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Message Publié : 21 Juin 2020 9:50 
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Marc Bloch
Marc Bloch

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Localisation : Versailles
Notre vision du droit du travail repose sur un postulat simple, voire simpliste : notables et magistrats du XIXe siècle auraient, par refus du régime corporatif d'Ancien Régime, imposé un système légal très défavorable aux salariés.

Je découvre et partage avec ce forum la thèse plus nuancée défendue par Alain Cottereau.

Je recommande notamment la lecture de cette étude très fouillée :
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-26 ... 7_6_280123

Résumé
"L'emancipation ouvriere, a la suite de la Revolution francaise, loin d'etre une formule creuse, a donne lieu a des exigences efficaces de bon droit et s'est traduite en pratiques jurisprudentielles locales. L'article decrit un double phenomene : la mise en oeuvre de cette emancipation, puis sa denegation soudaine durant les annees 1880-1890, un « coup de force dogmatique » tenant pour nulles et non avenues neuf decennies de droit des ouvriers, pour lui substituer le « droit du travail ». Au lieu du principe de bilateralite des volontes libres, s'instaura un principe de protection en contrepartie d'une subordination industrielle imperative."


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Message Publié : 10 Jan 2022 17:55 
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Jean Froissart
Jean Froissart

Inscription : 19 Fév 2011 17:03
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Je ne suis que moyennement convaincu.

J'admets volontiers que je viens d'une vision binaire simpliste, que l'on peut résumer ainsi: depuis la loi Le Chapelier (1791), jusqu'à la loi du 22 mars 1841 sur le travail des enfants, il n'y a aucune loi de protection en France pour le travailleur à l'atelier ou à la manufacture.
Il faut lire à ce sujet les débats parlementaires lors du débat sur la limitation à 10 heures par jour pour les moins de 10 ans (1851). C'est lunaire. (le fameux "nous allons perdre notre compétitivité face à l'Allemagne..." comment dire?)

Cette étude vient donc nuancer -tant mieux, on s'instruit- ce tableau apocalyptique: non, il a existé d'autres formes de protections, jurisprudentielles ou au moyen de conventions collectives (souvent municipale; parfois illégales selon la loi Le Chapelier, et assumées comme telles). Dont acte.

Mais globalement, les exemples donnés ne me semblent pas peser lourd au regard du sidéral vide législatif. OK, ce n'était pas noir-noir, mais gris foncé par certains endroits.

Dans quelle mesure le big-bang ultra-libéral que fut la Révolution a permis l'éclosion de la Révolution industrielle? Surement une grande part, mais je ne peux m'empêcher de penser que le prix à payer a été plus que lourd pour plusieurs générations.


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Message Publié : 10 Jan 2022 18:06 
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Localisation : Région Parisienne
Allons, soyons sérieux, la Révolution n'a fait qu'abolir un système qui était à bout de souffle, qui corsetait les métiers au profit des maîtres, qui empêchait toute évolution des professions. D'ailleurs, il serait bon de s'interroger sur l'influence que les corporations ont eues sur l'artisanat dans les campagnes, des petits malins introduisant de nouvelles techniques interdites en ville. D'ailleurs, quelques corporations se recréèrent avec l'aval de l'Etat, comme la boucherie à Paris dont le nombre fut fixé au maximum à 370 en 1822 après l'avoir été à 300 en 1811.

_________________
Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer (Guillaume le Taciturne)


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Message Publié : 10 Jan 2022 19:25 
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Jean Froissart
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Inscription : 19 Fév 2011 17:03
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Jean-Marc Labat a écrit :
Allons, soyons sérieux, la Révolution n'a fait qu'abolir un système qui était à bout de souffle, qui corsetait les métiers au profit des maîtres, qui empêchait toute évolution des professions.
Mais ce n'est pas contradictoire. Le fait que le système soit sclérosé n'empêche pas que, du point de vue du travailleur, ces règles rigides et désuètes étaient celles qui le protégeaient.


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Message Publié : 10 Jan 2022 19:40 
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Jean-Marc Labat a écrit :
Allons, soyons sérieux, la Révolution n'a fait qu'abolir un système qui était à bout de souffle, qui corsetait les métiers au profit des maîtres, qui empêchait toute évolution des professions.

Le premier effet de la loi Le Chapelier a été une explosion économique, du fait du nombre des ouvriers qui avaient la capacité de se mettre à leur compte.

Le système des corporations interdisait non seulement l'évolution des professions, sur le plan technique, mais créait de fait un numérus clausus dans tous les domaines.

