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Si la notion erronée de survie du plus fort a un sens précis--taille, poids, masse musculaire, énergie exercée exprimée en unités mesurables--la notion de survie du plus apte est beaucoup plus vague, et il est difficile à préciser ce qu'elle recouvre exactement. On se retrouve, comme souvent lorsqu'il s'agit de définir la supériorité, pour des animaux ou pour des hommes, dans une logique circulaire: est qualifié supérieur, ou plus apte , (c'est un peu différent mais pas tant que ça), celui qui sort vainqueur d'une compétition; dans le cas de Darwin et du darwinisme social nazi, la lutte pour la survie.
Cela signifie tout simplement que les paramètres qui vont gouverner la survie d'une espèce dans un contexte donné, a fortiori plusieurs, sont beaucoup trop nombreux pour permettre une prédiction facile, et que le terme de "plus apte" ne peut pas être défini autrement qu'à rebours. Il est possible de dire pourquoi une espèce survit ou décline, à condition de l'étudier de près, elle et son milieu, c'est le travail des écologues. Mais on ne peut pas tirer de conclusions générales à l'échelle de la biocénose mondiale, du genre : les espèces qui survivent sont les plus souples/adaptables, les plus généralistes, ou au contraire les plus spécialisées, les plus grandes, les plus petites, les plus fortes, les plus simples, les plus complexes...
Il est tentant de conclure qu'à l'échelle de l'individu "la nature est de droite" et que la faiblesse entraîne la mort, mais de quoi va vivre le lion s'il n'y a plus d'antilopes ? Si on part dans ce genre de schéma très anthropocentrique, la nature est au contraire de gauche car il y a de la place pour tout le monde ! j'entends par là qu'il y a des forts, des faibles (physiquement), des gros, des petits, des simples, des complexes, des généralistes, des spécialistes, des pionniers, des "père tranquille". Chacune de ces stratégies est constamment validée ou invalidée par la dynamique des équilibres en mouvement perpétuel, mais toutes existent et toutes sont pertinentes : il y a tant et tant de niches...
Conclusion - retour à nos moutons : le plus apte c'est quoi ? C'est celui qui survit et on ne peut pas mieux dire. De la bactérie ou du stromatolite qui vaille que vaille a conservé son CDI depuis l'aube de la vie jusqu'à l'homme ou à la toute dernière variété de goéland du complexe argenté en train d'accéder au rang d'espèce quelque part sur les rives de la Baltique, il n'y a pas d'autre dénominateur commun que le fait d'avoir toujours une niche que l'on soit capable d'exploiter. Quant à la capacité de prédiction, zéro. On peut sélectionner à mort (au propre et au figuré) les individus pour qu'ils soient les plus aptes à exploiter la niche de l'espèce et aboutir à une population qui n'aura aucune capacité à s'adapter à un changement d'environnement, ne serait-ce que parce qu'on aurait trop homogénéisé son génome et tué dans l'oeuf une mutation jusque-là "neutre" ou "peu négative" qui allait être la clé de la survie dans ce nouvel environnement.
Par rapport à la méthode Hitler et à la comparaison faite entre les deux ours : comme le souligne Narduccio cette vision du "plus fort" oublie qu'il est très rare que la lutte pour la survie se place sur le terrain de la force. L'ours brun n'a pas survécu parce qu'il était fort et robuste mais parce qu'il était plus opportuniste en termes d'alimentation. Deux administrations en concurrence qui se battent vont intriguer, comploter, calomnier, ruser, tricher, mais rien, absolument rien ne garantit que c'est la plus efficace et la plus compétente qui va s'imposer. Ce sera probablement celle pilotée par les individus les plus brutaux et les plus cyniques, "qualités" qui ne sont en rien corrélées à la compétence. Au contraire : s'ils n'en ont pas, et triomphent sans, aucune pression ne les obligera à s'en doter.
Si l'on ajoute que ce qui est vrai à l'échelle de l'espèce ou de la biocénose se contredit souvent à l'échelle de l'individu... par exemple : une antilope survit si elle est rapide, en forme, quand le lion arrive, mais sa lignée survit si elle a donné naissance à beaucoup de jeunes - et la reproduction pompe de l'énergie... - on retombe toujours sur la même conclusion : les diverses tentatives de darwinisme social s'appuient sur une lecture des lois de la nature excessivement superficielle et de mauvaise foi.
Maintenant, si Darwin avait bien exposé un principe général juste, l'éco-éthologie et la biologie des populations n'avaient pas encore atteint un niveau d'avancement suffisant pour qu'il fût possible de visualiser toutes ses implications sur le terrain, toute la diversité des combinaisons possibles, la diversité des stratégies de survie, et il était facile de brandir des "exemples" bien spectaculaires au profit des extrapolations que l'on sait.