Etant trompettiste moi aussi, et amateur de jazz pratiquant, je me suis pas mal intéressé à l’histoire du jazz, mais plus par l’écoute que par la lecture, et pas vraiment sous l’angle de la musicologie. Je n’ai donc pas de réponse à la question initiale de Gustave de Beaumont, en revanche merci pour tous ces éléments très intéressants.
Ils expliquent peut-être que Bach soit un des musiciens classiques qui a le plus influencé les jazzmen (et women) : Oscar Peterson, Nina Simone, Rhoda Scott entre autres.
GustavedeBeaumont a écrit :
Dans le premier cas, la notation montre une interprétation plus libre. Les accords peuvent être retournés, altérés, joués en arpège, le rythme peut être syncopé, etc. Les deux lignes en clef de sol et fa ne sont qu'indicatives. On a vu cette émancipation après le ragtime. Liberté d'interprétation on ne signifie pas "improvisation". Dans les années 20 et 30 Duke Ellington a arrangé des morceaux avec une orchestration millimétrée, où chaque instrument de son big band avait une ligne de partition très écrite et nécessitait un chef d'orchestre.
Mis à part au service de chanteurs crooners tel Sinatra, cette pratique "big band" est ensuite tombée en désuétude, passée de mode (sans doute aussi car elle est économiquement aussi difficile à entretenir qu'une grande troupe de théâtre jouant des pièces à plus de 10 comédiens). Après-guerre, on est vite passé à l'ère des quintets, quartets, et trios laissant par nature davantage de place aux solos et à l'improvisation de chaque musicien.
Je me permets de nuancer sur deux points.
Le premier, c’est sur la longévité des big bands : oui, ils ont eu un gros passage à vide dans les années 30, et cela a favorisé l’éclosion des petits groupes. Néanmoins, dès les années 40 la « mode » des big bands est revenue (pensons à l’aspect emblématique de Glenn Miller en Europe à la Libération), et s’est maintenue jusqu’aux années 50 voire 60. C’est dans les big bands des années 40 que les stars du bebop ont fait leurs « classes » (Parker, Gillespie, Bud Powell…), et Gillepsie à son tour montera plusieurs big bands. Mais il est vrai que l’essor des petits groupes éclipse peu à peu les big bands.
Deuxième point, sur le rapport musique écrite / interprétation / improvisation (je me lance hardiment dans une théorisation de quelque chose que je n’ai fait que pratiquer...)
Pour la plupart des formations de jazz (hormis pour le big band, j’y reviendrai), la partition peut se limiter en général à une ligne d’harmonie chiffrée (le nom des accords, en indiquant la basse si elle est différente de la fondamentale) et une ligne de mélodie écrite (le « thème »).
Dans le cas fréquent où il s’agit de jouer un « standard » (que tous les musiciens connaissent), il n’y a même pas besoin que cela soit écrit, mais il est nécessaire de se mettre d’accord sur la tonalité (c’est mieux
).
Chaque musicien a alors une liberté d’interprétation, qui dépend de son instrument et de son rôle dans le groupe. Néanmoins quelques conventions, parfois tacites, sont indispensables pour que cela fonctionne : au minimum, le tempo bien sûr, le rythme (binaire ou, en général, ternaire ; mais plus précisément le rythme donné par la section rythmique), et le choix de l’instrument qui joue le thème, et de préférence, le finale.
Certaines conventions peuvent être prises en cours de morceau, comme la désignation du prochain soliste, ou les « breaks » - ça peut être sportif, mais ça se fait.
Le principe est en général qu’un instrument (à tour de rôle) est le soliste et que les autres l’accompagnent ce qui influe également sur leur marge d’interprétation.
Si on suit ce raisonnement, l’improvisation n’est guère autre chose qu’une marge d’interprétation bien plus importante (mais pas totale) laissée au soliste. C’est ainsi que dans certains morceaux, l’exposé du thème est tellement libre que l’on se demande si l’on est dans le thème ou dans « le solo ».
Le soliste doit lui aussi obéir à des conventions, notamment le respect de l’harmonie, la définition de ce « respect » étant fondamentale dans ce qui distingue les différents courants de jazz (mainstream, bop, cool…)
Au-delà de ce « minimum », les musiciens peuvent plus ou moins « arranger » leur morceau. Cela permet de sortir du schéma ultraclassique : exposé du thème en solo – solos successifs de chaque instrument – re-exposé du thème – fin.
Ces arrangements peuvent comporter divers raffinements : changements de rythme, orchestration à 2 ou plusieurs voix, riffs, accompagnements par les instruments à vent, alternance de solos non calées sur la grille du thème (typiquement 4-4), voire des seconds thèmes écrits et cela peut donc aller jusqu’à des choses très écrites.
Je peux me tromper mais il me semble que ce que je viens d’écrire vaut aussi bien pour le groupe de New Orleans, de jazz manouche, le trio, quartet, quintet ou autre, avec ou sans chanteur.
Le big band est différent, parce que laisser une telle marge d’interprétation à 20 musiciens, dont une quinzaine de vents, ne peut que tourner à la cacophonie… Dans le big band, les sections de vents jouent un rôle harmonique qui, dans les petites formations, n’est joué que par un ou deux instruments (piano, guitare, accordéon…). Cela nécessite donc d’être écrit. Mais (c’est là que j’apporte la nuance), les big bands, même celui d’Ellington (dans la plupart de ses morceaux) allient musique écrite et improvisation. Tout est écrit, mais il y a une place pour les solistes et ceux-ci improvisent selon les conventions de l’orchestre. Ellington a poussé plus loin, vers des morceaux complètement écrits, mais il est plutôt l’exception que la règle parmi les big bands. A l'inverse il y a eu aussi des pratiques d'improvisation collective dans des formations plus récentes (et sans doute "expérimentales").
Un autre phénomène intéressant se produit parfois avec les improvisations. Au-delà de la fulgurance unique gravée dans la cire et qui devient le Graal des générations suivantes (comme le chorus de Armstrong dans West End Blues ou celui de Hawkins dans Body and Soul), ça se passe souvent autrement : un musicien faisant partie d’un groupe ou d’un big band va jouer des dizaines de fois le même morceau (en répétition, en concert, en enregistrement…). Parfois, il arrive qu’il trouve une idée d’improvisation, qu’il va peaufiner au fil du temps, jusqu’à avoir finalement un « solo » qu’il n’improvise plus mais joue de mémoire et de manière quasi identique. Ce qui rend finalement ténue la distinction entre improvisation et musique écrite.