Après, les lois sociales (ou leur inexistence) associées aux début de la révolution industrielle, c'est bien postérieur : celle-ci a démarré en France plus tardivement qu'en Angleterre.

_________________
Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu. (Chamfort)


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Message Publié : 10 Jan 2022 20:39 
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Vézère a écrit :
Jean-Marc Labat a écrit :
Allons, soyons sérieux, la Révolution n'a fait qu'abolir un système qui était à bout de souffle, qui corsetait les métiers au profit des maîtres, qui empêchait toute évolution des professions.
Mais ce n'est pas contradictoire. Le fait que le système soit sclérosé n'empêche pas que, du point de vue du travailleur, ces règles rigides et désuètes étaient celles qui le protégeaient.


Elles le protégeaient, un peu. Mais, il lui empêchait toute évolution s'il ne respectait pas toutes les règles. A votre avis, pourquoi il y avait pas mal de gens qui étaient en-dehors du système des corporations ?

Est-ce qu'un bon ouvrier pouvait devenir un maître ? Oui, cela existait, mais souvent avec de nombreuses règles. Il fallait avoir le niveau technique (jugé par les pairs). Mais, souvent il fallait aussi qu'il y ait des postes. S'il n'y avait que la place pour 300 bouchers, vous pouviez avoir de meilleurs références techniques, voir aussi plus de moyens financiers, mais vous ne pouviez pas devenir boucher. La solution ? Aller dans une autre ville, inventer un nouveau métier, ... Dans certaines villes, les nouveaux faubourgs n'étaient pas toujours considérés comme dépendant de la commune. Donc, il y avait parfois des installations "sauvages" qui pouvaient créer de fortes concurrences et qui entrainaient des procès.

Pour l'ouvrier, les corporations n'étaient pas une garantie de traitement équitable. A votre avis, comment étaient nommés les tribunaux internes qui réglaient les litiges entre maîtres et ouvriers ? Un ouvrier qui n'était pas content de son sort se retrouvait souvent face à d'autres maîtres pour juger s'il était dans son droit ou pas.

_________________
Une théorie n'est scientifique que si elle est réfutable.
Appelez-moi Charlie


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Message Publié : 12 Jan 2022 23:21 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

Inscription : 27 Déc 2013 0:09
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J’ai du mal à tirer de cette étude une conclusion concrète sur la situation ouvrière au cours du dix-neuvième siècle. Je partage dans l’ensemble le sentiment de Vézère : globalement, les exemples donnés d’encadrement jurisprudentiel et de quelques conventions tolérées malgré la loi Le Chapelier ne pèsent pas lourd au regard du sidéral vide législatif.
En effet, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, il n’y avait quasiment pas de droit du travail.
A l’entrée en vigueur du code civil, ce droit se limitait aux deux articles 1780 et 1781 qui visaient le louage des domestiques et ouvriers :
1780 : On ne peut engager ses services qu’à temps, ou pour une entreprise déterminée.
1791 : Le maître est cru sur son affirmation ;
Pour la quotité des gages ;
Pour le paiement du salaire de l’année échue ;
Et pour les a-comptes donnés pour l’année courante.

C’est un peu court et tout à l’avantage du patron : en cas de conflit sur le paiement des gages il est présumé avoir raison et l’employé est présumé avoir tort.
Se sont ajoutées quelques dispositions législatives très timides comme la loi de 1841 qui interdit le travail des enfants de moins de 8 ans, limite la durée de la journée de travail : 8 heures jusqu’à 12 ans et 12 heures jusqu’à 16 ans et interdit le travail de nuit, soit de 21 h à 5 h, tout cela ne s’appliquant toutefois qu’aux entreprises de plus de 20 salariés.

Mais Alain Cottereau nous rappelle que les ouvriers autres que les journaliers travaillant dans les industries n’étaient pas considérés, jusque dans les années 1880, comme s’étant mis au service de leur patron à l’instar d’un domestique mais avaient conclu un marché par lequel ils avaient vendu une prestation. En somme, jusqu’à la fin du Second empire il y avait deux sortes d’ouvriers, les journaliers assimilés à des domestiques et les autres, les vrais ouvriers. Les premiers étaient liés par un contrat de louage de service régi par les articles 1780 et 1781 du code civil tandis que les seconds étaient liés par un contrat de louage d’ouvrage, autrement dit un contrat de marché régi par les articles 1787 à 1799 portant sur les devis et marchés. Ils n’étaient donc pas des salariés au sens de l’actuel code du travail mais ce que nous appelons maintenant des autoentrepreneurs. La conséquence juridique en est que l’ouvrier, le vrai, non le journalier, n’était pas, en principe, placé sous la subordination du patron. Il était rémunéré en principe à la tâche et ne devait qu’un résultat. Cette conception pouvait mener jusqu’à l’interdiction faite au patron de pénétrer dans l’atelier de même qu’un maître d’ouvrage ne peut pénétrer sur un chantier avant la réception de l’ouvrage que sur autorisation du constructeur.

