L'article de 1834 indiqué plus haut est une attaque anti-cléricale classique, contre "la redoutable censure des théologiens, qui avaient toujours au service de leur opinion, bonne ou mauvaise, trois argumens irrésistibles, la persécution, la prison ou le bûcher." Un cas isolé est étudié : "Je prendrai pour base de cet examen la Topographie chrétienne de Cosmas, publiée par le Père Montfaucon, dans la Collectio nova Patrum. La partie astronomique de ce système est complètement absurde; la partie géographique est remplie de notions fausses et d'idées extravagantes". Une généralisation abusive en résulte : "l'analyse approfondie de ce livre démontre que les opinions qui s'y trouvent ont été celles de plus d'un auteur des premiers siècles du christianisme." Malgré tout, l'auteur haut fonctionnaire (Antoine-Jean Letronne fut directeur de la Bibliothèque du Roi, professeur d'archéologie au Collège de France, directeur de l'Ecole des chartes) se montre prudent. Il dit "de plus d'un", au lieu de dire "de tous", ou "de la majorité".
Cet article de 1834, qui n'eut pas beaucoup d'échos, est presque anecdotique depuis qu'est parue chez Honoré Champion, en 2005, l'oeuvre magistrale de Pierre-Noël Mayaud, en six volumes (environ 3200 pages), intitulée "Le conflit entre l'Astronomie Nouvelle et l'Ecriture Sainte". Il y est recensé d'une manière quasiment exhaustive tout ce qui s'est écrit sur la forme de la terre et des cieux depuis la bible jusqu'au 18e siècle.
Pierre-Noël Mayaud s'oppose à Antoine-Jean Letronne sur trois points :
1. Le nombre de Pères de l'Eglise et de théologiens chrétiens qui se sont trompés
Tome 1, page 83 : Mayaud déclare "on peut dire qu'aucun des Pères de l'église, à l'exception de ceux appartenant à l'école antiochienne, n'a refusé systématiquement la réalité d'une sphéricité de la terre". Pour rappel, Antioche (ancienne capitale de la Syrie, actuellement en Turquie) était le troisième patriarcat de la Chrétienté, derrière celui d'Alexandrie et celui de Rome. Donc l'idée de la terre plate ne fut répandue, au temps de sa plus forte popularité, que chez moins d'un tiers des théologiens.
D'ailleurs, dans l'article de 1834, Antoine-Jean Letronne nomme principalement des chrétiens d'Antioche : "saint Justin martyr" (maintenant appelé pseudo Justin), Diodore de Tarse, Procope de Gaza, Sévérianus de Gabala, et Théodore de Mopsueste.
Mayaud pense que Lactance exprima sa préférence pour la terre plate parce qu'il aurait été influencé par le grand théologien, Lucien d'Antioche, qui se trouvait avec lui auprès de l'empereur Dioclétien. Par contre, le grand contradicteur de Lactance, l'évêque Virgile, était très loin d'Antioche.
Tome 1, page 89 : Mayaud affirme "Les IVe et Ve siècles constituent l'âge d'or de la littérature patristique ; ils sont aussi ceux où ont eu lieu les quatre premiers Conciles Oecuméniques. Les Pères qui prédominent alors sont, en Orient, Athanase, Grégoire de Nazianze, Basile, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome, Cyrille de Jérusalem, Cyrille d'Alexandrie et, en Occident, Hilaire, Ambroise, Jérôme, Augustin et Léon le Grand. Dans le dossier B, celui qui prédomine de loin est Augustin, puis viennent Basile, Ambroise, Jérôme et Jean Chrysostome. Parmi ces derniers, Jean Chrysostome qui dépend de l'école antiochienne nie incontestablement la sphéricité de la terre et du ciel. Aucun des autres ne la refuse formellement, quoi qu'il en soit de certains de leurs textes où ils prennent une position nuancée qui fera que tel ou tel d'entre eux sera classé à tort parmi les opposants. En particulier, et par exemple, Jérôme, dans son Commentaire de l'Epître aux Ephésiens, a des expressions particulièrement fortes contre ceux qui nient la sphéricité."
Antoine-Jean Letronne croit que Cosmas Indicopleustès fut moine. Mayaud dit : "il n'est pas sûr qu'il fut moine". En tous cas, ce ne fut pas un écrivain très connu ni très influent, puisque avant le 19e siècle, il n'est cité pratiquement que par Calmet.
2. La séparation entre la question de sphéricité de la terre et l'existence des antipodiens
Antoine-Jean Letronne considère que le refus de la possibilité d'existence d'hommes aux antipodes impliquerait obligatoirement le refus de la sphéricité de la terre. Mayaud démontre que ce n'est pas vrai. Il y avait beaucoup plus de chrétiens doutant de l'existence d'antipodiens que de chrétiens doutant de la sphéricité de la terre. Le cas typique est celui d'Augustin.
Les raisons invoquées pour l'absence d'antipodiens sont multiples. S'il y en avait, ils auraient voyagés jusqu'à nous ou réciproquement. Les terres connues sont entourées d'eaux, du moins on le suppose car personne n'est descendu plus au sud que l'Egypte. S'il y avait des terres dans l'hémisphère sud, alors il est peu près probable qu'elles soient habitées car Noé a échoué dans l'hémisphère nord, et aucun de ses descendants n'est connu pour avoir franchi la barrière des eaux qui entourent les terres du nord. C'est aussi la raison pour laquelle il ne peut y avoir des hommes sur la lune ou ailleurs.
3. Le bon sens
Descartes écrivait que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".
Mais Antoine-Jean Letronne pense que le bon sens est du côté des anti-cléricaux. Il le dit en parlant de "Cette lutte [...] entre le bon sens des uns et la foi robuste des autres"
Or, très curieusement, c'est aussi le bon sens qui invoqué par les théologiens partisans de la terre plate.
Lactance écrit, dans les Divinae Institutiones, chapitre XXIV : "Ceux qui pensent qu'il y a des antipodiens opposés à nos pas (vestigia) cela a-t-il quelque sens ? ou bien y a-t-il quelqu'un d'assez inepte pour croire qu'il y a des hommes dont les plantes des pieds sont au dessus de leur têtes ? ou bien que ce qui y est posé par terre, pour nous, pend en étant renversé ? que les herbes et les arbres croissent vers le bas ? que les pluies, la neige et la grêle tombent sur terre vers le haut ?"
Pour ma part, il me semble que le bon sens vient principalement de nos sens (vue, ouie, odorat, touché, goût) et de l'habitude. Mais le bon sens a tort quand les sens sont trompés par des illusions. Donc, le bon sens serait de dire que la terre est plate et immobile. Mais le faible rayon de courbure et le mouvement sans accélération créent une illusion qui trompent les sens et donc le bon sens.
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