De ce que je me souviens de mes lectures des rapports parlementaires français et belge, le peloton mortiers du lieutenant Thierry Lotin avait été chargé de la protection de la résidence du Premier ministre, "madame Agathe", et du bâtiment de Radio Rwanda, dans la soirée du 6 avril 1994. Les quatre véhicules du peloton (donc en fait un groupe de combat de dix parachutistes seulement, et non un peloton même si dans l'armée belge ce terme peut désigner justement cela, éventuellement) font mouvement dans la nuit du 6 au 7, au milieu de l'hostilité générale, de barrages et dans une tension extrême. Ils arrivent à peine jusqu'à la résidence de "madame Agathe" où ils renforcent les cinq soldats ghanéens et les gendarmes rwandais déjà affectés à la protection de la ministre. Le lieutenant Lotin rend compte qu'il ne peut pas pousser jusqu'à Radio Rwanda, et reçoit l'autorisation d'abandonner cette partie de sa mission. Encerclés, les soldats belges et ghanéens sont soumis à des tirs sporadiques auxquels ils ne ripostent pas (soit parce qu'ils interprètent de manière excessive les cadres d'ordre - jamais la légitime défense n'est interdite - soit parce qu'ils estiment que cela empirerait leur situation).
"Madame Agathe" prend la fuite avec quelques gendarmes pour se réfugier dans une maison proche (elle sera découverte, ramenée à sa maison et exécutée ultérieurement). Son départ rend la mission du lieutenant et de ses hommes inutile. L'officier demande donc des ordres, sachant que ses véhicules sont hors-service, et que n'étant pas blindés, ils n'auraient pu servir à une exfiltration sous le feu. Les consignes demandées tardent à arriver, les Rwandais profitent de la non-riposte belge pour s'approcher et commencent à désarmer des soldats onusiens. Joint à la radio, l'officier en charge de la conduite des opérations autorise dans de telles circonstances le lieutenant à déposer les armes, le laissant libre d'une décision qu'il est seul à être capable d'apprécier (face au terrain). Le lieutenant Lotin, voulant sans doute éviter un bain de sang où lui et ses hommes auraient à coup sûr eu le dessous et été massacrés, choisit la reddition. Je pense qu'il était certain que son statut de "soldat de la paix" le sauverait.
Après avoir été désarmés, lui et ses hommes sont amenés au camp de Kigali où des activistes accusent les Belges d'avoir perpétré eux-mêmes l'attentat sur l'avion présidentiel. Les Belges commencent à être lapidés ou lardés de coups de baïonnette, quatre sont mortellement blessés. Les six autres, plus ou moins amochés (l'un en rampant sous un véhicule) ainsi que les cinq soldats ghanéens se barricadent dans un local de l'ONU qui était à proximité de la scène. Des soldats rwandais ou onusiens tentent de s'interposer entre les Belgo-Ghanéens et leurs agresseurs mais sont repoussés avec violence. Un soldat belge est alors tué par un coup de feu venu de l'extérieur. Les activistes autorisent les cinq Ghanéens à quitter le bâtiment (ils survivront). Un soldat rwandais qui essaie de pénétrer par la force dans le local se fait retirer son fusil d'assaut par le lieutenant Lotin, qui le tue avec son pistolet de service (qui lui avait été laissé). S'ensuit un échange de coups de feu. Des soldats rwandais escaladent le toit du local et jettent des grenades défensives dedans, ce qui éteint rapidement la résistance belge, les défenseurs étant à coup sûr tués ou grièvement blessés (grenade défensive : aire de létalité d'environ 80m, effet décuplé en milieu clos).
Mon avis : le lieutenant espérait que son statut de "soldat de la paix" le protègerait lui et ses soldats, plus sûrement qu'une résistance condamnée à l'échec (résidence de "madame Agathe" indéfendable, peu de munitions, aucune arme lourde). Surtout qu'elle était devenue sans objet avec la fuite du chef du gouvernement rwandais. Une fois désarmé, son peloton n'avait absolument aucune chance de s'en tirer face à une foule de soldats excités décidée à les tuer.
Le commandement de la MINUAR porte une lourde responsabilité dans ce massacre : il était inutile d'envoyer un si faible détachement protéger la ministre, soit il fallait envoyer une bonne section ou une compagnie lourdement armée et de ce fait assez dissuasive pour empêcher une attaque, soit il fallait exfiltrer la ministre (je doute que ce soit faisable dans les conditions qui sont celles de Kigali dans la nuit du 6 au 7 avril) et la mettre à l'abri dans une enceinte onusienne fortement défendue. En outre, où était la force de réaction rapide chargée d'intervenir en cas de "cas non-conforme" ? Réponse simple : il n'y en avait pas, pas de suffisamment dimensionnée pour intervenir à la résidence ou au camp de Kigali en tout cas, malgré les comptes-rendus particulièrement dramatiques que le lieutenant Lotin a été en mesure d'envoyer par radio entre son arrivée à la résidence et son arrivée au camp de Kigali (soit sur une durée d'environ quatre heures, entre 5 heures et 9 heures). Bref, Thierry Lotin et ses hommes sont morts parce que personne n'avait pris la mesure de la situation et que la force à laquelle ils appartenaient était absolument incapable de réagir à la succession rapide d'évènements provoqués par l'assassinat du président Habyarimana.
Par culture personnelle, dans de telles circonstances, je pense que je n'aurais pas déposé mes armes (1) parce qu'un soldat ne se sépare pas de son arme, en aucun cas, sauf reddition qui le met à la merci du vainqueur et dans l'espoir que les lois de la guerre seront obéies, ce qui est rarement le cas dans une guerre civile où les esprits sont chauffés à blanc ; 2) parce que "TIA", this is Africa, et qu'un soldat non armé y est un soldat mort), même si c'est très facile de l'affirmer après coup. Sans espoir d'être secouru - je ne me souviens plus bien des propos tenus par l'officier conduite, mais je crois impossible qu'il ait promis du renfort, sauf énorme mensonge - il a espéré que la reddition diminuerait l'hostilité des Rwandais (même si c'est bien mal connaître l'Afrique...). Alors que je pense qu'il est possible qu'une défense déterminée et disciplinée en aurait imposé aux Rwandais et aurait peut-être donné le temps au bataillon ou à la MINUAR d'envoyer du secours - au pire ils seraient morts en se défendant, mais l'auraient été en soldats, bravement, en s'assurant qu'ils allaient ad patres en compagnie de quelques-uns des adversaires qui s'en prenaient à eux. On ne peut cependant nier que le lieutenant Lotin est mort honorablement, les armes à la main, quand il a compris l'inéluctabilité de son sort et de celui de ses hommes. Il est dommage que ce n'ait pu être le cas de ses soldats, qui n'ont pu mettre à profit leur entraînement et leur discipline supérieure pour essayer de s'en sortir (et dans cette situation, il n'y a que ça qui aurait pu les sauver, sans certitude que cela était seulement possible).
CEN EMB
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