Alain Cottereau rappelle également qu’initialement l’interprétation donnée à la loi Le Chapelier permettait les accords collectifs et que ce n’est qu’après 1948 que s’installa le dogme de l’interdiction de tels accords.

La jurisprudence sur la nature juridique des relations entre l’ouvrier et le patron a donc évolué dès les années 1870 dans un sens très défavorable à l’ouvrier. Reprenons l’exemple du mécanicien d’une compagnie de chemin qui est licencié et perd de ce fait ses droits à la retraite bien qu’il ait cotisé pendant plus de vingt ans.

Hulot fut licencié pour avoir adressé une pétition au ministre des Travaux Public, lui demandant d’intervenir auprès de la compagnie de chemins de fer qui l’employait dans l’intérêt de la santé des employés et la sécurité des voyageurs. Comme prévu dans le règlement de la caisse de retraite, le licenciement entraînait la confiscation des cotisations. La compagnie fut condamnée en première instance et en appel à restituer à Hulot les cotisations versées et à lui payer de lourds dommages et intérêts au motif que la clause du règlement de la caisse de retraite était léonine et constituait la compagnie juge et partie dans sa propre cause. C’était appliquer le droit des contrats inscrit dans le code civil. Les deux parties à un contrat sont à égalité de droit, l’une n’est pas subordonnée à l’autre. Aussi, comme le salarié n’est pas subordonné au patron, tout d’abord l’envoi d’une pétition au ministre ne peut constituer un acte de subordination justifiant le licenciement, ensuite un différend ne peut être tranché que par un juge, nul ne pouvant être juge et partie. Mais la cour de cassation cassa. Rompant avec une jurisprudence bien établie depuis la révolution, elle considéra que Hulot était placé sous la subordination de la compagnie d’où il résultait non seulement que celle-ci pouvait licencier ses employés sans motif mais encore que la confiscation des cotisations était légale car tout règlement d'entreprise était censé être une convention consentie par implication du fait même d'être embauché.

L’étude d’Alain Cottereau est très intéressantes pour l’historien du droit. Mais elle ne porte que sur un point particulier qui ne permet pas de conclure à une détérioration globale du sort des ouvriers. Pour se faire une idée de la condition ouvrière, l'étude suivante est plus instructive : [url]https:https://doi.org/10.3406/annor.1997.4785[/url]. On peut aussi bien sûr lire le rapport de Villermé (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. 1840) qui nous révèle de plus l’état d’esprit d’un contemporain : il n’est pas loin de considérer que ceux qui tombent dans la misère sont responsables de leur sort à cause de leur intempérance, de leur oisiveté, de leur imprévoyance ou de leur débauche. En 1940, ce n’est plus la misère généralisée décrite sous Louis XIV mais les conditions restent précaires et le travail des enfants a de graves effets sanitaires : plus de la moitié des conscrits sont inaptes au service militaire et le ministère de la guerre s’en inquiète.

Vézère a écrit :
Jean-Marc Labat a écrit :
Allons, soyons sérieux, la Révolution n'a fait qu'abolir un système qui était à bout de souffle, qui corsetait les métiers au profit des maîtres, qui empêchait toute évolution des professions.
Mais ce n'est pas contradictoire. Le fait que le système soit sclérosé n'empêche pas que, du point de vue du travailleur, ces règles rigides et désuètes étaient celles qui le protégeaient.
Quand on sait que le seul achat du pain pour nourrir sa famille pouvait absorber entre le quart et la moitié du salaire d'un ouvrier à Paris à la veille de la Révolution, on peut en douter. Entre 1789 et 1940 le sort des ouvriers ne s'était pas globalement dégradé. L'industrialisation naissante créait des problèmes nouveaux auxquels les anciennes corporations ne pouvait apporter de solution.


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Message Publié : 12 Jan 2022 23:39 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

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Je redonne le lien vers l'étude : Législation du travail et rapports sociaux, 1841-1914 : l'exemple d'Elbeuf.


