Sigaut évoque les grands seigneurs débauchés de l'époque, ce qu'elle nomme "la face noire du libertinage".
Tels le grand prieur de Vendôme, qui en tant que grand prieur de l'ordre de Saint Jean de Jérusalem était à la tête d'une sorte de petite principauté indépendante à Paris, l'enclos du Temple (ex territoire des Templiers), où la police n'avait pas le droit de pénétrer, et qui abritait environ 4 000 personnes, tants gueux et criminels que nobles.
Ce prieur, ainsi que son frère aîné le duc de Vendôme (descendants du bâtard de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées) était connu pour ses débauches.
A tel point que Louis XIV jugea bon de l'exiler; le Régent, plus indulgent, le rappela.
Autre débauché et pédophile de l'époque, le prince de Conti, qui devint aussi prieur du Temple en 1749, et qui tenait un registre de ses jeunes "partenaires", avec des notices détaillées accompagnées d'images qu'il faisait peindre.
Pour satisfaire ces débauchés, il fallait trouver des enfants sans cesse renouvelés.
Il est établi--de nombreuses plaintes de parents en font foi (y compris des parents honorablement connus, commerçants, artisans etc) que des exempts (policiers) enlevaient des enfants dans les rues parisiennes (ils recevaient 12 pistoles "par tête" pour ça) et les envoyaient à l'Hôpital général.
Si ces enfants avaient des parents ayant pignon sur rue, les parents les réclamaient et ils sortaient de l'Hôpital contre une somme d'argent.
Si ces enfants n'avaient pas de parents pouvant s'inquiéter d'eux et payer pour leur sortie, un certain nombre d'entre eux restait à l'Hôpital--et pouvait purement et simplement disparaître des registres au bout de quelques temps, tandis que d'autres mouraient comme des mouches. En effet, le taux de mortalité des enfants dans les établissements de l'HG semble avoir été terrifiant, même pour l'époque.
Sigaut cite le cas d'une cargaison d'enfants arrivés d'Auxerre (les exempts allaient "chasser" en province suite aux émeutes parisiennes). Ce sont des enfants âgés de 3 à 8 ans; deux mois après leur arrivée, les 4/5èmes sont morts.
Sigaut remarque aussi un élément bizarre: les registres mettent en évidence que des enfants très jeunes sortent de l'Hôpital, mais ils sortent "seuls", autrement dit, ils ne sont confiés à personne, aucun adulte pour les attendre et les recueuillir à leur sortie.
Elle établit le nombre de ces enfants de moins de 15 ans sortant seuls année par année; il tourne autour d'une moyenne annuelle de 250.
Autre anormalité notée par Sigaut: la Couche était l'institution qui centralisait les enfants abandonnés à Paris. Arrivés à un certain âge, ces enfants étaient envoyés à l'Hôpîtal général (dans un de ses établissements).
Elle note que, en 1747, 145 petites filles sont sorties de la Couche pour être envoyées à la Salpétrière. Seulement 103 sont arrivées à destination, 45 ont disparu. Parmi celles qui arrivent, certaines n'arrivent qu'après 2 ou 3 jours, alors que la Couche (Faubourg St Antoine) et la Salpétrière (actuel emplacement de la mosquée de Paris) sont situées à environ 1/2 heure à 45 minutes de marche, avec des enfants.
Sur certains rapports de police listant les enfants envoyés à l'HG figurent des indications bizarres: tel enfant a "une très jolie figure", tel autre est décrit comme très propre et sans maladie.
Des policiers essayant d'enlever des petites filles ou petits garçons ont été pris à parti par la foule des dizaines de fois, dans certains cas occasionnant des soulèvements populaires ayant entraîné des morts.
Les chefs de la police et les grands, d'Argenson, Luynes etc, ont reconnu ces enlèvements d'enfants mais ont voulu les présenter comme des tentatives d'extorsion de la part de certains policiers "ripoux" : les enfants enlevés étaient rendus contre une rançon, ce qui était moins grave que l'accusation de pédophilie et viols d'enfants et faisait porter le chapeau à des lampistes.
Pour calmer les fureurs populaires, un procès eut lieu, qui passa devant le Parlement; ce fut un déni de justice: les policiers convaincus d'enlèvements d'enfants furent condamnés à une amende minime (trois livres), tandis que 3 des émeutiers étaient pendus.
Après ce résumé des faits tels que présentés par Sigaut, la thèse qu'elle soutient est que le bras de fer entre le roi et le Parlement à propos de qui contrôlait et dirigeait l'HG est moins une question d'affrontement entre jansénistes/parlementaires d'une part et roi et hiérarchie catholique d'autre part qu'une question d'éviter que soient révélés les graves abus commis par les administrateurs de l'HG, (dont certains appartenaient plus ou moins à la mouvance janséniste), tandis que le roi et les évêques voulaient y placer des hommes (et femmes) à eux.
Que les dirigeants en place voyaient comme susceptibles de comprendre l'étendue de ces abus et trafics, et d'en entraver l'exécution.
Et je vais revenir à Damiens après avoir posé le contexte dans lequel s'est déroulé cette affaire
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