Laissons Sémelin répondre à cela...
Il revient ici sur la définition d'un concept, juridique au départ, de "génocide" que les sciences sociales - sans le repousser ou le nier - ne peuvent utiliser sereinement dans le cadre de leurs travaux et études, sous peine de tomber sous le coup de conflits mémoriaux et de débats judiciaires et de perdre, ainsi, toute indépendance, impartialité et autonomie :
Jacques Sémelin a écrit :
Le terme « génocide » a été créé en 1944 par Raphaël Lemkin, juriste américain d’origine polonaise, et institutionnalisé en 1948, sur le plan international, par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par les Nations Unies. Cette notion de « génocide » est d’un emploi malaisé en sciences sociales du fait des enjeux moraux et politiques qui lui sont associés :
Enjeux de mémoire : du fait de l’existence de cette convention internationale, nombreux sont ceux qui veulent faire reconnaître que les massacres et violences subis dans le passé, de la part de tel groupe ou État, rentre dans la catégorie du génocide : le combat le plus emblématique à cet égard est celui de la communauté arménienne ;
Enjeux liés à l’action immédiate : quand une population semble ou est effectivement en danger de mort, le recours au mot « génocide » constitue comme le signal ultime adressé à tous pour empêcher la tragédie d’advenir ; cela pour provoquer un choc dans les consciences et susciter une intervention internationale en faveur des victimes ;
Enjeux judiciaires proprement dits : pour poursuivre en justice des responsables de violences de masse et de massacres (inculpation de Pinochet et plus récemment de Miloševi? pour « génocide »).
Or, tiraillé entre ces enjeux moraux et politiques, il n’est pas facile pour le chercheur de se frayer un chemin, c’est-à-dire celui de sa propre autonomie. Ces mobilisations communautaires, citoyennes ou judiciaires, si importantes soient-elles, ne relèvent pas véritablement du métier de chercheur.
Il en découle ainsi une profonde réflexion épistémologique quant à l'usage du terme de génocide dans les sciences historiques et même si l'objectif final demeure toujours d'aider à mieux comprendre un processus de mise à mort de masse, une partie de la terminologie liée à la définition (judiciaire et politique) d'un génocide doit être écartée sans aucune réserve :
Jacques Sémelin a écrit :
Or, l’essentiel des études sur le génocide, depuis Lemkin, sont héritières de cette approche initiale. Le champ des études sur le génocide a été enfanté par le droit. Il suffit, pour nous en fournir la preuve, de faire un examen des principaux livres que je viens d’évoquer : ils commencent presque tous par une présentation et une discussion de la convention de l’onu de 1948. Or, on le sait, le texte de cette convention présente des insuffisances, voire des contradictions, sur lesquelles je ne reviendrai pas ici. En résultent maints débats et polémiques entre les chercheurs.
Plus profondément encore, le problème est d’utiliser une notion juridique comme catégorie d’analyse en sciences sociales. Autrement dit, on en vient à utiliser une norme qui est, par définition, politique, puisque le texte de cette convention résulte évidemment d’un accord international entre les États en 1948, dans le contexte de l’après-guerre.
Une telle situation est problématique. Elle fait penser à la critique développée par Durkheim, au début du xxe siècle, à propos de l’utilisation normative de la notion de « crime » en sociologie. En ce début de xxie siècle, nous avons également à développer la critique de l’utilisation normative de la notion de « génocide » dans les sciences sociales.
Ainsi, dans cette perspective d’autonomisation des sciences sociales (évoquée en introduction), cela doit s’exprimer d’abord dans leur émancipation à l’égard du droit et donc du politique. Ce n’est pas forcément à la mode dans la mesure où, de nos jours, tout devient juridique et, inversement, on utilise le droit pour faire de la politique. Le droit étant lui-même politique. En matière de droit international, nous commençons d’ailleurs à disposer d’excellents travaux de synthèse (Schabas, 2000). Néanmoins, cette émancipation de l’approche juridique me semble une étape indispensable, pour ne pas dire vitale, afin que les études sur le génocide acquièrent leur propre maturité.