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Message Publié : 13 Jan 2022 15:21 
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Jean Froissart
Jean Froissart

Inscription : 19 Fév 2011 17:03
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Barbetorte a écrit :
Pour se faire une idée de la condition ouvrière, l'étude suivante est plus instructive : [url]https:https://doi.org/10.3406/annor.1997.4785[/url]. On peut aussi bien sûr lire le rapport de Villermé (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. 1840) qui nous révèle de plus l’état d’esprit d’un contemporain : il n’est pas loin de considérer que ceux qui tombent dans la misère sont responsables de leur sort à cause de leur intempérance, de leur oisiveté, de leur imprévoyance ou de leur débauche.
ça, le cocktail Voltaire + Saint-Simon fait des ravages quand ils s'agit pour la classe dominante d'opiner sur la classe ouvrière. Il faudrait que je retrouve quelques citations savoureuse de l'époque, du genre
. il est recommandé d'essayer tant que faire se peut de baisser les salaires ouvriers d'une année sur l'autre, ça maintient une saine pression et l'invite à ne pas glander.
. Le niveau de salaire idéal est celui tel que Monsieur + Madame + les enfants = tout juste un peu moins que les dépenses mensuelles de la famille.
:rool:
Barbetorte a écrit :
L'industrialisation naissante créait des problèmes nouveaux auxquels les anciennes corporations ne pouvait apporter de solution.
Je crois me rappeler que l'article 1384 du Code Civil sur la responsabilité des gens et de choses dont on a la garde fut très intelligemment utilisé par la jurisprudence pour aller dans le sens de la protection de l'ouvrier.
Pendant un moment, un accident dû à une machine (au hasard: un métier à tisser) n'était pas considéré comme de la responsabilité de l'employeur: c'est la machine qui a cassé, c'est la faute à pas de chance. Jusqu'à ce que les tribunaux invoquent cette responsabilité des choses dont on a la garde.


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Message Publié : 13 Jan 2022 15:45 
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Polybe
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Vézère a écrit :
ça, le cocktail Voltaire + Saint-Simon fait des ravages quand ils s'agit pour la classe dominante d'opiner sur la classe ouvrière. Il faudrait que je retrouve quelques citations savoureuse de l'époque, du genre
. il est recommandé d'essayer tant que faire se peut de baisser les salaires ouvriers d'une année sur l'autre, ça maintient une saine pression et l'invite à ne pas glander.

En voici une authentique qui ne le cède en rien à celles que vous avez imaginées:
 "Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remède à leurs maux que dans la patience et la résignation." disait Casimir Perier à la tribune de la chambre après l'écrasement de la révolte des Canuts en 1831.


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Message Publié : 13 Jan 2022 16:27 
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Polybe
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Inscription : 13 Oct 2016 8:18
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Barbetorte a écrit :
Pour se faire une idée de la condition ouvrière, l'étude suivante est plus instructive : [url]https:https://doi.org/10.3406/annor.1997.4785[/url]. On peut aussi bien sûr lire le rapport de Villermé (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. 1840) qui nous révèle de plus l’état d’esprit d’un contemporain : il n’est pas loin de considérer que ceux qui tombent dans la misère sont responsables de leur sort à cause de leur intempérance, de leur oisiveté, de leur imprévoyance ou de leur débauche.

Certes, Villermé en homme de son temps avait aussi une approche moralisatrice de la condition ouvrière; vous faites probablement allusion à sa critique du mélange des sexes ou des avances sur salaires qui favoriseraient la débauche, l’intempérance et l’ivrognerie mais ce serait réducteur de n’y voir que cela, tant son enquête était novatrice, dans la méthode surtout; ce n’est pas par hasard que seule la sienne a fait sensation et est encore citée de nos jours, alors que celle menée par son collègue Benoiston de Châteauneuf en même temps sur le même sujet est tombée dans l’oubli. Il a "mouillé la chemise" pour mener son travail, dirait-on aujourd’hui. Surtout, sa conclusion met l’accent sur l’âge minimal et la durée du travail des enfants, et même si le parcours législatif de la loi de 1841 a commencé juste avant la publication de l’enquête, nul doute que celle-ci, menée entre 1835 et 1837, était déjà connue des législateurs. Ajoutons qu'il ne s'est pas arrêté là: il a encore écrit ensuite sur le travail des enfants en Grande-Bretagne et sur les accidents du travail dans l'industrie.


