Babarberousse a écrit :
Les premiers athées au sens moderne étaient certainement des grecs. Anaxagore de Clazomènes fut condamné à mort pour ses théories athées. Même s'il est vrai que ce type d'accusation était rarement fondé à l'époque, Anaxagore fait preuve d'un patent matérialisme, et l'individualisation profonde des philosophes grecs, leur espèce de capacité à s'extirper des rêts du grégarisme, me font penser que l'hypothèse d'un Anaxagore athée est tout à fait recevable.
Cette discussion m'est revenue en tête en lisant le petit
Quand notre monde est devenu chrétien de Paul Veyne. Cela n'éclaire en rien
l'ensemble de la question (et notamment pas du tout la chrétienté à l'origine de ce sujet), mais seulement ce qui concerne le monde gréco-romain :
Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Paris, Albin Michel, p. 67-72 a écrit :
Sur la croyance, la secte chrétienne posait aux païens une question agressive et neuve : « Quelle est la religion vraie, la vôtre ou la nôtre ? » Cette question de la vérité peut sembler naturelle, immédiate et éternelle en tous les domaines, mais, au cours des siècles, elle ne l'est pas. Je me suis quelquefois demandé si les Grecs croyaient vraiment à leurs mythes. La réponse était pourtant simple : la question de la vérité s'impose moins que ne le supporterait ; nous ne nous demandons pas toujours, sur tout sujet, si une cose est vraie (ou même nous évitons de nous interroger là-dessus, par prudence, par respect), si bien que nous ignorons nous-mêmes si nous y croyons ou non. Le fait de ne pas se poser la question de la vérité crée l'illusion qu'il existerait des époques de foi où tout le monde serait croyant ; en fait, si les gens s'interrogeaient, une minorité au moins d'entre eux découvriraient que l'objet de leur croyance présumée n'éveille en eux aucun écho.
Quand un païen apprenait qu'un peuple lointain adorait des dieux qui lui étaient inconnus, il ne soulevait pas la question de savoir si ces dieux étaient vrais ou faux : il se contentait de cette affirmation "objective". Pour lui, les dieux des autres étaient des dieux de lui inconnus qu'il serait peut-être bon d'importer, de même qu'on acclimate dans son pays d'utiles plantes exotiques. (...) Toutefois, il arrivait que la cité refusât ou expulsât certaines divinités, non parce qu'elles étaient fausses, mais parce que leur culte était immoral (on en jugeait sur leurs rites). Un païen incroyant disait rarement : « les dieux n'existent pas, ne sont pas vrais » ; il se bornait plus souvent à dire : « il est inutile de leur rendre un culte en pensant acquérir leur faveur, leur protection (1) ». On n'affirme fortement la fausseté d'une croyance, au lieu de la laisser en paix, que là où elle s'oppose à celle que l'on professe et que l'on tient expressément pour seule vraie. Pour parodier Hegel, toute conscience d'être vraie veut la mort de l'autre.
Sur ce point, le christianisme se distinguait par un trait encore plus accusé : c'était une religion à profession de foi. Il ne suffisait pas d'être chrétien, il fallait se dire chrétien, le professer, car il y avait avec Dieu une relation personnelle qu'ignorait le paganisme (...). Un païen ne professait rien, ne disait pas croire à ses dieux : (...) il leur rendait un culte et chaque peuple, disait-on, « avait » ses dieux à lui, chaque individu pouvait « avoir » les siens (theous nomizein (2). On ne faisait qu'adorer les dieux qu'on voulait, quand on voulait. Se vuoi, come vuoi, con chi vuoi. C'est depuis l'exclusivisme chrétien qu'on emploie le verbe "croire" (j'entends : "croire expressément, et le dire" ; je ne parle pas ici de la pistis, cette confiance comme enfantine et pleine d'espérance en l'aide d'un dieu) : les chrétiens ne "croyaient" pas aux dieux des païens et réciproquement. Ce verbe n'est employé que par des incroyants, par les chrétiens anciens qui ne croyaient plus à Jupiter et par les historiens et ethnographes modernes qui décrivent les "croyances" d'autrefois ou d'ailleurs.
(1) Qu'on me permette de renvoyer à mon Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2006, p. 480. En d'autres termes, si nous avions interrogé un païen que nous dirions "incroyant", il ne nous aurait pas répondu : « Je ne crois pas aux dieux, les dieux n'existent pas », mais plutôt « tout cela ne m'intéresse pas, je n'ai rien à faire des dieux, je les ignore, il ne sert à rien de les adorer ».
(2) On employait le verbe nomizein pour dire qu'on "avait" tel ou tel dieu et, dans les traités d'alliance internationaux, que deux cités "auraient les mêmes amis et ennemis".
A la page 480 de son
Empire gréco-romain, Paul Veyne traite en fait du caractère "juste" ou "injuste" des dieux païens, de leur morale donc en rapport avec la piété et le culte qu'on leur portait :
Paul Veyne, Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2006, p. 480 a écrit :
Si les dieux ne sont pas justes, ils ne valent rien, ils ne sont rien ; tranchons le mot : ils ne sont pas. Cependant, plus souvent qu'à cette négation, on s'en tenait à la conviction, honnie par Platon, que les dieux ne s'occupaient pas des affaires humaines et qu'il était donc inutile de les honorer et de sacrifier, puisqu'il n'y avait rien à espérer d'eux. L'athéisme se bornait à nier l'utilité de rendre un culte aux dieux. Un indifférent en matière de religion, un incroyant était un homme « qui n'adressait pas de sacrifices ni de prières aux dieux, qui ne recourait pas à la divination et qui se moquait de ceux qui le faisaient » ; comme dit l'un d'eux chez Xénophon : « Crois bien, Socrate, que si je pensais que les dieux se soucient des hommes, je ne les négligerais pas. » (1) Chose frappante, pendant huit bons siècles, l'incroyance consistera à nier l'utilité de la religion, plus souvent qu'elle ne niera l'existence des dieux eux-mêmes, ce qui se comprend : les gens n'ont pas tous la tête métaphysicienne, ils suivent l'ordre des matières plus souvent que celui des raisons ; ils ne commencent pas par l'existence de Dieu ou des dieux, mais par ce qu'ils voient de plus près, l'autorité de leur curé (2) ou bien les rites qui sont censés assurer de bonnes récoltes. Les dieux étaient les maîtres des choses humaines, qui sont toujours incertaines, mais on n'avait pas de rapport passionnels avec eux, leur existence ou leur non-existence ne touchait pas leurs fidèles en plein coeur.
(1) Xénophon, Mémorables, I, 4, 11.
(2) Comme le remarque B. Groethuysen, Origines de l'esprit bourgeois en France, I, p. 40-44, dès le XVIIIe siècle et sans attendre M. Homais, pour un bourgeois, discuter de religion consistait à discuter avec son curé, considéré comme le représentant de Dieu, l'ambassadeur du Ciel.