gouvernement batave à seconder les mesures prises pour la défense commune, et pour empêcher que le territoire ou le pavillon des deux pays puissent être outragés. »
Une fois les troupes en place, le discours restait le même (Talleyrand à van Steenwijk, 13 avril 1803) :
« Le premier Consul ayant été informé que les troupes hollandaises avaient capitulé au Cap, d’une manière aussi extraordinaire qu'inattendue, et qu'une escadre anglaise s'était présentée devant l’embouchure de la Meuse, c.a.d. sur le rivage et dans les mers même de la Hollande, pour y bloquer l’expédition française, a vu avec un extrême regret que le gouvernement batave n'eût pas fait sur-le-champ des dispositions suffisantes pour mettre l’île de Walcheren, la place de Flessingue et celle d'Helvoetsluys en état de défense; et pour empêcher toute surprise de la part d'une nation dont la conduite est tout à fait inexplicable , il s’est vu forcé à prendre de lui-même les mesures indispensables qu'exigeait la gravité des circonstances.
S'il est un temps pour les négociations et pour les ménagements diplomatiques, il en est un où les gouvernements sages et prévoyants, après avoir fait tout ce qui est compatible avec l’honneur, doivent aller au plus pressé et mettre d'avance à l’abri de toute inquiétude des points faibles et qui se trouvent menacés avant même l’ouverture des hostilités.
D’ailleurs les intérêts propres que la République française a dans Flessingue, n’ont pas permis au premier Consul de négliger aucun moyen d'en assurer la défense. Il a fait partir à la hâte le général de brigade Monnet, et sans lui donner aucune instruction de détail, il l'a chargé de répondre sur sa tête de la sûreté d'une place dont la conservation importe également aux deux Républiques, et le gouvernement batave n'a pu être étonné qu'un officier chargé d'une pareille responsabilité, ait mis quelque rigueur dans l'exécution des ordres qu'il juge nécessaires au salut du poste qui lui est confié. Il eut été plus désirable que le gouvernement batave eût déjà pris de son côté des mesures plus efficaces pour la défense des côtes, pour la sûreté du port et des chantiers d'Helvoetsluys, menacés par la présence d'une croisière qui ne peut avoir que des vues hostiles.
Le gouvernement batave n'a pu oublier que les troupes françaises avaient effectivement évacué la Batavie, que celles restées sous les ordres du général Victor et destinées pour la Louisiane n'avaient été retenues que par les glaces, que les deux brigades demeurées à Breda sous les ordres du général Montrichard devaient quitter la Hollande au moment où l’on eût appris l'exécution du traité d'Amiens et l’entière évacuation des postes qui devaient être remis aux Bataves. Les dispositions différentes qui ont eu ou qui auront lieu, sont et seront la conséquence de la conduite de l’Angleterre.
Le premier Consul essaye tous les moyens qui peuvent empêcher le renouvellement de la guerre, et parmi les raisons qui lui inspirent l’extrême modération qu'il porte dans cette querelle, il faut mettre en première ligne le sentiment qu'il a des pertes que pourrait éprouver la Batavie par la reprise des hostilités. Rien de ce qui intéresse cette puissance ne peut être étranger au gouvernement français, et il se fait une loi d'y veiller. Mais si enfin le gouvernement britannique veut la guerre, elle ne pourra être évitée, et il ne restera aux alliés qu'à se confier à la justice de leur cause et à l’énergie de leurs peuples. Les troupes hollandaises ne pouvant suffire à défendre le pays contre les incursions de l’Angleterre, la France sera empressée d'y pourvoir, et certainement la Batavie ne pourra manquer de mettre la confiance la plus entière dans les mesures prises par le gouvernement français, et montrera un vif désir de les seconder pour assurer le succès de la cause commune. »
Ainsi, quoiqu’en dise le traité franco-batave de 1795, les Hollandais devaient se soumettre à la volonté leur puissant allié.
Par ailleurs, si les forces françaises présentes en république batave en vertu de la convention de la Haye inquiétaient déjà fortement les Anglais, de tels renforts ne purent qu’augmenter leur courroux et l’exigence de l’évacuation de la Hollande apparut logiquement dans l’ultimatum britannique lancé le 26 avril. La réponse vint le 2 mai : à l’indépendance de la république batave passablement écornée dénoncée par Londres – traité contre traité - Paris répondait que « les troupes françaises évacueront la Hollande dès l’instant où les stipulations du traité d’Amiens, pour chacune des parties du monde, seront exécutées. »
Le serpent se mordait la queue… Dix jours plus tard, Witworth quittait Paris.
