Alexis Carrel, né en 1873 à Sainte-Foy-lès-Lyon, n’a cessé d’être considéré pendant près d’un siècle comme ” l’un des plus grands savants qu’ait eu la France ces dernières années ” (Jean Rostand). Installé aux Etats-Unis à partir de 1901 (il fit la plus grande partie de sa carrière à l’Institut Rockefeller de New York), il reçut dès 1912 le Prix Nobel de médecine et de physiologie. Pionnier de la greffe d’organes, co-inventeur de la célèbre eau de Dakin, il effectua des travaux sur les transplantations, la culture des tissus et les sutures vasculaires qui permirent, pendant la Première Guerre mondiale, de sauver d’innombrables vies humaines. Il devint en 1927 membre de l’Académie des Sciences de Paris, puis l’année suivante membre de l’Académie des Sciences de Moscou. En 1930, avec le célèbre aviateur Lindbergh, il inventa le premier coeur artificiel. Il reçut en 1931 la médaille Nordhoff-Jung pour ses recherches sur le cancer.
En 1935, pour répondre à la demande de ses amis américains, (les ” philosophes ” du Century Club), Carrel publie un livre dans lequel il résume ses vues sur l’unité de l’homme et la philosophie du vivant. Ecrit directement en anglais, l’ouvrage sera publié en France sous le titre de L’homme, cet inconnu. En l’espace de quelques années, il connaîtra une vogue extraordinaire et sera salué dans le monde entier.
Dans L’homme, cet inconnu, Carrel, qui se propose de ” rendre à l’être humain, standardisé par la vie moderne, sa personnalité “, prend nettement position en faveur de l ‘eugénisme et suggère l’euthanasie pour les grands criminels non réformables. De telles vues sont alors courantes, et même à certains égards banales. Elles ne doivent rien au racisme allemand : Emil Ludwig, en janvier 1940, a porté témoignage que le nazisme était odieux à Carrel et que le racisme antisémite lui était parfaitement étranger. L’eugénisme de Carrel s’alimente en fait exclusivement aux théories alors en vogue aux Etats-Unis, en particulier à celles répandues dès avant 1914 par l’école de Davenport, qui inspirèrent des législations dans plusieurs Etats.
Entre 1935 et 1939, L’homme, cet inconnu sera traduit dans vingt langues différentes, y compris le finnois, le lituanien, le japonais et l’hébreu. Il s’en vendra plusieurs millions d’exemplaires, dont plus d’un million en France. Carrel est alors au sommet de la célébrité.
En 1936, il est nommé membre de l’Académie des sciences pontificale. Sa proposition d’euthanasier les criminels irrécupérables lui vaut les félicitations du biologiste Jean Rostand. Aux Etats-Unis, les rabbins Stephen S. Wise et Abba Hiller Silver se font les propagandistes de son livre, dont le professeur Pierre Lépine dira : ” C’est à la fois un hommage à la science et une affirmation de l’inconnu, une démonstration de l’unité de l’être vivant, aussi irréductible à un principe matériel qu’à une entité spirituelle “.
Contre l’avis de ses amis américains, Carrel rentre en France en 1941, où il devient le régent de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains. Créée par une loi du 17 novembre 1941, celle-ci est statutairement chargée de ” l’étude, sous tous ses aspects, des mesures les plus propres à sauvegarder, améliorer et développer la population française dans toutes ses activités “. Carrel veut en fait y concrétiser les idées émises en 1937 dans son discours du Dartmouth College, ” La construction des hommes civilisés ”. Dotée d’emblée d’un budget équivalent à celui du CNRS de l’époque, et fonctionnant de manière autonome, la Fondation aura pour secrétaire général Jacques Ménétrier, puis François Perroux. Ses effectifs dépasseront les 250 personnes en janvier 1944. Elle sera notamment à l’origine de la loi du 23 juillet 1942, instaurant la médecine du travail, le certificat de santé prénuptial et le livret scolaire. Mais son œuvre est beaucoup plus considérable : analyses démographiques de Robert Gessain, Paul Vincent et Jean Bourgeois, études pionnières de Jean Sutter sur la nutrition, travaux sur l’habitat réalisés par l’équipe de Jean Merlet, enquêtes par sondage dirigées par Jean Stoetzel, publications du département de sociologie animé par François Perroux, etc…
Carrel, pas plus qu’aucun membre de son équipe, ne sera inquiété à la Libération. Il meurt le 5 novembre 1944 d’une crise cardiaque. La Fondation donne alors naissance à l’Institut national d’études démographiques (INED).
L’homme, cet inconnu, après la guerre, est bien entendu constamment réédité. Nul ne trouve à y redire. En 1946 et 1947, les ventes dépasseront même largement celles des années 1943 et 1945. Plusieurs livres sont également consacrés à Carrel, dont on publie aussi les œuvres posthumes. Le 21 juin 1992, au cours d’un voyage en Normandie, François Mitterrand se rend dans la maison qu’occupa Alexis Carrel à Tocqueville et déclare : ” Ce fut l’un des esprits les plus clairvoyants depuis un siècle et demi ”
Carrel se voit également associé à titre posthume au mouvement lepéniste. On le proclame ” théoricien des chambres à gaz ”
, et même ” Nobel des chambres à gaz ” re
. Un denommmé Jean-Pierre Allali va jusqu’à écrire qu’ ” il est grand temps de démythifier ce ’scientifique’ (Tribune Juive, 11 mars 1993, p. 40)
Faute de pouvoir s’en prendre à l’homme, on s’en prend à sa mémoire. Le mouvement ” Ras l’front ” lance une campagne pour qu’on débaptise les rues portant son nom. Le vice-président des éditions Syllepse, Armand Ajzenberg, affirme qu’ ” une rue Alexis Carrel débaptisée est à chaque fois un coup porté à la réhabilitation de l’idéologie vichyste, une part d’identité de Jean-Marie Le Pen et du Front National arrachée ”.
En juin 1992, l’avenue Alexis Carrel de Sarcelles est débaptisée par le maire RPR de la ville et remplacée par une avenue de Lattre de Tassigny. A Lyon, le conseil d’administration de l’université Claude Bernard (Lyon I) se prononce, par 32 voix contre 19, pour la suppression du nom d’Alexis Carrel donné en 1969 à l’une des quatre facultés de médecine de la ville, malgré l’opposition du doyen de l’établissement, le professeur Jean-Louis Evreux, qui s’étonne de cette ” indignation à retardement ” aux allures de ” chasse aux sorcières “. A Béziers, la rue Alexis Carrel devient rue Martin Luther King. A Limoges, elle est rebaptisée rue des Combattants du ghetto de Varsovie. A Montpellier, elle est supprimée en mai 1993, sur la demande des communistes refondateurs. A Strasbourg, début juillet 1993, la plaque Alexis-Carrel d’une rue proche du CHU est remplacée par une plaque Haïdi-Hautval. Il est désormais convenu qu’on ne doit plus parler d’Alexis Carrel. L’intéressé n’est plus là pour se défendre.