Première conséquence de cette volonté d’autonomie : elle me conduit à employer un vocabulaire non normatif, non juridique, pour construire cet objet de recherche. En ce sens, je préconise d’abord l’utilisation de la notion de « massacre », comme unité lexicale de référence, dans ce champ d’études. Bien moins générale que celle de violence, la notion de « massacre » désigne une forme d’action le plus souvent collective, détruisant des individus sans défense ce qui, d’ailleurs, se dit aussi des animaux, depuis le Moyen Âge européen.
Une nouvelle typologie peut donc être avancée pour remédier à ce problème selon Sémelin - typologie qui ne fait pas non plus l'unanimité dans la communauté historienne, mais le pavé dans la marre a été jeté.
Jacques Sémelin a écrit :
Mes travaux m’incitent donc à tenter de Penser les massacres (Sémelin, 2001), à partir d’un vocabulaire de base autour de cette notion, distinguant par exemple :
-Massacres de proximité (de type « face to face ») et massacre à distance (du type bombardement aérien) ;
-Massacres bilatéraux (comme dans la guerre civile) et massacres unilatéraux (du type d’un État contre son peuple) ;
-La notion de « massacre de masse » (comme en Indonésie en 1965 ou au Rwanda en 1994) dans lesquels entre 500 000 à 800 000 personnes ont été tuées en quelques semaines) et des massacres à une échelle beaucoup plus réduite, comme en Algérie ou en Colombie. Dans le premier cas, il semble justifié de parler de « massacre de masse », de la même manière que l’on distingue entre une manifestation et une manifestation de masse.
En ajoutant, qu'il faut que l'étude de ces massacres s'accompagne, obligatoirement, de l'étude du
"processus global de destruction".
Pour concéder, en conclusion, qu'une fois le filtre "du processus global de destruction" ait été utilisé et plus particulièrement le couple "destruction/éradication" :
Jacques Sémelin a écrit :
C’est à ce stade ultime de l’éradication que la notion de génocide peut être réintroduite, cette fois-ci comme concept en sciences sociales.
Et, finalement, d'identifier les massacres de masse qui peuvent être qualifiés de génocides, au regard de ce "classement" sérié :
Jacques Sémelin a écrit :
En tout cas, ce sont les dirigeants de l’Allemagne nazie qui ont été le plus loin dans le projet de destruction totale d’une collectivité. En effet, l’extermination des Juifs européens entre 1941 et 1945, qui fait suite à l’élimination partielle des malades mentaux allemands, est l’exemple prototypique de ce processus d’éradication poussé à l’extrême. Dans des contextes historiques fort différents, on peut en dire autant de l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915-1916 et de celle des Rwandais tutsis en 1994. Le but n’est plus ici de forcer un peuple à se disperser sur d’autres territoires. Il s’agit de le faire disparaître, non seulement de sa terre, mais de la terre, pour reprendre l’expression de Hannah Arendt.
Revue Internationale des Sciences sociales, avril 2004.
Ce faisant, Sémelin offre une nouvelle définition du concept de génocide, quantitative et qualitative, dépassant finalement celle du juriste, qu'il ne trouve pas pertinente - comme de nombreux autres historiens anglo-saxons ou Français - pour les raisons exposées précédemment et permettant d'apporter une sorte de boussole au néophyte, afin que tous les massacres que compte l'Histoire de sociétés humaines ne soient pas qualifiés aussi rapidement de "génocides".
Il s'agit là d'une inflexion épistémologique majeure dans le champ des sciences sociales et historiques et elle a bien plus de vingt ans.
Cela dit, il ressort - de manière paradoxale ? - de l'utilisation de ce filtre, que la
Shoah, le génocide arménien et celui des Tutsis constituent les seuls massacres de masse qui peuvent être qualifiés de "génocides", exactement comme le font, d'un point de vue politique et judiciaire, l'ONU et l'Etat français...