On a vu comment selon l’appréciation des uns ou des autres, les traités internationaux se devaient ou non d’interagir. Cette règle pouvait cependant avoir des applications variables.
Ainsi, si au final, les affaires suisse, piémontaise et batave prirent une grande importance au nom des engagements contractés antérieurement à Amiens par la France et au nom de ce que Londres nommait l’esprit d’Amiens ; dans un premier temps, au contraire, les Anglais affirmèrent qu’ils étaient prêts malgré tout à ne pas faire cas de ces questions, et, qu’en conséquence, l’évacuation de Malte pouvait avoir lieu.
En somme la première source de conflit entre la France et le Royaume-Uni pouvait être réglé, et ce, malgré les engagements non tenus par Paris. Difficile donc d’y voir clair dans cette approche variable avec le temps, où le traité franco-autrichien de Lunéville, la convention franco-russe de Paris et la convention franco-batave de La Haye pouvaient être jugés à Londres, selon le moment, comme composantes négligeables ou essentielles.
A moins qu’il ne s’agisse ici que de mots et de ruse diplomatique, car comme chacun sait, les Anglais n’évacuèrent pas Malte. En effet, s’ils prétendirent s’asseoir sur les engagements pris par la France à Lunéville, à Paris et à La Haye, et être finalement prêts à quitter l’archipel maltais, ils signifièrent dans le même élan qu’ils n’en feraient rien à cause de la publication dans le Moniteur du 30 janvier 1803 du rapport Sébastiani (rapport de Whitworth à Hawkesbury le 17 février 1803, suite à son entretien avec Talleyrand le 13 du même mois) :
« Il m'aurait été donné des instructions qui m'auraient autorisé à déclarer que Sa Majesté était prête à exécuter entièrement l'article X du traité d'Amiens, si la publication officielle du rapport du Colonel Sébastiani au Premier Consul, n'avait pas excité l'attention du Gouvernement de Sa Majesté. Il était inutile de récapituler les particularités de ce rapport très extraordinaire ; mais je lui demandai s'il n'était pas de nature, même en mettant de côté les allusions personnelles qu'il contenait, à exciter la plus grande jalousie dans l'esprit des Ministres de Sa Majesté, et à exiger de leur part toutes les mesures de précaution. Je finis en lui déclarant distinctement qu'il était impossible à Sa Majesté d'entamer aucune discussion ultérieure relativement à Malte, à moins qu'Elle ne reçoive des explications suffisantes à ce sujet du Premier Consul. »
Penchons-nous donc quelque peu sur ce rapport qui fut alors brandi par les Anglais pour expliquer le non-respect « in extremis » de l’article 10 du traité d’Amiens (je reprends ici les passages ayant provoqué le courroux des Britanniques : les accusations vis à vis de Stuart, l’éventualité d’une nouvelle campagne d’Egypte et l’avenir de la république des Sept-Iles) :
« [Le 16 octobre 1802] je suis arrivé à Alexandrie. Le même jour je me suis rendu chez le général Stuart, commandant les forces anglaises de terre et de mer. Je lui ai communiqué l'ordre du ministre des relations extérieures, qui m'enjoignait de me rendre à Alexandrie, et si les Anglais occupaient encore la place, de demander une prompte évacuation, et l'exécution du traité d'Amiens.
D'abord le général Stuart me dit que l'évacuation de la place aurait lieu sous peu ; mais voyant que j'insistais, et que je désirais une réponse moins vague, il me déclara qu'il n'avait aucun ordre de sa cour de quitter Alexandrie, et qu'il croyait même y passer l'hiver.
Le général Stuart est un homme d'un esprit médiocre. Il a pour aide-de-camp un émigré français, appelé le chevalier de Sades, homme d'esprit, ennemi de la France ; il a beaucoup d'influence sur le général.
[...]
