J'aurais sans doute dû être plus claire en citant Riegl, mais vous touchez là à la contradiction fondamentale entre valeurs de mémoire et valeurs d'actualité.
Ces "valeurs" sont très subjectives d'une personne à une autre. Vous préférez avoir "quelque chose", même si ce quelque chose est faux ou approximatif. Vous accordez à ce quelque chose une valeur d'actualité, de nouveauté même : vous êtes heureux de pouvoir voir un monument dans son ensemble et le comprendre, même s'il est partiellement faux. Au XIXe, ça se rapprocherait des positions de Viollet le Duc.
Huyustus, quelques messages plus haut, estime que les châteaux cathares sont très biens dans leur état actuel, reprenant, volontairement ou non, les positions de Ruskin : il donne une valeur de mémoire, qu'on pourrait en partie comparer à la valeur donnée à une relique ; il préfère un original même mal conservé, qui a le cachet du temps, à une reconstitution.
Pour un scientifique, la reconstitution est une entrave à la compréhension d'un monument (je prend le terme de monument au sens large), parce qu'un reconstitution relève d'une interprétation, pas forcément exacte, mais qui influe sur les perception ; de plus, un bois bien neuf n'a aucun intérêt pour lui, alors qu'un fragment de bois calciné, il peut l'analyse, voir le type de bois, peut être la technique employée pour le tailler, éventuellement voir à quelle période l'incendie a eu lieu (pour des destructions anciennes)...
Ce ne sont que quelques éléments. Vous dites "ces reconstructions ont plus de valeur que les ruines carbonisées qu'elles ont remplacées" ; je vous réponds que c'est n'est pas une valeur plus ou moins importante, mais une valeur différente.
Quant aux reconstitutions, il faut bien distinguer (une allusion n'est visiblement pas suffisante) reconstitution d'un édifice et restauration.
Reconstituer un édifice, c'est prendre un édifice complètement démoli et le refaire le plus possible à l'identique. En nombre, ces édifices en Europe ne sont pas très important, je le répète. Le centre ville de Varsovie est de ceux là, vous pouvez constater qu'il a été classé au patrimoine mondial de l'UNESCO comme un exemple de reconstruction et non pour son côté historique : même s'il se veut identique à l'ancien, il est moderne. (
http://whc.unesco.org/fr/list/30)
Au passage, utiliser un faux dans un musée, c'est extrêmement rare, sauf lorsqu'il s'agit de reproductions identifiées comme telles, souvent dans un but pédagogique et pas du tout présentées comme des faux. L'utilisation de reproductions existe toutefois, en particulier pour les matériaux organiques qu'on ne peut exposer, notamment l'os. Au Musée des Antiquités nationales, les éléments paléolithiques en os sont des faux, ce n'est pas indiqué et c'est déplorable. Mais c'est le seul exemple à ma connaissance. Pour les sculptures en ville, c'est la même chose : on peut mettre des copies car entre la pollution, les pluies acides, les dégradations volontaires ou non, elles ne survivraient pas longtemps (c'est par exemple, le cas du génie de la danse de Carpeaux devant l'opéra), mais les originaux sont déposés dans des musées et sont visibles. Ceci dit, c'est juste une parenthèse, car ça n'a de fait rien à voir avec la reconstitution, les objets sont bien existant, mais protégés.
Une restauration, c'est une intervention sur un monument qui est encore existant, afin de le maintenir dans son intégrité (éviter qu'il ne se détruise, quoi).
Evidemment, les théories de la restauration ont largement évolué depuis l'opposition Viollet-le-Duc/Ruskin au XIXe. Le premier estimait que "restaurer un édifice, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné". Ruskin au contraire était partisan de "laisser mourir" les édifices sans jamais les restaurer.
Ces deux visions ont été nuancées au XXe siècle, jusqu'à arriver à une déontologie de la restauration qui met en avant plusieurs principes, parmi lesquels ceux-ci :
- On n'intervient pas pour donner à un monument une meilleure lisibilité, mais seulement quand son intégrité est menacée.
- La réversibilité est essentielle : il faut toujours pouvoir revenir à l'état antérieur. C'est un principe, qui malheureusement, se heurte parfois aux contraintes techniques, et qui nécessite des matériaux et des techniques très particuliers.
- Lorsqu'on restaure, on utilise des matériaux contemporains, et on ne cherche pas à donner l'illusion de l'ancien. Une restauration doit être lisible. Elle fait partie de l'histoire d'un monument.
- une restauration doit être documentée pour pouvoir être retracée.
Il faut comprendre, et c'est en gros ce que disait Huyustus avec sa formule "c'est la vie", qu'un monument n'est pas un témoignage brut d'une époque plus ancienne. Il a vécu, il a une histoire, et il est un élément de notre contemporanéïté, qui répond à nos valeurs actuelles (par exemple de préservation et non d'utilisation comme carrière). Ce qui n'empêche pas de déplorer sa disparition
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