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Message Publié : 14 Jan 2022 14:18 
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Pierre de L'Estoile
Pierre de L'Estoile

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Message(s) : 2231
Vézère a écrit :
Je crois me rappeler que l'article 1384 du Code Civil sur la responsabilité des gens et de choses dont on a la garde fut très intelligemment utilisé par la jurisprudence pour aller dans le sens de la protection de l'ouvrier.
Pendant un moment, un accident dû à une machine (au hasard: un métier à tisser) n'était pas considéré comme de la responsabilité de l'employeur: c'est la machine qui a cassé, c'est la faute à pas de chance. Jusqu'à ce que les tribunaux invoquent cette responsabilité des choses dont on a la garde.
J’ai trouvé cette étude sur les accidents de travail :https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Le_droit_des_accidents_du_travail_au_XIXe_siecle.pdf

Ce qui est abondamment mentionné dans la littérature est l’arrêt de la cour de cassation du 21 juin 1841 qui est un revirement de jurisprudence. Mais dans cette affaire il n’est pas question de machine, seulement de personnes. Contrairement à la théorie admise jusqu’alors, le patron devient un commettant et devient donc responsable du fait de l’ouvrier que ce soit à l’égard d’un tiers ou d’un autre ouvrier. Jusqu’alors il était admis que l’ouvrier acceptait lors de l’embauche de prendre les risques du travail, le salaire comprenant la rémunération de ce risque librement accepté par l’ouvrier locateur d’ouvrage : … les domestiques étant salariés, trouvaient dans ce salaire un dédommagement suffisant des accidens auxquels les chances du travail pourraient les exposer. (Sirey 1939, p. 432).
La cour de cassation a mis fin à cette théorie : Attendu qu'il suit de là qu'en décidant que cette responsabilité n'existait que dans certains cas; et que, particulièrement, le salaire réglé entre le maître et le domestique affranchissait celui-ci de toute responsabilité quant au dommage causé à l'un de ses domestiques par l'imprudence d'un autre individu salarié au même titre, dans un travail qui leur était commandé en commun, l'arrêt attaqué a expressément violé les dispositions des lois précitées [articles 1382 et 1384 du code civil], soit en admettant des exceptions que la loi ne comporte point, soit en refusant de reconnaître une responsabilité qu'elle prononce. (Sirey 1841 t. 1 p. 478).

Quand l’emploi d’une machine est à l’origine de l’accident, c’est plus compliqué parce que le gardien de la chose est l’ouvrier qui actionne la machine. Les responsabilités peuvent être partagées entre le fournisseur de la machine, le patron qui en est propriétaire et l’ouvrier qui l’actionnait à moins qu’on ne considère que l’accident était imprévisible et que personne n’en est responsable. S’il y a responsabilité de quelqu’un, la charge de la preuve incombe à l’ouvrier victime de l’accident. L’employeur pouvait aussi parfois être mis en cause pénalement mais, dans la plupart des cas, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 9 avril 1898, l’ouvrier ou ses ayant-cause en cas de décès, ne recevaient aucune indemnisation.

Cette loi change tout. Désormais, les accidents de travail sortent du champ du droit commun de la responsabilité et donnent systématiquement droit à une indemnité à la charge du chef d’entreprise dès lors que l’interruption du travail dure plus de quatre jours.


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Message Publié : 14 Jan 2022 22:02 
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Tout à fait intéressantes, ces évolutions juridiques. C'est un plaisir d'avoir un participant aussi bien averti du droit pour pouvoir en suivre les méandres...

Barbetorte a écrit :
l'arrêt attaqué a expressément violé les dispositions des lois précitées [articles 1382 et 1384 du code civil], soit en admettant des exceptions que la loi ne comporte point, soit en refusant de reconnaître une responsabilité qu'elle prononce. (Sirey 1841 t. 1 p. 478).

Une remarque un peu HS :

Sur son blog "Journal d'un avocat", je me souviens avoir lu sous la plume de Maître Eolas (c'est son pseudo, il est avocat pénaliste) à quel point les lois, jusqu'à des époques récentes, étaient rédigées avec une concision remarquable.

", soit en admettant des exceptions que la loi ne comporte point, soit en refusant de reconnaître une responsabilité qu'elle prononce" est un exemple frappant : tout est là, il n'y a pas un mot à retrancher ou à ajouter.

(Eolas déplore que les lois soient de nos jours à la fois trop nombreuses et trop verbeuses.) :rool: :wink:

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