Le 29 , en revenant du fort Dupuy [au Caire], un soldat me menace de son attagan, Comme il avait l'air ivre, et que les habitants de la ville témoignaient hautement leur indignation contre lui, je ne m'arrêtai point à ses menaces, et je continuai ma route. Un moment après, passe à cheval devant moi Mustapha Oukil, un des premiers de la ville. En passant, il reproche à mes saïs de marcher devant un chrétien, et surtout devant un Français, et les menace de la bastonnade après mon départ. Je crus ne devoir pas garder le silence sur une pareille insulte; et, rentré chez moi, j'envoyai le citoyen Jaubert auprès du pacha, pour me plaindre et demander une prompte réparation. Je lui déclarai que j'entendais que cet homme se rendît chez moi publiquement, pour me demander pardon, se mettre à ma disposition, et implorer ma pitié. Il se trouva que Mustapha était très-protégé du pacha, et l'on chercha à arranger la chose autrement; mais j'insistai en déclarant formellement au pacha, que si cette réparation n'avait pas lieu de la manière dont je l'avais demandée, je partirais sur-le-champ, et que j'écrirais immédiatement à Paris et à Constantinople, pour me plaindre. Cette déclaration produisit tout l'effet que j'en attendais, et Mustapha effrayé se rendit le lendemain chez moi, conduit par M. Rosetti, me demanda publiquement pardon et se mit à ma disposition. Je lui dis que mon premier mouvement avait été de lui faire trancher la tête, et que je n'avais accordé sa vie qu'aux sollicitations du pacha et de M. Rosetti ; mais que, s'il lui arrivait dorénavant d'insulter des Français ou des gens de leur suite, sa perte serait inévitable.
Cette affaire, qui se divulgua à l'instant dans la ville, produisit le meilleur effet. Le même jour on chercha à exciter les Albanais contre moi. Deux lettres venant de Rosette, et écrites par des protégés anglais, assuraient que l'on avait signalé, sur les côtes de la Natolie, une flotte française de trois cents voiles ; que nous marchions sur Constantinople, et que mon séjour en Égypte n'avait d'autre but que de les tromper et de les endormir sur leurs dangers. Je fis venir chez moi le négociant qui avait reçu la lettre; je le sommai de me la remettre, ce qu'il fit aussitôt : je l'envoyai à l'instant au pacha lui-même, en lui faisant dire que ces nouvelles absurdes étaient répandues pour occasionner des désordres, et pour chercher à altérer la bonne harmonie qui existait entre la France et la sublime Porte ; que j'en garantissais la fausseté sur ma tête. . Le pacha avait connu le piège, et n'en avait point été la dupe. Il me communiqua même une lettre du général Stuart, qu'il venait de recevoir, et à laquelle était joint un ordre du jour du premier Consul, lors de son commandement de l'armée d'Orient. Cet ordre du jour, du mois de septembre 1798, rappelait aux Égyptiens que Constantinople était tributaire de l'Arabie, et que le temps était venu de rendre au Caire sa suprématie, et de détruire en Orient l'empire des Osmanlis. Le général Stuart priait le pacha du Caire de se bien pénétrer de l'esprit de cet ordre, et de voir après, quelle devait être la sincérité de notre attachement et de notre paix avec les Turcs.
Je fus indigné de voir qu'un militaire d'une des nations les plus policées de l'Europe se dégradât au point de chercher à faire assassiner, au moyen d'insinuations de cette nature. Il a été trompé dans son attente. Le pacha m'a prodigué, jusqu'au moment de mon départ, les traitements les plus flatteurs, et le commissaire anglais au Caire a été témoin de l'attachement de cette ville aux Français.
[…]
Je ne m’écarterai point de la vérité, en assurant que les isles de la Mer Ionienne se déclareront Françaises, dès qu’on le ‘voudra.
[…]
[En guise de conclusion aux observations faites sur l’armée turque:] Il est inutile d'ajouter que ce n'est pas là une armée : ce sont des hommes mal armés, sans discipline, sans confiance dans leurs chefs, et énervés par des excès de débauche. Les chefs ressemblent en tout à leurs soldats : ignorant jusqu'aux premiers éléments de l'art militaire, et conduits uniquement par l'appât des richesses, ils ne songent qu'à s'enrichir et à trouver des moyens de se retirer avec sûreté. Six mille Français suffiraient aujourd'hui pour conquérir l'Égypte. »
Il peut paraître bien imprudent (à noter que peu de temps auparavant avait été publié Outre-Manche le brûlot de Wilson sur la campagne d’Orient) d’avoir permis la parution d’un tel rapport dans un journal officiel comme le Moniteur dans le sens où il était évident qu’il serait fort mal reçu à Londres. Il était cependant bien moins aisé de prévoir que cet article allait être avancé comme un prétexte par les Anglais pour différer l’évacuation de Malte.
