Rebecca West a écrit :
Concernant Charles Quint, je ne vois pas sa démission comme un symptôme quelconque, pas plus que le fait de scinder ses possessions. Ne pas le faire eut été céder à son fils un amoncellement de problèmes et faire que la couronne du SERG échappe aux Habsbourg. De plus qu'aurait fait un Philippe II devant des princes protestants pour l'essentiel ? Comment aurait-il géré la situation ?
Charles Quint a pris le temps de choisir sa résidence et est loin d'être resté inactif. Il conseillait fréquemment son fils qui le consultait, de même pour deux de ses filles qui eurent des responsabilités politiques (Cf. : l'excellent bouquin de Chaunu ou celui de Brandi sur ce roi-empereur).
Lisez alors aussi Denis Crouzet,
Charles Quint, Empereur d’une fin des temps (qui n’est pas une biographie d’ailleurs mais un essai de portrait psychanalytique de l’empereur, attention, la langue et le propos sont ardus, comme toujours chez Crouzet), vous y trouverez au contraire une accumulation de faits et de témoignages donnant lieu à l'analyse montrant que cette abdication, que sa santé délabrée l’autorise maintenant à considérer, il la portait en lui depuis longtemps, et que celle de 1555 s’explique moins par le simple contexte historique que vous exposez qu’à une aspiration qu’il avait en lui depuis très longtemps, dès les années 1530 lorsque avec sa femme Isabelle de Portugal, en visite au monastère hiéronymite de Yuste, il avait déjà, selon son chroniqueur Juan Ginès de Sepulveda, le projet de se retirer à proximité, souhait qu’il réitère en 1542 après la mort de l’impératrice. Et que cette abdication, sans qu’il soit jamais question de dépression, est cependant sans conteste un symptôme, la manifestation d’une conscience troublée par un combat intérieur, d’une personnalité torturée, très complexe quant à son rapport avec le pouvoir, tension que le dominicain Garcia de Loaysa avait effleurée dans une lettre à l’empereur, mais de manière simpliste en la réduisant à une tendance à l’indolence :
"Il y a toujours eu dans votre personne un combat entre l’indolence et la gloire" … alors que cela est certainement beaucoup plus compliqué, je cite Denis Crouzet :
"Comment ne pas se souvenir que l’Empereur, plus tôt qu’on ne l’imagine, paraît avoir aspiré à se donner une vie autre que celle de gloire et de grandeur programmée pour lui ? […] Comment ne pas le deviner trouvant dans l’empereur Dioclétien un modèle légitimant son rêve de se mettre à l’écart de cette vie qui le voyait si souvent aux prises avec ce double de lui-même ?"L’abdication serait donc selon lui non pas une banale stratégie politique mais la résolution de ce conflit intérieur qui l'a opposé toute sa vie avec ce double, lui permettant ainsi de se réconcilier avec lui-même.
Le fait qu’il continue depuis sa retraite de s’intéresser aux affaires et de conseiller son fils n’est non seulement pas contradictoire avec cette aspiration, mais au contraire le signe d’une personnalité apaisée et libérée de la contrainte: c'est l'homme, le père, et non plus l'empereur ou le roi qui conseille son fils.
Car il fallait qu'il fût puissant, ce malaise intérieur, pour que l'empereur ose ce qui est tout simplement un scandale, et cela seul infirme la thèse d'une simple manœuvre stratégique visant à transmettre le trône dans les meilleures conditions à son fils. Abdiquer, en effet, dans un monde où c’est Dieu qui détermine la place de chacun, et qui a donc choisi Charles comme roi et empereur, on ne peut défaire ce que Dieu a fait. Pensez aux débats théologiques consécutifs à l'abdication de Benoît XVI, pourtant en plein dans notre XXIe siècle, alors au XVIe...
Il lui restait donc à résoudre ce dernier conflit que causait en lui son désir de renoncement; Charles renverse alors le paradigme: c’est au contraire en n’abdiquant pas qu’il déplairait à Dieu, ainsi qu’il le justifie devant la Cour impériale à Bruxelles :
"Epuisé et brisé comme je le suis, j'aurais des comptes à rendre à Dieu et aux hommes si je ne renonçais à gouverner."