Deshays Yves-Marie a écrit :
Le principe même de la lutte des classes s'apparente à une forme de racisme.
C'est à la fois exact et pas assez précis, à mon sens : Le principe de la lutte des classes est celui de la
guerre -qui comme chacun sait depuis Clausewitz, n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens. Ce que fait Marx -mais plus encore Lénine, qui a un sens politique bien plus aigu que Marx- c'est de
désigner l'ennemi, c'est-à-dire -du moins dans les termes schmittiens- faire de la politique. Ces références ne sont pas gratuites, elles sont toutes très liées entre elles : Lénine connaissait son Clausewitz sur le bout des doigts, Schmitt a consacré autant de pages à l'un qu'à l'autre. On est là dans une sorte de tradition de la pensée et de l'action politique, la tradition machiavelienne.
Mais sur le fond, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que Marx et Lénine font ce que tous les politiciens ont fait avant eux, et ce qu'ils font toujours : ils désignent un Ennemi, responsable de tous les maux. Détruisons l'ennemi, ou rendons-le du moins hors d'état de nuire, et nos maux disparaitront.
En ce sens, c'est effectivement une forme de racisme, du moins si l'on comprend qu'au fondement du racisme il y a le même principe de désignation de l'Ennemi (ou du "bouc émissaire" pour prendre un terme girardien qui devrait plus vous parler, Yves-Marie). Mais toutes les idéologies politiques sont fondées sur le même principe : Désigner une race, une ethnie, un peuple, une communauté religieuse, une catégorie sociale, c'est toujours désigner un ennemi à la vindicte.
En fait, ce qui différencie fondamentalement les révolutionnaires (dont Marx et Lénine par exemple) des autres chefs politiques, c'est que l'ennemi est
interne.
Enfin, il faut comprendre ce qu'on entend par "interne". La bourgeoisie n'est interne à la communauté, n'est "in-group", que si, justement, on n'est pas marxiste. Pour les marxistes qui pensent, non pas
la société, non pas
la nation, mais deux communautés bien distinctes, la bourgeoisie et le prolétariat, le bourgeois ne fait pas partie du in-group. C'est justement la raison pour laquelle il peut être Ennemi.
Mais les individus qui ne sont pas marxistes, et qui, donc, réfléchissent en termes de "nation", de "société", de "race", d'"ethnie", etc., bref de toute autre catégorisation que celle qu'adopte le marxisme, eux, ne peuvent donc concevoir les marxistes que comme créant la division
interne, au sein même de la communauté.
Par conséquent, ce qui est reproché aux marxistes, en fait, à travers ce concept de "lutte des classes", c'est d'être cause de la guerre civile, de la
stasie, le grand danger par excellence depuis que les Grecs ont inventé la théorie politique.
Mais de fait, le marxisme n'a pas réussi à imposer
son critère de discrimination bourgeois / prolétaire, et les critères raciaux, ethniques, religieux, nationaux, par exemple, ont perdurés, scellant son échec. Ainsi, il me semble que le stalinisme, dans cette perspective, est une réintégration du nationalisme dans le corps de doctrine -contre l'internationalisme de Trotsky.
Or, la plupart de ceux qui ont tenté de répondre à la question posée ici l'ont fait justement en invoquant la stasie. C'est-à-dire qu'on part souvent du principe que la guerre au sein de la communauté est plus terrible, plus horrible que celle qui parait opposer deux communautés "distinctes" -selon donc les critères "ethniques" ou "nationaux" qui ont cours encore aujourd'hui.
Sur le plan quatitatif, on peut raisonnablement se poser la question : Les guerres civiles font-elles plus de morts que les guerres entre nations ? Pas évident. Il y a donc peut-être beaucoup d'appréciation subjective -et politique, bien sûr- dans le fait de considérer les révolutions ou les guerres civiles comme plus terribles que les guerres inter-nationales.
Mais il y a quand même peut-être une raison objective également, qui pourrait rejoindre la réflexion de duc de Raguse sur l'idée que la révolution entraine la violence perpétuelle. C'est-à-dire que ce n'est pas à proprement parler la révolution qui entraine une violence perpétuelle -la preuve, la révolution américaine- c'est le fait qu'avec la révolution ou la guerre civile, on a affaire à une guerre entre frères.
Car avec une guerre entre nations ou entre ethnies, une fois la bataille terminée, chacun peut éventuellement retourner dans ses quartiers, de part et d'autre de la frontière. Mais dans une guerre civile, l'ennemi, c'est le frère, le voisin, il est toujours proche, et la violence décroit d'autant moins facilement que la proximité est quotidienne.
(Au passage, ce qui m'apparait comme la différence fondamentale entre la révolution américaine et la révolution française : La révolution américaine n'est pas, à proprement parler une révolution -du moins, selon la terminologie que je propose ici- mais une guerre entre deux peuples, séparés, non par une simple frontière, mais carrément un océan).