Six jours après la publication, Bonaparte faisait d’ailleurs écrire ces mots à son ambassadeur à Londres :
« Vous aurez vu dans le Moniteur le rapport que le colonel Sébastiani a fait de son voyage dans le Levant, et très probablement le ministère anglais n'aura pas manqué de se montrer offensé de l'esprit d'observation qu'a porté cet officier dans l'examen des forces militaires et de relever la phrase où il dit que six mille Français suffiraient pour conquérir l'Egypte.
Il vous aura été facile de répondre à ses observations, et vous aurez dû le faire avec beaucoup de vivacité et de force. Un officier français envoyé pour rétablir les relations commerciales et habituelles de la France avec l'Égypte a dû être étonné de voir que l'armée anglaise n'eût point encore évacué ce pays.
Étranger à la politique, cet officier aura dû considérer comme un commencement d'hostilité une violation aussi manifeste d'un traité de paix aussi solennel; et dès lors son esprit a dû naturellement se livrer à des calculs de guerre et à l'examen des chances qu'elle pourrait présenter, car, en effet, n'est-ce pas provoquer le retour de la guerre que de garder l'Égypte et Malte au mépris des stipulations du traité d'Amiens ? »
A lire cette missive, la publication du rapport revenait à montrer légitimement les griffes face au non-respect du traité d’Amiens de la part de Londres et d’obtenir en réponse les évacuations stipulées lors de la conclusion de la paix.
Au final, les menaces, mêmes de portée limitée, ne firent que rigidifier encore la position anglaise...
A ce propos, les mots que le Premier Consul tint devant l’ambassadeur anglais demandant des explications ne permirent guère d’adoucir les angles :
« Il en vint alors à ce qui regardait l'Egypte, et me dit que s'il avait eu le moindre désir de s'en emparer par la force, il aurait pu y parvenir depuis un mois, en envoyant à Aboukir vingt-cinq mille hommes, qui se seraient emparés de tout le pays, en dépit des quatre mille Anglais qui formaient la garnison, et qui, au lieu d'être un moyen de garantir l'Egypte, lui fournissaient au contraire un prétexte pour s'en emparer; qu'il ne l'avait pas fait, quelque désir qu'il eût d'y établir une colonie, parce qu'il avait jugé que cela ne valait pas la peine de courir les risques d'une guerre, où il paraîtrait l'agresseur, et qui lui offrait peu de chances favorables, d'autant mieux que tôt ou tard l’Égypte tomberait dans les mains des Français, soit par la dissolution de l'empire de Turquie, soit par un arrangement avec la Porte. »
Ainsi, si à Londres, on reconnaissait (seulement pour un temps puisque dans les faits ces arguments revinrent par la suite) pouvoir oublier les manquements de la France au traité de Lunéville, à la convention de Paris et à celle de La Haye, on trouvait au contraire, dans le rapport de Sébastiani, matière à ne pas respecter le traité d’Amiens et tout particulièrement l’un de ses articles les plus importants : celui portant sur Malte. Les Anglais, outre les graves accusations portées sur Stuart, voyaient en effet dans les mots de Sébastiani la preuve (ou tout du moins un faisceau d’éléments suffisamment forts, renforcés d’ailleurs par les propos de Bonaparte concernant l’Égypte) que la France menait une politique visant à violer deux articles du traité d’Amiens, les 8e et 9e :
«-Les territoires, possessions et droits de la sublime Porte, sont maintenus dans leur intégrité, tels qu’ils étaient avant la guerre.
-La République des Sept-Isles est reconnue. »
Le Levant étant menacé (ou considéré comme tel), il convenait donc aux Anglais de s’en montrer les défenseurs (Londres était lié sur ce point avec l’Empire ottoman par le traité de Constantinople du 5 janvier 1799) ; et à ce titre, le maintien de leurs forces à Malte s’imposait.
Mettre en avant les menaces pesant sur l’Égypte et sur la république des Sept-Iles n’était d’ailleurs pas sans laisser indifférent un potentiel allié : la Russie, pour qui des visées françaises sur l’empire Ottoman ne pouvaient être vues qu’avec défiance, et qui avait sous sa protection les îles ioniennes depuis le traité russo-ottoman de Constantinople du 21 mars 1800.